On s’est posé avec les trois gars de L’Or du Commun

On s’est posé avec les trois gars de L’Or du Commun

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©Lisa Miquet / Konbini

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Par Guillaume Narduzzi

Publié le

Pour la sortie de leur album Sapiens, nous sommes allés à la rencontre de Loxley, Primero et Swing.

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Ils se sont fait remarquer en 2017 avec Zeppelin, les voici de retour avec Sapiens. Deux mots forts pour deux concepts différents. Cette fois, Loxley, Swing (dont l’EP est paru au début de l’année) et Primero, qui forment ensemble le précieux Or du Commun, s’attaquent au genre humain et aux nombreuses problématiques auxquelles il est confronté.

Que ce soit sur des bangers énervés (les morceaux “Truman Show”, “Téléphone”) ou sur des intrus beaucoup plus douces (comme dans “Slalom”, “Prison Vide” ou encore “Antilope”), l’album a été entièrement produit par Vax1. Les trois jeunes Belges y crient les maux d’une génération entière avec brio.

Jonglant habilement entre différents styles, le groupe s’éloigne de ses bases et livre un discours presque métaphysique, pétri de sincérité, d’honnêteté et d’authenticité. Sans tomber dans l’écueil de la moralisation, l’album offre un propos contemporain, fruit d’une réflexion sur la société et l’humanité.

L’ODC continue ainsi de surfer sur la déferlante musicale venue d’outre-Quiévrain il y a trois ans, et qui ne risque pas de s’arrêter de sitôt. Entretien.

Konbini | Comment ça va les gars ?

Swing | Super ! On a pris le TGV, c’est toujours un plaisir de “monter” à Paris, comme on dit.

À l’écoute, votre nouvel album semble plus réfléchi et plus expérimental que le précédent, Zeppelin (2017). Vous avez eu le sentiment d’être moins dans la démonstration et de faire plus ce que vous vouliez sur ce projet ?

Loxley | C’est sûr. Quand on a commencé à écrire l’album, on a cherché à aborder des thèmes qui nous parlaient vraiment, d’une façon sincère. Mais je crois que ça reste de la démonstration, ça l’est toujours. Finalement, t’essaies toujours de démontrer ce dont tu veux parler et comment tu veux le faire. Mais cette fois, on est dans des trucs plus profonds, on a essayé de faire des choses moins gratuites.

Le ton est effectivement moins léger que sur vos précédents sons…

Primero | Zeppelin était notre première expérience à quatre avec Vax1. Avec le recul, cela nous a permis de voir ce que ça donnait et ce qu’on pouvait en faire. Maintenant, on est plus à l’aise, et on a eu plus d’idées pour démarrer un deuxième projet avec lui. Ce sont deux expériences différentes. On a pu le pousser hors de sa zone de confort, et nous, on a pu développer autre chose.

Vous dépeignez une société un peu folle et dénuée de vraies valeurs. Est-ce que c’est une forme de rap conscient 2.0 ?

Swing | On peut dire ça, je pense. Clairement, en grandissant, on prend de plus en plus conscience de certaines choses, donc finalement ça paraît assez logique de dire ça.

Primero | On s’est beaucoup moins mis dans des personnages. On s’est fait confiance sur le fait de parler de ce qu’on ressent en tant que jeunes dans la société d’aujourd’hui, de nos observations sur son évolution, et d’être moins dans du storytelling.

Loxley | J’ai le sentiment que, même s’il y a le côté conscient, surtout sur des morceaux comme “Homo sapiens”, il y a quelque chose qui diffère : il n’y a absolument aucune morale dans l’album. Il me semble qu’il n’y a pas une phrase qui est moralisatrice, ce qu’on attribue beaucoup au rap conscient des années 2000. On a tenu à garder un côté un peu nébuleux dans la forme.

Cet album est un peu une réflexion sur l’homme et sur l’absurdité de la société. Vous trouvez qu’on vit une époque compliquée ?

Loxley | Je pense que toutes les époques sont compliquées. C’est toujours difficile de dire “c’était mieux” ou “c’était pire avant”. C’est une période très compliquée aujourd’hui. On sent qu’il y a beaucoup de désunion, ne serait-ce que sur les deux, trois dernières années. L’extrême droite monte partout en Europe, même en Amérique du Sud. Il y a un climat particulier qui s’installe partout dans le monde.

Primero. (© Lisa Miquet/Konbini)

Vous sentez cette montée des extrêmes en Belgique ?

Loxley | Oui, nous, on a un bon gouvernement de droite extrême. Il y a beaucoup de polémiques en Belgique dues à l’immigration. La façon dont quelqu’un accueille les gens chez lui, ça dit beaucoup de cette personne. Fondamentalement, je pense que c’est la même chose avec un pays. On est en train de découvrir beaucoup de facettes qu’on avait oubliées de la Belgique.

Vous avez un titre nommé “Truman Show”. Vous trouvez que c’est un film qui reflète bien notre époque ?

Swing | Ça rentrait totalement dans la thématique. Clairement, cette impression d’être enfermé. Le fait d’être entouré par des écrans, de ne pas comprendre réellement ce qu’il se passe, ce côté un peu paranoïaque vis-à-vis de la société…

Primero | C’est l’impression d’être un peu dans une téléréalité aussi. Avec les live Instagram et tout ça, on crée un peu notre propre téléréalité. Il y a un truc super angoissant qu’on voulait comparer avec Truman Show.

Loxley | Après, avec ce qu’on est allés chercher dans les textes, puis dans l’interprétation aussi, c’est un truc beaucoup plus énervé, on est allés chercher la partie “sauvage”, révoltée de nous-même. Et ça fait du bien de cracher des trucs.

Primero | Ce qu’on apporte le plus dans nos textes, c’est le côté un peu édulcoré, faux, de tout le décor qu’il y a dans ce film. De tout qui est un peu trop parfait, devenir l’homme idéal, etc. Finalement, c’est de ça qu’on parle le plus dans le track, du maquillage de la vérité : “Oh, c’est joli, c’est bien ! Ne parlons pas des problèmes !”

Sur le morceau “Homo sapiens”, justement, vous offrez une sorte de philosophie accessible à tous, sans tomber dans le côté “branlette intellectuelle”…

Swing | C’est venu spontanément. Vax1 nous a fait écouter plusieurs prod, et sur celle-là il y a eu un truc. Je savais que je n’allais pas pouvoir écrire un freestyle dessus ou parler d’amour. Quelque chose m’a poussé à parler d’un truc profond. Le mot “homo sapiens” est sorti de ma tête. Avec du recul, je pense que ça peut faire référence à “Autre espèce” de Disiz. C’est un morceau que j’ai pas mal écouté.

Primero | C’est un titre particulier, c’est difficile de voir quel en est le sujet. On parle de l’homme et des rapports humains. C’est cool qu’on ait pu trouver, sans vraiment calculer, un angle et une forme pour l’exprimer.

Swing | C’est intéressant que tu dises “philo pour les nuls”, parce que c’est vraiment ça. C’est un thème philosophique, mais comme on n’a pas les skills, on l’a fait à notre manière. L’important, c’était que ça sonne vrai. Ce sont les questionnements d’un être humain lambda. Si ça marche, ce n’est pas parce qu’on dit des trucs révolutionnaires mais juste parce que c’est vrai.

Loxley | C’est un peu l’identité de l’album. On est tous passionnés par les vies humaines. Il y a quelque chose de magique là-dedans, et donc d’exploitable en mots, en images et en poésie. C’est prendre la vie humaine et essayer d’en faire quelque chose de beau à notre façon, de l’interpréter.

Sur ce morceau, vous dites dans le refrain : “Il n’y a pas assez d’amour entre nous.” C’est une phrase qui paraît naïve, mais qui demeure très vraie. Qu’est-ce qui vous a incité à mener cette réflexion ?

Loxley | Je crois que ça a été vrai à toutes les époques, mais particulièrement maintenant. C’est typiquement le genre de phrases dont tu te dis “ah c’est neuneu”, mais qui est le connard qui va dire que ce n’est pas vrai ? Il n’y a aucun intérêt à dire que ce n’est pas vrai, tu peux trouver ça neuneu, mais c’est une vraie phrase.

Swing | C’est tout l’enjeu de l’album : savoir si à l’écoute ça va résonner. C’est vrai que la phrase en elle-même, un enfant de quatre ans pourrait l’écrire, et c’est aussi ce qui en fait la force. Est-ce que la prod et les textes vont faire résonner cette phrase que t’as déjà entendue mille fois autrement ?

Loxley. (© Lisa Miquet/Konbini)

Vous faites partie de l’émulation autour du rap belge, sans être aussi productifs et omniprésents que d’autres…

Swing | On est dans une ère où la quantité est importante. Ça ne prévaut pas sur la qualité, mais c’est plus important qu’avant. On essaie de se mettre cette pression-là, de rester actifs. On est des bosseurs, mais étant en groupe, on est obligés d’avoir une façon de travailler qui laisse du temps. Sapiens méritait pas mal de réflexion. Vax1 avait besoin de temps aussi, étant donné que c’est le seul beatmaker de l’album.

Justement, d’où vient ce nom pour l’album ?

Primero | De quand on a fait le titre plus ou moins éponyme “Homo sapiens” dont on parlait tout à l’heure. C’est là qu’on a remarqué le fil rouge, et cette image-là nous a plu.

Swing | C’est chouette d’avoir un nom de projet qui évoque autant de choses, parce que ça permet de créer un lien entre les morceaux. C’est une manne incroyable. On pourrait parler pendant des heures de l’être humain. Une fois qu’on est tombés dessus, ça s’est imposé. C’était difficile pour nous de trouver un mot qui représentait autant tout ce dont on voulait parler. Et puis l’esthétique du mot…

Primero | L’esthétique du mot, on en tient beaucoup compte. Même pour Zeppelin, ça a énormément joué.

Dans le morceau “Sur ma vie”, vous évoquez le monde de l’industrie musicale avec une forme d’hyper conscience de votre milieu. C’est un exercice pas évident, je suppose ?

Swing | Il est un peu paradoxal ce morceau, et finalement beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. On parle de choses qui sont vraies, vu qu’il y a une très forte évolution du rap et qu’il y a donc de plus en plus d’argent dans ce milieu. Ça devient une industrie.

Loxley | À Bruxelles surtout.

Swing | C’est vrai, en particulier à Bruxelles. Mais il y a énormément de choses positives liées à ça. Il y a un côté humoristique dans ce morceau, surtout le couplet de Primero. Il y a une sorte de course à la perle rare et les maisons de disques veulent réellement chercher des artistes qui rentrent dans des cases. Parfois, on a un l’impression qu’on oublie que ce sont des êtres humains et juste de l’art.

Dans ce morceau, on a essayé de ne pas être trop cyniques, mais c’est vrai que c’est un terrain glissant parce qu’on ne veut pas cracher dans la soupe. D’autant plus que ça a aidé tellement d’artistes à Bruxelles, cette ouverture sur le rap. Ça a permis à plein de gens de s’exprimer et de vivre de leur travail.

Primero | Ce qui a été étrange justement, c’est de critiquer les points négatifs et les dérives de ce milieu duquel on est aussi les acteurs.

Loxley | L’autocritique est quelque chose de louable en soi. Si tu prends du recul, ce sont juste des rappeurs qui parlent du rap.

Sur le même morceau, vous dites : À BX on était matrixé par l’hégémonie de la scène parisienne, ils disaient qu’il fallait faire de la variet’.”

Primero | Attention on est en terrain ennemi, exprime-toi bien Swing [rires] !

Swing | Pour refaire un peu le contexte, à Bruxelles, il y a cinq ans, personne ne vivait du rap. On voulait mettre dans nos mentalités – et c’est un truc qu’on veut garder – un côté outsider. On a commencé la musique sans avoir une carrière en tête, mais juste parce que ça s’est imposé à nous.

Loxley | Il y a cinq ans, programmer du rap en salles en Belgique était difficile, les maisons de disques qui travaillaient avec des labels spécialisés dans le rap n’existaient quasiment pas. Aujourd’hui, il y a des labels signés dans tous les sens. Les salles financées par l’État fonctionnent à fond avec du rap. À Bruxelles, on est dans une belle ère pour faire du rap.

Swing | Avant, quand tu disais rap français, c’était du rap de France. Dans les gros noms du rap, il n’y avait pas de rappeurs belges, ni de rappeurs suisses. C’est aussi ça, l’hégémonie de la scène parisienne. Il y a quelque chose qui se passe maintenant où il s’agit davantage de francophonie.

Swing. (© Lisa Miquet/Konbini)

Sur le morceau “Vrai” avec Roméo Elvis, vous dites : “Plus de souvenirs dans mon cellulaire que dans ma tête.” C’est une phrase résolument actuelle…

Primero | C’est moi qui l’ai écrite ! Je me suis rendu compte que j’avais du mal à mettre de l’ordre dans mes souvenirs. J’utilisais de plus en plus le téléphone pour savoir quand est-ce qu’on avait fait telle ou telle chose. J’ai aussi des to do lists énormes, que j’utilise comme annexes à ma mémoire. C’est interpellant. Si je perdais mon cellulaire, je me sentirais démuni d’une partie de ma mémoire.

C’est ce qui ressort de l’album : une envie de retourner à des choses plus primaires, sincères et authentiques.

Primero | On est de plus en plus dépendant de nos outils. L’humoriste Blanche Gardin disait dans son dernier spectacle [l’excellent Je parle toute seule, ndlr] qu’à l’époque, on avait peut-être moins d’outils, mais on savait comment c’était construit, comment l’utiliser. Aujourd’hui, on a plein d’outils, qu’on sait utiliser (et encore), mais qu’on ne sait absolument pas construire. Et à partir du moment où ces outils sont cassés ou perdus, on se sent démuni. Je trouve ça intéressant comme regard sur l’évolution.

Loxley | Tout ce qui se passe aujourd’hui, c’est tellement dans l’exagération de soi-même que le simple fait de parler sincèrement sur un album devient une exception. Je me demande quel retour du public on va avoir là-dessus. J’ai l’impression que, plus que jamais dans notre musique, on a été nous-mêmes, et ça a été assez simple de mettre ça sur le papier.

“Slalom”, c’est un morceau qui parle d’amour. Cela ne s’éloigne pas trop de vos standards ?

Primero | C’est la première fois qu’on fait ça, je crois.

Loxley | Parce que c’est la première fois qu’on tombe tous amoureux de la même go aussi [rires].

Swing | On essaie d’évoluer, de repousser un peu les limites. On parlait de cette phrase il n’y a pas assez d’amour entre nous”, ça parle de ça aussi. On évoque les rapports entre êtres humains, et l’amour c’est hyper important. On l’a fait à notre sauce, mais on est aussi tributaires de la production musicale, puisque sur cette instru on s’est dit : “Là c’est le bon moment de le faire.”

Primero | On y pensait depuis longtemps, on a déjà essayé plusieurs fois, mais je crois que c’est un sujet plus difficile à faire en groupe. Je pense à un morceau comme “Rivage” sur le projet de Swing. C’est une chose tellement personnelle que de venir et faire un morceau là-dessus ensemble, ce n’est pas toujours facile.

Loxley | Il fallait une maturité aussi, qu’on n’avait pas forcément avant. Je crois que le morceau est très doux, qu’il n’est pas vraiment “gnangnan”, mais il aurait pu l’être. Raconter des histoires d’amour à trois, tu peux rapidement tomber dans ce cliché.

Swing | On retrouve un côté storytelling dans celui-là. Il n’y a pas ce côté “je parle de mes problèmes avec les meufs”. C’est plus : je raconte une histoire, et si tu te reconnais dans cette histoire, tranquille, mais sinon c’est juste une histoire comme ça. Je trouve ça cool.

Dans “Prison vide”, vous dites : “Je ne connais ni palace, ni bidonville.” Dans le rap, on parle souvent soit de misère, soit de richesse à outrance. C’est quelque chose que vous revendiquez ce rap de “classe moyenne” ?

Loxley | Oui, parce qu’on est de classe moyenne comme beaucoup de gens, en Belgique en tout cas. Ça revient à se revendiquer de la normalité. On est des gens simples qui ont des choses plus ou moins normales à dire. En tout cas, on n’aspire pas à la richesse. Cette année, je pense avoir découvert que nous sommes des vrais artistes.

Aujourd’hui, on peut le dire, on a envie de créer. Ce à quoi on aspire, c’est réussir à vivre le plus longtemps possible de nos créations. C’est ça le luxe pour nous, on n’espère pas gagner énormément d’argent : tu me donnes un million maintenant, je ferais en sorte de le claquer sur les quinze prochaines années.

Vous avez des bangers et des morceaux plus posés, mais l’écoute reste fluide. C’est quoi le secret de cette osmose ?

Loxley | Le fait d’avoir bossé avec un seul producteur, ça joue beaucoup sur la fluidité de l’album. Il y a pas mal de sonorités différentes sur le disque, il est très polyvalent. C’est quatre personnes qui font la même musique, et avec l’expérience, avec le temps, on arrive forcément à trouver quelque chose de commun. Et puis on met des morceaux de côté pour que ce soit cohérent.

Primero | Le fait d’avoir eu le nom de l’album assez tôt aussi, ça a permis d’homogénéiser.

On vous taxe souvent d’avoir un style assez old school. Pourtant, Sapiens est un album sacrément contemporain…

Swing | On est issu de cette génération qui a commencé le rap au début des années 2010, avec l’influence des années 1990. On est arrivé un peu comme à Paris ça s’est fait avec 1995. On a démarré avec ces influences.

Loxley | On a écouté beaucoup de nineties quand on était ados. Quand c’est revenu à la mode, notamment grâce à la scène YouTube, tout le monde s’est dit : “P*tain, on peut encore rapper comme dans les années nonante aujourd’hui.” C’est le cas de beaucoup de gens je pense, qui écoutaient ça et étaient un peu perdus dans le rap des années 2000. Depuis, on s’est trouvé une vraie identité.

Primero | En choisissant de travailler avec Vax1, on a trouvé le juste milieu entre le moderne et le côté à l’ancienne. Il y a plein de gens qui emploient le mot “old school” et finalement c’est devenu un peu flou. Il n’y a pas d’auto-tune aussi. Et pour moi, c’est con à dire, mais ça joue. Il y aurait un peu d’auto-tune dans les tracks, les gens diraient : “Ah ouais, c’est super actuel.”

Swing | Ce qu’il faut retenir, c’est qu’il s’agit d’un album qui parle de Sapiens, qui est fait pour Sapiens, et par Sapiens.

© Lisa Miquet/Konbini