AccueilPop culture

On a rencontré Jorrdee, le rappeur qui voulait jeter de l’amour par les fenêtres

On a rencontré Jorrdee, le rappeur qui voulait jeter de l’amour par les fenêtres

avatar

Par Sophie Laroche

Publié le

Avec son rap chanté et éthéré, à mille lieues du classicisme du genre, et son style aussi variable que ses identités, Jorrdee s’est forgé l’image d’un artiste insaisissable. Un statut qu’il confirme avec son nouvel album, Avant. À cette occasion, on l’a rencontré afin d’évoquer avec lui ce qui était mieux avant et comment il prépare l’avenir. 

À voir aussi sur Konbini

Même en interview, Jorrdee ne déroge pas à sa réputation de rappeur hors catégorie. Vêtu d’un ensemble blanc futuriste, les cheveux décolorés et les ongles peints en noir, personne ne lui ressemble dans le monde du rap français. Au-delà du cloud et du hip-hop, tout chez lui, jusqu’à son style vestimentaire, est inclassable.

C’est que Jorrdee, nourri à la musique américaine, est sûrement déjà en avance sur son temps. Jurant allégeance à la philosophie du produire plus pour évoluer vite, il a réussi à baliser des terrains bien plus larges que ceux que le monde de la musique, cloisonné, est capable de concevoir. Une attitude qui lui vaut souvent les qualificatifs de rappeur “expérimental” ou “avant-gardiste”“C’est une des rares images que les médias m’ont collé et que j’apprécie”, confie-t-il.

Jorrdee nous l’a bien expliqué : ce qu’il a fait précédemment est différent de ce qu’il donne maintenant et de qu’il construira plus tard. Son nouvel album, Avant, bien que son nom ne l’indique pas vraiment, est fidèle à cette logique de mutation constante. Loin d’être une ode à sa musique passée, il constitue en fait un nouveau palier dans son appréhension et sa conception de la musique, suivant ainsi une ligne de conduite qui le distingue de son précédent, Bjr Salope.

Dissiper le brouillard

Jorrdee ne semble pas se complaire dans le confort. Si dans la majorité des morceaux d’Avant sa voix nasillarde se déploie et dégouline, dans toute sa lenteur et sa splendeur, dans le flow imparable et hypnotique qui a fait son succès, elle se veut aussi plus dure par moment. Ainsi, de façon toute nouvelle, Jorrdee ose aborder un flow plus urgent dans “Roulez jeunesse” ou “Comme un Belge”, morceaux dans lesquels il se permet un rap qui kicke et qui nous sort de la torpeur dans laquelle nous avaient plongés les morceaux précédents.

La fumée cloud qui imprégnait toute son œuvre se dissipe elle aussi parfois, pour revenir vers des rivages plus connus. Le brouillard laisse ainsi parfois place à des sons caribéens (“Arrête”), voire trap (“Roulez jeunesse”), plus familiers. Des petits allers-retours vers la terre ferme qui coïncident avec un sevrage. La drogue, plus précisément la codéine, qui occupait une part importante de sa musique et que le rappeur invoquait comme l’une de ses sources d’inspiration, est un peu plus délaissée dans son processus de création et dans ses références. Pour le Jorrdee d’aujourd’hui, on ne peut prétendre à une carrière sérieuse en consommant comme il le faisait. C’était donc Avant.

Sortir de son image

Véritable caméléon, Jorrdee se transforme en permanence, et cela non pas pour s’adapter à son environnement mais pour se protéger. À la sortie de son album Bjr Salope, condensé d’ambiances obscures et intimes, le morceau “Rolling Stone” qui s’avère être à la fois le plus connu et le plus personnel, lui avait laissé un goût amer : “Au final, ça m’est retombé dessus. Quand j’écoute ou que je joue ce son, les moments qui m’ont inspiré me reviennent et ça me fait chier car dans la plupart de mes autres sons, même les plus sombres, j’essaye de remonter la pente. En les écoutant, je vais me sentir mieux mais pas dans celui-là.” Se livrer de la sorte, on ne l’y reprendra donc plus et cela s’entend. Par une écriture moins intime et romantique, Jorrdee a cette fois voulu montrer qu’il ne se laissait pas abattre, tout en se détachant de l’image du “petit con abattu et un peu niais” qu’il déclare avoir laissé paraître dans le projet Bjr Salope : “Je ne veux pas piéger les gens. Je ne veux pas donner l’image d’un Drake alors que par moment, je peux être plus mauvais. Je suis un humain, je peux avoir des bons comme des mauvais côtés.”

On en vient donc au souci d’honnêteté qui imprègne sa façon de penser et de produire la musique. Jorrdee est un rappeur, mais contrairement à beaucoup il ne veut pas jouer de personnage et éprouve un certain malaise à ne dévoiler que des éléments parcellaires de son identité. Mais il n’y pas que ça. Pour Jorrdee, la musique se produit de la manière la plus vraie et essentielle qu’elle puisse être : à l’instinct, ce qui implique d’être sans limites. Le rappeur me confie ainsi être inspiré par tous les sons, même les bruits du quotidien, et pourrait même faire de notre entretien l’élément d’un prochain morceau s’il disposait de matériel pour nous enregistrer. Une philosophie qu’il applique aussi à sa plume. Les mots qui sortent de son esprit sont immédiatement posés sur papier et intégrés aux mélodies, sans passer par les étapes fastidieuses de réécriture ou de peaufinage. “Il m’est arrivé d’être en studio avec des gars et d’écrire un complet en cinq minutes quand ils mettaient une heure. J’aime juste écrire comme ça. Même si je vais dire des trucs de con, je m’en fous. C’est comme ça que je vois les choses. C’est comme ça qu’est le monde maintenant”, explique l’artiste. Pas étonnant, à l’heure d’aborder les rappeurs francophones pour lesquels il éprouve du respect, qu’entre Orelsan et Stromae, vient spontanément le nom de JuL, l’incarnation musicale de l’honnêteté.

Jorrdee ne censure pas non plus ses sentiments et fait partie des rares rappeurs à évoquer l’amour et les doutes. Si l’expérience “Rolling Stone” l’a refroidi, il déplore cependant la pudeur qui existe dans le monde artistique. À cette retenue tout symbolique de l’esprit adulte, il préfère la philosophie enfantine : “Quand t’es petit, tu peux jeter de l’amour par les fenêtres. Quand tu grandis et que t’en jettes encore par les fenêtres, on te le fait sentir. À mon âge et même chez les personnes plus âgées, oser montrer de l’amour pour les autres, sans avoir peur, c’est rare. Du coup, tu te retrouves avec des gens qui vivent tout le temps bloqué dans un truc et y a personne qui vit vraiment au final.”

Fuir les cases

À l’heure où les sons éthérés et vaporeux sont devenus hype, et où PNL a enfoncé à coups de vocoder les portes d’un rap jusqu’alors peu accessible, Jorrdee sort une nouvelle fois du lot en jouant à contre-courant avec des sons toujours aussi énigmatiques et indescriptibles, mais moins brumeux et cloud qu’auparavant. Dans la cour des amateurs de lean, il utilise aussi parfaitement son image unique.

En ersatz du Franck Ocean de Blond, il arbore un look très personnel, avec ses cheveux teintés de vert et son vernis noir qui contrastent avec le classique survet’ du rappeur traditionnel. “Dans le rap français, il y a un peu une espèce de cliché, où la plupart des rappeurs qui percent et sont mis en avant sont des ghetto youth, des mecs qui ont peut-être bicrave, des mecs qui vont à la salle, qui ont déjà fait de la prison.” Jorrdee avance donc à contre-courant, encore une fois.

Cette zone grise du rap dans laquelle il s’épanouit est une marque de fidélité à ses inspirations américaines. Celles qui font la mode aussi vite qu’elles la défont. Car, si le rap est une course, Jorrdee ne peut se permettre de prendre son temps, d’observer et d’analyser le présent comme le passé, de servir du réchauffé même de bonne qualité : “Tu peux faire de la musique gastronomique cinq étoiles, mais je vois pas le but de faire ça pour faire des trucs basiques. Je ne vais pas manger dans un restaurant cinq étoiles pour manger une entrecôte. Je trouve ça con. Je vais manger dans un resto cinq étoiles pour manger un truc que j’ai jamais mangé. Jorrdee n’aime donc pas le surplace et préfère au passé et à la tradition cette époque qui court vite, ces disques qui s’enchaînent et ces styles qui se réinventent et se décloisonnent : “Pour moi, c’est une bonne chose. Je suis un enfant de cette époque-là. Avant, je m’ennuyais, j’étais là chez moi, je faisais 40 000 sons mais je ne savais pas quoi en faire.”

Lâcher le volant

Se réinventer, c’est aussi évoluer. L’autodidacte du rap qui avait pour habitude de créer lui même ses artworksde produire et de mixer la plupart de ses sons a un peu lâché du leste – ou “le volant”, comme il aime le dire et le chanter dans “Arrête”. Mais s’il se permet de déléguer, il le fait avec une réelle précaution, laissant le volant à son cercle d’amis proches. Des artistes qu’il fréquente depuis de nombreuses années, qu’il connaît bien et qui, surtout, le connaisse parfaitement. C’est le cas du producteur Phazz.

Le beatmaker qui a produit Avant et Jorrdee entretiennent une relation professionnelle et amicale fusionnelle. “Ce que j’ai vécu avec Phazz pour cet album-là, je sais que ce ne sera jamais comme ce que beaucoup de rappeurs vivent avec leurs producteurs. Je sais que souvent les producteurs essayent de les emmener dans des trucs qui ne leur correspond pas. Phazz a respecté ma personne et ne m’a pas dicté ce que je devais faire. Il mixait mes voix, se permettait d’y toucher et moi je touchais à ses prods. C’est vraiment de l’amour, du respect et de l’amusement”, détaille le rappeur.

Son rapport aux médias a lui aussi évolué. Celui qui chantait J’en ai rien à foutre de faire ma promo” dans “FTGPM” a revu son opinion et voit dorénavant ces derniers comme un moyen de partager ses expériences avec ceux qui le suivent, en complément de ses morceaux. Une autre façon de lâcher le volant, qui n’est pas un renoncement, mais une manière comme une autre d’avancer pour mieux le reprendre par la suite : “Quand t’es dans une voiture, il y a des moments, tu sais que tu peux lâcher le volant et que rien ne va t’arriver. Faut juste pas le faire trop longtemps. Là, j’ai l’impression que j’ai trop lâché le volant, je le reprendrai après.”

L’album Avant est sorti le 14 avril.