On a discuté avec Kamasi Washington, messie d’un jazz inclassable

On a discuté avec Kamasi Washington, messie d’un jazz inclassable

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Par Chayma Mehenna

Publié le

À l'occasion de son concert à la Cigale, nous avons pu poser quelques questions à ce saxophoniste hors pair.

Il est midi à Pigalle. Kamasi Washington se réveille, les paupières encore lourdes. Il bâille et se frotte les yeux en sortant de son bus de tournée. Il a joué toute la nuit aux jeux vidéo avec ses musiciens. Ce soir, ils s’apprêtent à éblouir la Cigale parisienne, tous ensemble.

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Enfant de musiciens, il se distingue très vite une fois son instrument choisi. Ce sera le saxophone. Une première tournée avec Snoop Dogg et une collaboration à l’album To Pimp a Butterfly de Kendrick Lamar plus tard, le voici à 38 ans au summum de son art. Un jazz libre qui lui permet d’explorer les recoins des musiques du monde et de la pop culture sans aucune règle ou frontière.

Son cinquième et dernier album en date, Heaven and Earth, bouillonne de spiritualité et de créativité. En seize pistes, il se confie sur sa jeunesse, sur sa vision du monde, et l’on y reconnaît des références aux films de kung-fu comme aux jeux d’arcades… Une véritable effervescence de pop culture dans un écrin technique, maîtrisé mais intime. Rencontre avec ce jazzman 2.0.

(© Durimel Full)

Konbini | J’ai lu que tes parents étaient eux aussi musiciens. Quelle est ton histoire avec la musique ?

Kamasi Washington | Mes deux parents sont musiciens, mais mon père en a fait son métier. Il m’a vraiment ouvert à la musique lorsque j’étais plus jeune. Il m’a entouré de livres, de vinyles… Mes amis d’enfance ont aussi été attirés par la musique très tôt, ça a donc toujours fait partie de ma vie. 

As-tu eu envie de te rebeller contre la musique vu que ce sont tes parents qui t’ont incité à en faire ?

Mon grand frère est très talentueux, il a eu beaucoup de pression à gérer quand il était plus jeune. Moi, je m’amusais simplement, personne ne me demandait rien. Il n’y avait rien contre quoi se rebeller. La musique n’est devenue quelque chose de sérieux que vers l’âge de 13 ans. Et puis, je n’ai pas vraiment vécu ces années de rébellion à l’adolescence car je n’ai pas grandi avec de nombreuses règles.

La musique n’était vraiment qu’un jeu pendant un temps ?

C’est un cousin trompettiste, plus vieux que moi, qui m’a introduit au jazz. J’ai toujours été entouré des copains de mon grand cousin et de mon grand frère. Ils ne me voulaient pas dans leur bande parce que j’étais le plus petit, mais j’étais le seul à savoir lire une partition. Je leur étais utile. C’est à ce moment-là, vers 11 ans, que j’ai beaucoup été exposé au jazz. À l’âge de 13 ans, j’ai changé d’instrument, j’ai voulu faire du saxophone alors que jusque-là je jouais de la clarinette. Mon père y était opposé au début, mais il a fini par comprendre à quel point j’étais sérieux.

Comment as-tu choisi ton instrument ?

J’ai commencé par les percussions lorsque j’étais très jeune, puis je suis passé par une période où je jouais un peu de piano avant de me mettre à la clarinette. Le saxophone a beaucoup de similitudes avec la clarinette, mais le son de cette dernière ne me plaisait pas. Je n’arrivais pas à m’y sentir connecté.

Quand j’ai voulu jouer du saxophone, mon père préférait que je devienne meilleur à la clarinette, que je ne change pas. J’imagine qu’il était là, mon acte de rébellion. Le mercredi, je commençais le saxophone, et le samedi j’allais déjà en jouer à l’église. Ils m’ont annoncé que j’avais un solo alors que je ne connaissais même pas le nom des notes. Pourtant, j’ai senti que j’étais meilleur que jamais, que j’avais trouvé ma voie. C’est comme tomber amoureux, c’est difficile d’expliquer pourquoi ou comment ça arrive.

À propos de l’église, qu’est-ce que ça t’a apporté musicalement parlant ?

C’était ma toute première scène : avant ça, je ne jouais qu’à la maison ou à l’école. J’y ai joué avec d’autres musiciens, l’intensité était incomparable. La manière dont tu joues à l’église est aussi très libérée… Il faut suivre son esprit et son instinct. Tout est dans l’improvisation, tu ne sais jamais si quelqu’un va se mettre à chanter ou quelle note jouer après. Il fallait parfois jouer des morceaux que je ne connaissais même pas. C’est vraiment la meilleure des écoles. Ça m’a fait devenir un musicien intrépide et généreux. Mon père m’a appris à lire la musique, mais l’église m’a appris à jouer du cœur.

Tu as appris l’ethnomusicologie. Qu’est-ce que ça t’a apporté ?

Mes amis et moi écoutions beaucoup de jazz, de gospel puis, au lycée, de rock. En arrivant à UCLA, je n’avais pas idée de tout ce qui existait musicalement parlant. Mes études m’ont ouvert au monde de la musique : j’ai découvert la musique indonésienne, indienne, nigérienne, irlandaise, brésilienne… Tous ces endroits ont leur propre culture, leurs propres sous-genres et je ne les connaissais pas. Je me suis rendu compte que de nombreux musiciens que j’admirais étaient influencés par des gens comme Ravi Shankar, Fela Kuti, etc. Je suis content d’avoir eu ce déclic. À ce moment-là, je commençais les tournées, ça m’a incité à écouter des musiciens locaux, à voir ce qui se faisait ailleurs.

À propos de ta première tournée… Comment t’es-tu retrouvé à jouer pour Snoop Dogg ?

Tout son groupe de tournée était composé de musiciens de jazz : moi, Thundercat, Terrace Martin, Robert Sput Searight de Snarky Puppy, Ryan Porter… Snoop est fan de musique, il sait s’entourer. Il veut de bons musiciens, pas des musiciens de hip-hop. Derrière les rideaux, dans les coulisses, tout le monde joue de tout, personne ne joue que du hip-hop ou que du jazz. Le jazz fait partie de tout genre de musique américaine, il ne faut pas l’oublier. Que tu joues du rock’n’roll, du R’n’B ou du rock, tu joues avant tout du jazz.

Tu te considères comme un musicien de jazz avant tout ?

Peu importe les mots utilisés, aucun ne correspond à ce que je fais particulièrement. Pour moi, les mots ne sont que des sons que l’on utilise pour donner des étiquettes, pour décrire quelque chose… En réalité, chaque musicien joue une musique qui lui est propre, même s’il y a des similarités. Si tu me demandes quel mot représente le mieux ce que je fais, ce serait sûrement “jazz” ou “black american music”.

Quand as-tu compris que tu avais quelque chose à dire en ton nom ?

J’aime jouer dans les groupes des autres, mais j’ai toujours su que j’avais ma propre voie, que c’était la raison pour laquelle je suis tombé amoureux de la musique. J’ai beaucoup appris en composant et en jouant pour d’autres artistes. C’est un plaisir différent. Mais il y a eu un moment où j’ai compris qu’il fallait que je sois plus proactif du côté de la création en solo.

Quel message politique cherches-tu à faire passer à travers ta musique ?

Je n’ai pas vraiment de but. Mes morceaux qui sonnent politiques le sont parce qu’ils sont nés dans un certain contexte. Je pense qu’on devrait tous s’auto-gouverner et ne laisser personne nous dire qui l’on devrait être. La seule personne qu’il faut croire, c’est soi-même. La plupart du temps, les problèmes émergent lorsque l’on donne trop de pouvoir aux gens. Tu peux apprendre de quelqu’un, mais tu dois découvrir seul. Cela dit, je n’ai pas toutes les réponses, chacun de nous détient une pièce du puzzle. J’aimerais simplement que les gens soient moins soucieux des illusions de pouvoir.