On a discuté avec Kamaal Williams, maître du clubbing jazz londonien 

On a discuté avec Kamaal Williams, maître du clubbing jazz londonien 

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Par Chayma Mehenna

Publié le

Ses compositions rappellent davantage le dancefloor d’un club électro que les chaises d’un jazz club.

Autodidacte, celui dont le vrai nom est Henry Wu apprend tout du jazz, avide, avant de se l’approprier, de le croiser à la house, son autre péché mignon. D’ailleurs, lorsqu’on le lui demande, il ne fait pas de jazz mais “du Kamaal Williams”. Des synthés brillants, une batterie incisive et des compositions qui rappellent davantage le dancefloor d’un club électro que les chaises d’un jazz club…

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Voilà la recette imparable de cet ovni aussi talentueux que confiant dont le son retransmet abstraitement la jungle urbaine qu’est le Londres multiculturel. Nous l’avons rencontré pour parler de son parcours, de batterie et du renouveau de la scène jazz made in London. 

Konbini | Tu étais batteur avant ?

Kamaal Williams | Ma musique en live dépend entièrement de ma relation avec mon batteur. J’ai commencé la musique avec la batterie. Je joue du piano comme je joue de la batterie, c’est une percussion pour moi. La fondation de ma musique a toujours été la batterie.

Kamaal Williams, Henry Wu : quelle est la différence ?

Je compare toujours ça à un réalisateur qui réalise deux films différents. C’est moi mais sous un autre jour. Kamaal est mon nom arabe, c’est le nom que j’ai choisi quand je me suis converti : je m’appelais Henry jusque-là. Williams, c’est mon héritage anglais, c’est le nom de famille de mon père, tandis que Wu est le nom de famille de ma mère qui, elle, est d’origine chinoise.

Pourquoi mettre en avant la calligraphie dans ton artwork ?

J’ai fait beaucoup de graffiti quand j’étais plus jeune. Pour moi, la calligraphie et la musique sont similaires, tout est une question de flow. Quand j’ai appris à lire et à écrire l’arabe, j’ai trouvé cette langue magnifique. La personne qui a dessiné l’artwork est chinoise. C’est un mix entre deux types de calligraphies orientales, ce qui représente tout à fait ma musique.

Je suis assez influencé par la musique arabe. J’utilise notamment le guembri, un instrument marocain à trois cordes construit en peau de vache. Ce n’est pas vraiment un choix conscient, cela dit, j’ai juste une connexion naturelle à ce monde-là, à sa spiritualité.

(© Facebook/Kamaal Williams)

Tu es autodidacte, comment en es-tu arrivé là où tu es aujourd’hui ?

J’ai beaucoup appris en écoutant et en expérimentant. J’ai eu des cours de percussions à l’école primaire puis des cours particuliers de batterie, mais n’ai jamais appris à déchiffrer une partition. J’ai commencé le piano seul, j’ai appris en regardant d’autres jouer. Ça m’allait mieux que les cours. Des gens m’ont montré et j’ai répété sans arrêt. Mais je pense que tout à trait à l’oreille : certaines personnes ont une bonne technique mais n’ont aucun goût.

Pourquoi avoir laissé tomber la batterie pour te consacrer aux claviers ?

Il y avait un excellent batteur dans un groupe qui cherchait à s’agrandir à la faculté. Ils n’avaient pas besoin d’un batteur de plus : je devais choisir un autre instrument que personne du groupe ne jouait déjà. J’ai choisi le piano. C’est un instrument de nerd car à ce moment-là, à Peckham, personne ne jouait au piano. Ça n’allait pas avec les origines sociales des gens du coin. Ça n’allait pas avec le hip-hop qu’on écoutait tous quand on traînait dans la rue. J’ai essayé et ça m’a plu.

Tous tes albums représentent un moment de ta vie ?

Black Focus était un album plus émotionnel, c’était avant que ça ne prenne, c’était les débuts… Il y avait une certaine honnêteté, une pureté inégalable. On n’avait rien à prouver. Yussef était en deuil et ma fille est née au même moment… Black Focus est un journal intime de cette période particulière et inoubliable.

The Return est différent. Lorsque Yussef et moi nous sommes séparés, beaucoup de critiques ont émergé, des gens se sont demandé si Kamaal pouvait continuer sans Yussef, si ça vaudrait le coup. Pour eux je n’avais qu’une chance et je l’avais ratée. The Return était un grand come-back dans ma tête, le come-back du dragon à la manière de Bruce Lee [rires], entouré de gens différents qui m’ont aidé, qui m’ont donné confiance en ce que j’avais à dire.

En quoi tes albums représentent Londres ?

Naturellement, sans même le vouloir, mes albums représentent Londres puisque tous les membres du groupe sont de Londres. On a grandi avec le reggae, l’acid jazz, la grime, le garage… L’environnement que l’on connaît est gris, froid, bétonné et les gens que l’on croise sont à cran. Nous jouons Londres, plus que du jazz ou tout autre genre musical.

Le tempo de Londres est upbeat, c’est une ville où tout va très vite : il faut être rapide pour y survivre. Ma musique est upbeat, moderne, brute, elle n’est pas technique car les arrangements sont simples. Je pense qu’elle n’est pas conventionnelle et qu’elle a un vrai côté urbain.

Te considères-tu underground ?

Même le jazz fut underground pendant un temps. Pour moi, l’underground concerne les gens qui aiment vraiment la musique. Il faut creuser pour me trouver et c’est ce qui fait que les gens m’écouteront peut-être toute leur vie et non pas juste le temps d’une saison. Ce n’est pas mon intention première que de m’inscrire dans la longévité, mais je serais ravi que ce soit le cas.

(© Facebook/Kamaal Williams)

À quel point te sens-tu rattaché au jazz ?

J’adore le jazz, c’est une part entière de moi-même. Mais je ne peux pas faire ce qui a déjà été fait, du moins pas aussi bien. Ma musique c’est l’esprit du jazz, elle a la même mentalité que le jazz, celle d’être libre, d’atteindre la libération à travers la musique. C’est quand j’arrête de penser à ce que je vais jouer après, à ce que je dois faire, ce qui est bon ou mauvais… Je ne fais que m’exprimer, librement.

Si je suis triste, je joue triste. Si je suis énervé, je le joue. Le jazz, c’est arriver à ce point où tu t’exprimes uniquement, rien d’autre. Ceux qui ont commencé à faire du jazz avaient une histoire à raconter. J’adore les histoires, les films, les romans. J’aime quand il y a un sens à ce que j’écoute.

Tu te retrouves parmi la nouvelle scène jazz dont fait partie Moses Boyd, Ezra Collective, Nubya Garcia, etc. ?

Je les connais bien, nous sommes amis. Ils sont plus jeunes et viennent du monde du jazz, ils ont fait des études de jazz à l’université, moi pas. Et je ne joue pas que du jazz. Mon monde est différent, plus underground, plus électro puisque je fais aussi des DJ sets sous le nom de Henry Wu. Je suis entre la musique de club et le live, je fais le pont entre la génération d’avant et la nouvelle. Je suis connecté à eux dans un sens, mais je ne fais pas vraiment partie de cette scène.

On dirait que le jazz a dû s’ouvrir à d’autres genres musicaux pour se renouveler et attirer des jeunes.

Si tu écoutes de nombreux genres musicaux en grandissant, sans même y penser, ton jazz va sonner différent et les gens vont sentir cette différence. Les gens qui m’écoutent sentent que je n’ai pas été à l’université, que je n’ai pas étudié le jazz, que je ne suis pas un virtuose académique. Le monde du jazz peut vite devenir nerdy.

Les musiciens jazz deviennent vite obsédés par les détails et perdent la notion de feeling. On est en 2019, naturellement le jazz évolue, et on va chacun apporter des éléments d’autres genres musicaux. Des gens en jouent encore comme si on était en 1960. Ils vont à l’université pour apprendre à jouer comme Miles Davis et Charlie Parker… Aucun intérêt.

Étant autodidacte, as-tu déjà senti des doutes quant à tes capacités et ton talent ?

Dans la musique, les gens passent leur temps à douter de toi, de ce que tu peux faire. Beaucoup ont tenté de me déposséder de la confiance que j’ai en mes capacités. Heureusement, je suis fort mentalement car les gens malveillants sont nombreux. Je fais ce que j’ai à faire, je pense que c’est un don.

Si les gens aiment, tant mieux, sinon, tant pis. Les gens n’ont pas à venir à mes concerts dans ce cas. Si j’étais si mauvais, ils ne parleraient pas de moi. Même si c’est pour dire quelque chose de négatif, ils prennent du temps et de l’énergie à le faire.

Kamaal Williams sera le 7 septembre à Jazz à la Villette avec Yasiin Bey et Emma-Jean Thackray.