Malgré l’embellie du vinyle, les disquaires indépendants tirent franchement la tronche

Malgré l’embellie du vinyle, les disquaires indépendants tirent franchement la tronche

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Par Brice Miclet

Publié le

Le nouvel essor que connaît le marché du vinyle ne profite pas à tout le monde de la même manière.

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Cela fait huit ans que le Disquaire Day, dont l’édition 2018 a lieu ce 21 avril, permet de rappeler à quel point le secteur du vinyle est en bonne santé, à quel point on vend de plus en plus de galettes en France, à quel point cet objet est fantastique… Le vinyle connaît un regain de popularité inespéré depuis plus de dix ans. C’est indéniable. De nouveaux disquaires ont ouvert partout en France (et dans le monde), et les artistes et les maisons de disques misent sur ce support.

Seulement voilà. Si l’embellie fait du bien aux indépendants, des grandes enseignes comme la Fnac, Amazon ou Leclerc n’ont pas tardé à s’insérer sur le marché, dont elles picorent des parts année après année. Certains vont même jusqu’à redouter la mort prochaine de certaines boutiques. Tout n’est pas rose dans l’industrie du vinyle, loin de là.

À Rennes, le disquaire Blind Spot est bien connu. Fred Morel, l’un des deux gérants, tire la sonnette d’alarme : “On faisait environ un ou deux pourcents d’augmentation des ventes par an. Aujourd’hui, on stagne. À côté de ça, il y a plus de disquaires indés, la Fnac s’y remet, des boutiques de fringues commencent à vendre des vinyles…”

Le principal problème, ce sont les exclusivités. Depuis le retour en grâce du vinyle, beaucoup de labels et de distributeurs indépendants se tournaient vers les petits disquaires afin de leur réserver des éditions limitées, incitant les fans à se diriger vers les shops plutôt que vers les mastodontes que sont la Fnac, Amazon et Leclerc. Cela fonctionnait bien, mais les choses changent : “Maintenant, les mêmes deals d’exclus sont passés avec la Fnac. Par exemple, quand le premier album d’IAM a été réédité, le vinyle couleur limité n’était dispo que chez eux”, déplore Fred Morel.

Exclus, prix cassés, deals avec les maisons de disques… Les indépendants ont de plus en plus de mal à rivaliser. C’est simple, on estime qu’entre 65 et 75 % des vinyles vendus en France le sont chez les indépendants, mais la tendance est à la baisse. Martial, qui tient Total Heaven à Bordeaux, est catégorique : “Quand on aborde le sujet avec les majors, ils nous rient au nez. On ne représente rien pour eux.”

Faut-il blâmer les majors, les gros indépendants et les distributeurs pour avoir tendance à changer leur fusil d’épaule ? Pour Pascal Bussy, directeur du Calif (Club action des labels indépendants français, qui organise le Disquaire Day), c’est plus compliqué que cela :

“Beaucoup de labels, même des majors, ont une sorte de relation amour-haine avec la Fnac. C’est un mariage plus de raison que d’amour. Un label indépendant qui sort un album va se tourner vers la Fnac parce que leur part de marché est importante, c’est normal. Certes, tout ça est assez injuste et très artificiel, mais les choses ne sont pas figées, loin de là.”

La “puissance de feu” de la Fnac

Du côté de Laurence Buisson, directrice du pôle culture du groupe Fnac Darty, le discours est tout autre :

“La croissance sur le vinyle à la Fnac est de + 50 % en 2017. Aujourd’hui, cela représente 20 % de la musique physique vendue chez nous. Clairement, on a pris le retour du vinyle en amont, et nous sommes acteurs de la croissance globale en France. En termes d’image, c’est très porteur. Ce sur quoi nous misons de plus en plus, ce sont les exclusivités : des vinyles de couleur, des vinyles numérotés…

La puissance de feu que l’on a en termes de quantités par rapport aux indépendants nous permet de faire ce type d’opérations. On a la puissance de frappe de faire les quantités minimums demandées par les maisons de disques sur des éditions spéciales. On a aussi beaucoup travaillé avec Universal, notamment, sur des opérations ‘vinyles à 10 euros’. C’est ce qui a fait décoller le côté massif des quantités qu’on commande.”

C’est justement ce que regrette Fred Morel :

“Nous, c’est notre taf toute l’année. Alors que la Fnac, si tu leur dis que demain la chaussette va être hyper tendance, ils vont se mettre à vendre plein de chaussettes. Nous, on vendra toujours du disque.

On loue beaucoup le fait qu’il y ait des indépendants partout en France, que le chiffre augmente, mais j’aimerais bien connaître les ventes de disques en grande surface. Sauf qu’on ne les a pas ces chiffres-là…”

En effet, la Fnac ne communique pas là-dessus. À Paris, Alban Lecourt tient la fameuse boutique Ground Zero. Il remarque aussi une chose :

“Il y a une économie à laquelle on ne peut pas participer. Ça va jusqu’au dépôt, qui est une pratique inconcevable chez nous. C’est-à-dire que tous les vinyles qui sont en rayons à la Fnac, ils ne sont pas achetés par la Fnac au distributeur, ils ne sont payés qu’une fois qu’ils sont vendus. Nous, on n’a pas le droit de faire ça. Ils n’ont aucune perte de stock. Tout ce qu’ils ne vendent pas, ils le renvoient.

Nous, si on prend dix exemplaires d’un vinyle et qu’on n’en vend que deux, il y a huit pièces qui nous restent sur les bras et qu’on va payer. La puissance commerciale de la Fnac est telle que les distributeurs cèdent là-dessus. Après, il faut reconnaître qu’ils commandent des stocks astronomiques.”

Difficile de vérifier cette histoire de dépôt. Sur ce sujet, c’est no comment du côté de Laurence Buisson.

Le vinyle blanc de Radiohead, poignard dans le dos ?

Mais attention, tirer à vue sur la Fnac, Leclerc et consorts serait un peu facile. Ces enseignes ont le droit d’exister et de vendre de la musique, comme elles l’ont toujours fait, rappelle Laurence Buisson :

“Nous, on fait notre job pour vendre notre produit, et pour avoir l’offre la plus attractive possible et la plus adaptée à ce qu’attendent nos clients. C’est une démarche globale de la Fnac. Quand on travaille sur un produit physique comme le vinyle, il faut recréer de la valeur sur le produit. C’est une évolution naturelle pour nous de travailler avec des exclus de la sorte. Et c’est valable pour tous les secteurs où nous sommes présents.”

Pascal Bussy regrette quand même cette tendance, tout en la considérant comme une suite logique à l’embellie du vinyle : “Le Disquaire Day a huit ans, et son succès pousse certains acteurs du marché à s’en servir, à le reprendre à leur propre compte. Je suis assez partagé, je trouve qu’il y a des choses qui ne sont effectivement pas très fair-play, disons. Mais en même temps, c’est un peu la rançon du succès du vinyle.”

Des pratiques pas très fair-play, il y en a. Le meilleur exemple, c’est celui de l’album A Moon Shaped Pool de Radiohead, sorti en 2016. Le groupe anglais avait bien spécifié au distributeur français Wagram que l’édition limitée avec le vinyle blanc ne devait être mise en vente que chez sept disquaires indépendants dans tout l’Hexagone.

Sauf que deux d’entre eux, à savoir Total Heaven et Ground Zero, n’ont jamais reçu lesdits vinyles. Et le jour de la sortie, ils apparaissent, comme par magie… à la Fnac de Bordeaux. L’entreprise a joué la carte de l’erreur de livraison. Les disquaires, eux, pensent plutôt à un coup de pression mis sur Wagram par la Fnac. Impossible de savoir.

Prise de pouvoir des grandes enseignes

Martial, chez Total Heaven, garde ce souvenir en travers de la gorge :

“Ça les emmerde de voir que les indés existent. Ils remettent du vinyle alors qu’ils les ont dégagés des bacs quand le CD est devenu le support principal. L’embellie va être de courte durée, c’est certain.

La clientèle va finir par être dégoûtée de voir des disques de majors à 25 ou 30 euros à leur sortie, puis à 10 euros en supermarché quelques semaines plus tard, puis de les voir repasser à 25 euros. C’est ce qu’il s’est passé avec le CD d’ailleurs.”

Disquaire n’a jamais été un métier facile et les grandes enseignes ne sont pas nées avec le retour du vinyle. Et si la concurrence n’est pas évidente à tenir pour les plus petits, c’est aussi parce que l’industrie du disque n’a jamais voulu évoquer sérieusement l’idée d’un prix unique du disque, comme cela est pratiqué dans le secteur du livre.

“C’est grâce au prix unique que l’on a beaucoup de librairies en France, rappelle Pascal Bussy. Pour le disque, il fallait le faire avant, maintenant, c’est trop tard. Dans les années 1980, le ministère de la Culture a demandé aux majors si elles étaient intéressées par ce concept. Personne n’en voulait parce que le CD explosait et que cette industrie manque cruellement de vision à long terme.”

Les disquaires interrogés prédisent tous la disparition de plusieurs shops à court ou moyen terme. Les évolutions des parts de marché vont dans ce sens, même s’il est bien sûr présomptueux de tenter de prédire précisément l’avenir. Tout de même, le marché tend à se diriger vers une prise de pouvoir logique des grandes enseignes. Les disquaires indépendants, c’est bien, mais encore faudrait-il qu’ils aient les armes pour rivaliser. Fred de Blind Spot conclut par une question simple : “Est-ce qu’on n’a pas atteint les limites du retour du vinyle ?”