L’œuvre de Chet Baker est la plus belle porte d’entrée vers le jazz

L’œuvre de Chet Baker est la plus belle porte d’entrée vers le jazz

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Chet Baker, posed, with trumpet, 1955. (Photo by Harry Hammond/V&A Images/Getty Images)

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Par Brice Miclet

Publié le

Il y a tout juste trente ans, le jazz perdait l’un de ses musiciens les plus torturés, et l’un des plus talentueux. C’est simple, si cette musique vous effraie, si elle vous paraît trop démonstrative et complexe, plongez-vous dans l’œuvre de Chet Baker. Elle est d’une beauté quasi-constante, souvent simple, mais pleine d’âme et de sensibilité.

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Le 13 mai 1988, Chet Baker ne s’est jamais pointé au concert qu’il devait donner aux Pays-Bas, à Laren plus précisément. Et pour cause : il est retrouvé dans la nuit sur le trottoir d’un hôtel d’Amsterdam après avoir chuté de plusieurs étages. Le jazz perd alors l’un des quelques crooners à être parvenus à acquérir le respect des plus grands instrumentistes du genre, de Miles Davis à Dizzy Gillespie. C’est rare. Si l’on ne saura jamais ce qui a causé sa perte, cette dernière chute (car il y en avait eu bien d’autres auparavant, au sens propre comme au figuré), des soupçons se portent sur une sombre histoire de dealers mécontents. Il faut dire que son passé plaide en faveur de cette thèse.

Dents et mâchoires explosées

Ceux qui ne sont pas familiers de l’univers de Chet Baker connaissent certainement deux de ses chansons. “My Funny Valentine”, tout d’abord, puis “Almost Blue”. Deux classiques, représentatifs de ce qui motive la fascination du public jazz, puis du grand public pour ce chanteur-trompettiste autodidacte. S’il faut écouter Chet Baker, c’est parce que son jazz est abordable sans jamais être gratuit, qu’il est une porte d’entrée accueillante vers ce genre musical si large et difficile à cerner (en apparence). Si vous cherchez à découvrir cette musique en commençant par le free d’Ornette Coleman, par l’album ESP de Miles Davis, ou par la folie d’Hiromi Uehara, il y a de fortes chances pour que vous souffriez à la première écoute. Ça n’est pas le but. La musique de Chet Baker, elle, est bien plus axée sur le son, sur ce souffle de trompette reconnaissable entre mille, sur cette voix suave, pas toujours parfaitement juste… Chez lui, on n’entend pas la technique, alors qu’elle est bel et bien là.

Si vous avez en un tant soit peu d’admiration pour les rock stars et leurs parcours “dépravés”, pour leurs histoires de tournées dingues, de groupies, de drogues et de prises de tête qui font parfois les légendes, dites-vous bien que le jazz n’a rien à leur envier. En 1966, alors au summum de sa gloire, Chet Baker est agressé par ses dealers sur un parking de San Francisco. Le passage à tabac est violent, il se fait exploser dents et mâchoire, et reste dans l’incapacité de jouer jusqu’au début des années 1970. Car oui, comme de nombreux jazzmen de l’époque, il était accro à l’héroïne. Et pas qu’un peu. Mais avant ça, il y a eu l’éclosion d’un talent évident.

Le James Dean du jazz

Le trompettiste démarre sa carrière par la grande porte, en étant incorporé aux orchestres des maîtres Stan Getz et Charlie Parker. Beaucoup de très grands noms du jazz sont passés par là, et il ne fait pas exception. La fibre musicale, il la tient de son père, musicien de country raté, violent et alcoolique. Il a déjà un son particulier, une tendance à travailler les graves, les notes lancinantes. Et ça n’est pas par hasard. Adolescent, il se brise une incisive, pourtant indispensable à la pratique de son instrument. Ne pouvant plus atteindre de notes hautes, il privilégie les graves. C’est là son point fort, finalement : une virtuosité différente, non pas dans la rapidité et les sons les plus clinquants, mais dans l’émotion et la corde raide. Ce sera sa signature musicale.

Sans refaire toute la carrière de ce monstre sacré, il faut tout de même retenir que si le cinéma avait James Dean, le jazz avait Chet Baker. Une belle gueule vivant à cent à l’heure, marchant au talent, et qui sort en 1953, au début de sa carrière, un album phare : Chet Baker Sings. C’est sur ce dernier que figure “My Funny Valentine”, mais aussi les magnifiques “The Thrill Is Gone” (à ne pas confondre avec le classique du blues de B.B. King), “Time After Time”, ou encore “I’ve Never Been In Love Before”.

200 000 dollars de dope en un an

Chet Baker n’a jamais réellement travaillé son instrument. “C’est pour ceux qui n’ont ni oreille ni créativité”, disait-il. Il expliquait aussi ne répéter que lorsqu’il était sur scène. Le talent pur et dur. Mais après avoir d’abord percé en France (à l’époque où Paris était un épicentre du jazz), il s’acoquine avec deux musiciens junkies, comme lui. Il sombre dans la drogue tout en parvenant à conquérir un public américain. Sa carrière et sa vie sont rythmées par les succès, certes, mais aussi par les séjours en taule. Le beau gosse fane à vue d’œil, la peau de son visage change, jusqu’à cette agression de 1966, qui le laisse dans l’incapacité de pratiquer son instrument. Cette traversée du désert est d’ailleurs le point de départ du biopic qui lui est consacré, Born To Be Blue, sorti en 2017, et avec Ethan Hawke dans le rôle du musicien torturé. Pas le film sur la musique le plus indispensable, mais un beau point de départ pour comprendre le personnage et jeter un œil au milieu jazz de l’époque.

Lorsque Chet Baker revient sur le devant de la scène après des années à devoir réapprendre à jouer avec un dentier, il a 45 ans. Il en fait 70. Il semble être un vieil homme fatigué, raidi, mais c’est un junky toujours plus hard. Sa musique n’en est que plus belle. Le Live At Nick’s en 1978, les albums No Problem (avec Duke Jordan) en 1979, Just Friends en 1980, Misty et Sings Again en 1985, le prémonitoire Farewell en 1988…

Le retour sur le devant de la scène est certes couvert d’éloges, mais aussi de drogues. En 1987, un an avant son ultime chute, il gagne 200 000 dollars dans l’année, qu’il dilapide dans l’héroïne. Chet Baker laisse derrière lui un phrasé unique, un sens rare de l’autodestruction, mais qui n’aura finalement que peu handicapé sa musique et l’émotion qu’elle transmet. Farewell !