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Quand Jean-Marie Le Pen était patron d’une maison de disques

Quand Jean-Marie Le Pen était patron d’une maison de disques

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Par Théo Chapuis

Publié le

“Nous avons fait du document sonore avec beaucoup de scrupules”

Guerre idéologique

Car la Serp n’édite pas que des bandes pirates de procès sur acétate. Entre 1963 et les années 90, date à laquelle son déclin est irréversible, la société distribue un catalogue essentiellement guerrier et identitaire. Les exemples sont légion : de la commémoration de la bataille de Camerone de la Légion étrangère à des chansons de campagne pour le Front national, en passant par des chorales guerrières de la Renaissance, des discours de Philippe Pétain et un répertoire de chants nazis très complet, la Serp est un levier culturel. Le moyen d’expression qui manque à Jean-Marie Le Pen pendant ses dix années de traversée du désert, entre son retrait de l’Assemblée nationale et la création du Front National avec ses amis d’Ordre Nouveau.
Mais l’entreprise est subversive et la Serp est condamnée le 18 décembre 1968 pour “apologie de crimes de guerre et complicité” en raison de son disque Voix et chants de la révolution allemande – Le IIIè Reich. Le texte figurant au verso de la pochette trompettait gaiement :

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La montée vers le pouvoir d’Adolf Hitler et du Parti national-socialiste fut caractérisée par un puissant mouvement de masse, somme toute populaire et démocratique, puisqu’il triomphera à la suite de consultations électorales régulières, circonstances généralement oubliées…

Jean-Marie Le Pen s’en tire avec deux mois de prison avec sursis et 10 000 francs d’amende.

Un repertoire sulfureux

Résolument militant, la quasi-intégralité du catalogue est sulfureuse. Alors pour noyer le poisson, Le Pen publie ces “documents sonores” parmi d’autres qui n’ont rien à voir avec l’exaltation du fascisme : ainsi, sur un album de discours, on croise Eisenhower, De Gaulle, mais aussi Joseph Goebbels ou Pierre Laval, célèbre collabo du régime de Vichy. Aussi, certains disques de chants nazis sont contrebalancés par des chants militaires “historiques” de l’armée allemande.
Aussi, à entendre l’ex-président d’honneur du FN, c’était par pure conscience historique : “S’il est original de présenter les répertoires des protagonistes, la clientèle n’apprécie pas la diversité idéologique”, déclare-t-il à Présent. Il faut dire que de la diversité, il y en a. Sur la page Discogs de la Serp, assez complète, on trouve à boire et à vomir manger.
Parmi nos trouvailles les plus remarquables, citons pêle-mêle :

On vous épargne les doubles albums autour de la marine nazie, des chars nazis, les discours de Mussolini, des chants de guerre des Chouans de Vendée, un album de chansons de l’Action française, etc. Relevons tout de même quelques chanteurs hétéroclites parmi lesquels Docteur Merlin, chanteur d’un morceau intitulé “Y’a Bon la Sécu”, dont on ne vous épargne pas, par contre, le stream ci-dessous :

Notez que la pochette du disque Enchanté de Docteur Merlin est ornée du rat caractéristique du Groupe Union Défense (GUD), célèbre organisation étudiante d’extrême droite qui s’illustra jadis par ses violents affrontements sur les campus avec les anti-fascistes.
Plus léger, on trouve aussi dans le catalogue de la Serp le maxi d’une certaine Isabella, dont l’interprétation du titre de campagne “Avec Jean-Marie (je n’ai plus de peine)” est un véritable must.
On rigole, on rigole, mais de la peine, Jean-Marie en éprouvait sans doute. Dans un article de L’Express paru en 1992, les journalistes de l’hebdomadaire évoquent les “Dix ans de solitude” passés par le future ex-président du Front National :

Cette entreprise, autant commerciale que militante, reste à la limite de la rentabilité. Les temps sont durs. Jean-Marie Le Pen fait tout, s’occupe de la maquette des pochettes et doit parfois livrer lui-même la marchandise.

Car oui, cette entreprise est éminemment militante. Pour Jean-Marie Le Pen, il s’agit d’agir sur le terrain de la culture là où il a échoué sur celui de la politique. Il l’admet en filigrane dans l’interview du journal Présent :

En Bretagne, alors qu’avant la guerre le folklore était presque exclusivement le domaine des autonomistes bretons comme Breizh Atao, après la guerre il a été entièrement anschlussé [“annexé”, comme l’Autriche en 1938, ndlr] par la gauche. Cette situation est la conséquence de l’espèce de contrat qui est intervenu à la Libération, où la droite a gardé les secteurs économiques et financiers, laissant à la gauche les problèmes d’éducation, intellectuels et autres. D’où la dictature qui continue de s’exercer, même si la gauche est devenue minoritaire dans l’opinion publique.

Epilogue

Mais comme on s’en doute, le label d’éditions phonographiques n’a jamais tant pesé que ça dans l’industrie du disque (étonnant, non ?), au point qu’on perd vite sa trace. Tout juste sait-on que c’est la fille aînée de Jean-Marie Le Pen, Marie-Caroline, qui en assurera la gestion (on ne sait pas à partir de quand exactement) jusqu’au drame du premier “parricide” que le patriarche connaîtra : lorsqu’elle préfère suivre Bruno Mégret lors de la scission du FN en 1998.

Entretemps, la Serp tombe en liquidation judiciaire le 30 mars 2000, après des années sous assistance respiratoire. Contactée par nos soins, la première-née du clan Le Pen n’a pas daigné nous répondre. Seul indice, cette déclaration de Jean-Marie Le Pen dans l’interview à Présent :

Le Chœur Montjoie a racheté les droits de la Serp en 2000, après le dépôt de bilan, pour reprendre ses titres.

Difficile d’en savoir plus. Après de nombreux coups de fil et de nombreux messages laissés sur un répondeur, le chœur Montjoie Saint Denis, effectivement édité par la Serp, n’a pas souhaité répondre à nos questions, mais préféré nous en poser… avant de raccrocher.
Tout juste aura-t-on le temps de s’entendre nier catégoriquement le rachat des droits de la Serp par le chœur Montjoie Saint Denis, comme tout autre lien avec la famille Le Pen. C’est dommage. L’histoire du label de disques du dirigeant historique du Front National reste une histoire incomplète.
On doit admettre que ça nous fait de la peine.