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Varnish La Piscine, l’OVNI musical de la nouvelle scène suisse

Varnish La Piscine, l’OVNI musical de la nouvelle scène suisse

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Par Sophie Laroche

Publié le

Entre album concept et film de genre, Varnish nous présente son dernier projet, Le regard qui tue.

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Grandir implique souvent de laisser derrière soi cette capacité toute enfantine à déployer des mondes fantastiques et à s’y épanouir, pour intégrer une réalité plate, unidimensionnelle et désenchantée. Chez certaines personnes cependant, il arrive que l’imagination défie les règles du temps et continue à prospérer toute une vie durant. C’est le cas de Varnish La Piscine, producteur, musicien, interprète ou encore auteur/scénariste affilié à la SuperWakClique, ce collectif d’artistes suisses qui secoue depuis quelques années la scène francophone par ses propositions musicales, scéniques et artistiques à la fois enflammées et rafraîchissantes.

S’exprimant sous ce pseudonyme mais aussi sous celui de Pink Flamingo ou encore du sombre Fred Koriban (à qui il nous déconseille d’adresser la parole), le jeune homme n’a cessé, tout au long de sa jeune carrière, de façonner des personnages aux histoires intenses et aux traits de caractère forts dans lesquels il aime se glisser en fonction des “ambiances” qu’il y a dans sa tête.

Après la sortie en 2016 d’un premier projet nommé Escape (F+R Prelude) dans lequel il campe un patient amnésique interné dans un hôpital psychiatrique, il a joué les agents secrets une peu branques dans le clip “Wes Anderson” de Slimka (pour lequel il signe la production, les scénarios et le refrain) et interprété le double maléfique de Makala sur L’EP Gun Love Fiction. Aujourd’hui, le jeune Suisse revient avec Le regard qui tue, un “film auditif” comme il aime l’appeler, à savourer à la manière d’un bon thriller de série B.

L’idée est la suivante : dans le Monaco des années 1960, Varnish interprète l’inspecteur Sidney Franco, un policier au bord de la folie à la recherche d’une criminelle aux yeux meurtriers nommée Gabrielle Solstice et interprétée par Bonnie Banane. Leur rencontre explosive est contée par le journaliste Angel de Jesus, interprété par le rappeur Rico TK. Avec ce projet, Varnish nous entraîne dans les confins de son imagination, mobilisant nos sens et notre capacité à nous projeter des tropiques francophones à la Suisse, à capter les couleurs mates et la texture granuleuse et surannée des images et à nous laisser emporter dans un conte mêlant funk, rap et chanson le temps d’un un voyage menant du chaos au paradis. Un programme dense et prometteur qui nous amène à nous interroger sur l’identité de son instigateur. Mais qui est donc Varnish La Piscine ?

J’ai toujours aimé écouter et raconter des histoires”

Varnish La Piscine

Quand nous rencontrons Varnish La Piscine pour parler du projet, son acolyte Bonnie Banane n’est pas encore arrivée. L’occasion d’aborder avec lui les multiples passions qui ont déterminé son parcours en commençant par la narration, omniprésente dans son travail : “J’ai toujours aimé écouter et raconter des histoires. Depuis l’école, je ne fais que ça, c’est un de mes kifs, quelque chose qui me passionne. J’ai tellement d’histoires dans mon téléphone“.

Pour cultiver cette passion et allumer la flamme de l’inspiration, il suffit souvent de peu à l’artiste originaire de Genève : les mots de ses petits frères, un prénom qui résonne, des affiches sur lesquelles il tombe. Les films aussi. Parmi ses réalisateurs préférés, on trouve Tim Burton et L’Étrange Noël de Monsieur Jack, Michel Gondry “car c’est un peu barré”, ou encore Hitchcock et l’indémodable Fenêtre sur cour. “Ils ont des univers bien à eux et tu le ressens dans leurs films. Hitchcock surtout, il fait bien vivre ses trucs, et puis, tu sais, les effets spéciaux sont super mal faits, c’est incroyable.

Ces fils qui dépassent et ces bricolages en tout genre qui permettent de consolider les fondations de l’histoire semblent aussi guider, pareillement à la création d’un film, la musique de Varnish qui s’épanouit à l’intérieur de décors qu’il construit au fil de ses expérimentations sur FL Studio, si bien qu’à la manière de l’œuf et de la poule, on se sait plus si c’est la musique qui influence l’image ou l’image qui influence la musique chez lui.

Un constat que partage le musicien James Vodounnon, membre du Gangbé Brass Band dans une vidéo postée par le quotidien suisse Le Temps lorsqu’il évoque la “musique de vision” de Varnish. “Je ne peux dissocier les deux. Que ce soit dans les paroles ou dans la musique, j’ai envie qu’on sente l’histoire. J’ai envie, même si c’est une petite séquence instrumentale qui tourne en boucle, que l’on puisse s’imaginer plein de trucs et qu’il s’agisse d’une histoire avec un début et une fin, que cela puisse expliquer quelque chose à chaque fois. Pour moi c’est très important, j’adore ça.”

“Que ce soit dans les paroles ou dans la musique, j’ai envie qu’on sente l’histoire”

Comme pour le cinéma, la mythologie musicale de Varnish se compose de figures fortes. D’abord féminines, avec une mère mélomane qui écoute autant Michael Jackson que de la bossa nova, un style qui le fait réagir sur l’importance des accords. “Les accords, c’est trop important, on ne rigole pas avec ça. Ça fait environ nonante-neuf pour cent du son.” Mais aussi une sœur qui, du bout du haut-parleur de son téléphone déclenchera le coup de cœur ultime, celui de son amour pour Pharrell Williams, son “père spirituel” dont tout chez lui, de la musique à la dégaine, constitue une source d’inspiration.

Une révélation qui n’étonne guère quand on pense à la place d’extraterrestre qu’occupait Pharrell, d’abord avec les Neptunes (duo composé par Pharrell Williams et Chad Hugo) puis avec le groupe N.E.R.D à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Figure étincelante du nerd un peu skateur, ce dernier repoussait les limites étriquées des genres musicaux pour assumer une musique à la frontière des styles entre hip-hop, funk, R’n’B, rock, pop… relevant le défi de rassembler des artistes et des auditeurs d’horizons différents et jouissant d’une liberté de création sans précédent dont la musique de Varnish semble se nourrir et emprunter le chemin à sa manière.

“Je devais avoir 11, 12 ans. Ma grande sœur mettait du Pharrell sur son téléphone et voilà. J’ai toujours aimé la musique de base mais là, ça a vraiment éveillé mes sens. Ça a tout déclenché et j’ai tout de suite su que c’était ma vocation. J’ai toujours eu les films dans la tête mais la musique ça me touche comme rien d’autre. Je suis devenu un esclave de la musique, c’est une drogue pour moi.”

Concernant l’écriture, c’est l’influence du rappeur suisse Makala, “son frère jusqu’à la mort”, qui sera décisive. “J’aime beaucoup son rap. Il te pousse à faire des sessions freestyle durant lesquelles tu testes plein de trucs. C’est ça qui m’a poussé à rapper. Puis il a une définition du rap qui m’a touché. Il t’explique comment les rimes doivent être placées, comment tu prends tel ton de voix, comment tu t’orientes dans tes sujets, dans tes textes. Makala est très fort pour te faire comprendre les choses.” Ainsi, s’il collabore régulièrement avec Di-Meh et Slimka, ses potes de la SuperWakClique, sur leurs projets respectifs, c’est Makala qu’il choisit pour rapper sur le très groovy et inquiétant titre “Bad Boy”.

Pour finir de composer cette famille musicale, Varnish désigne Tyler, The Creator comme “frère spirituel”. Encore une fois, pas de surprise : l’artiste californien, ex Odd Future, s’inscrit dans la lignée créative de Pharrell Williams dont il revendique lui aussi l’influence. “Tyler m’inspire dans l’idée qu’il développe d’affirmer qui nous sommes. Si c’est comme ça que tu veux être, alors tu t’en bats les couilles de ce que les gens disent, tu fais ton truc. De nombreuses fois, il arrive que tu doutes. Tu imagines ce que Lucien ou Didier vont penser mais il faut juste faire ton truc et te mettre des œillères.” Un mantra important pour Varnish dont la musique, qui mêle tant de références, peut laisser plus d’un auditeur perplexe.

“Je suis un OVNI. C’est juste que je n’aime pas rester dans le même truc. Je suis une soucoupe volante à moi-même. Ça veut dire que je n’aime pas rester sur la même planète. J’ai envie de voir autre chose, de changer de galaxie, de voir un autre système solaire. Je suis une soucoupe volante !”

Shhhhuuuuuuushhuuuuuu

C’est dans sa trajectoire de soucoupe volante que Varnish a rencontré un autre OVNI : l’artiste Bonnie Banane. Leurs goûts sont différents. Si Varnish aime les nanars, les montages grossiers et la science-fiction, rêve d’être le Surfeur d’argent de Marvel, ou remonterait bien le temps pour vivre dans les années 1980, Bonnie elle, préfère le cinéma de Chris Marker et de Yorgos Lanthimos, les personnages “psycho” ou encore ceux qui veulent bien faire mais qui n’y arrivent pas, comme Al, le père de Malcom. Enfin, si on lui offrait une machine à remonter le temps, c’est dans le Japon des années 1960 qu’elle se rendrait, ou au temps de la Préhistoire, quand personne ne pouvait encore parler.

Malgré tout, l’alchimie opère entre les deux artistes qui n’ont d’autres mots pour la décrire qu’une onomatopée interminable “Shhhhuuuuuuushhuuuuuu“. À les voir interagir, outre Fellini qui semble les mettre d’accord, c’est sûrement leur capacité à raconter les histoires qui les rapprochent. Il suffit d’observer Bonnie Banane narrer avec passion le synopsis de Buffalo 66 et le récit de son protagoniste “tarté” sous le regard convaincu et enthousiaste de Varnish, qui note immédiatement les références du film, pour comprendre le lien invisible qui les unit.

Bonnie Banane

Un lien tissé pendant le festival We Love Green en juin dernier. Si Bonnie ne connaissait pas Varnish et n’avait comme souvenir de sa personne qu’un jeune homme excité qui hurlait dans ses oreilles et tentait de monter sur scène pendant le concert de Tyler, The Creator, lui l’avait déjà identifiée. “Je l’ai vu arriver, elle était trop folle, elle cherchait des boissons dans notre frigo en faisant des blagues.” Le récit aurait pu s’arrêter là, mais comme dans toutes les bonnes histoires, il suffit d’un signe, d’un pas grand-chose, pour que les événements s’enchaînent.

En juillet 2018, Bonnie tombe un peu par hasard sur le morceau “Youjizz” de Makala produit par Varnish. “Moi je n’écoute pas trop les trucs qui sortent. Va savoir pourquoi, je clique sur “Youjizz”, mon regard est comme attiré. En fait, pendant deux jours, j’ai écouté le son deux cents fois. Au bout de deux jours, j’écris à Makala puis je retrouve le nom de Varnish sur YouTube. Je lui envoie un message pour lui dire que son son est très chaud.” Il n’en fallait pas plus pour que le suisse, séduit par l’univers et l’ambition de Bonnie, l’invite à Genève. “Ce qui m’a donné envie de bosser avec elle, c’est une phrase qu’elle a prononcée : ‘Je veux faire groover la France’” explique l’artiste.

Le reste appartient à l’histoire. Si Varnish a déjà les bases du récit dans sa tête et des prods à disposition, c’est au fil de sessions de brainstorming que les deux musiciens inventent les identités de leurs personnages : Sydney Franco, Gabrielle Solstice et les autres. Et quant à savoir pourquoi cette obsession pour les yeux dans le travail de Varnish, c’est Bonnie qui nous répondra, fidèle à elle-même : “Il y a des gens qui préfèrent les pommes de terre rissolées aux frites.” On retiendra surtout que Le regard qui tue fait figure, tout comme son créateur, d’OVNI dans le paysage musical francophone. Un peu à la manière d’Alice au pays des merveilles, ce projet de neuf titres nous entraîne dans un monde merveilleux, chaotique, bizarre et séduisant qui a le mérite de nous sauver de l’ennui du monde réel.

Le regard qui tue est disponible depuis le 18 janvier 2019.