Interview : Luis Resto, le maestro qui a produit “Lose Yourself” d’Eminem

Interview : Luis Resto, le maestro qui a produit “Lose Yourself” d’Eminem

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Photo : Michelle Andonian

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Par Jérémie Léger

Publié le

Rencontre avec Luis Resto, producteur connu surtout pour avoir composé le hit "Lose Yourself" d'Eminem.

Je ne vous ai pas tout dit sur mon voyage à Détroit, et plus précisément au sujet de mon pèlerinage sur les traces d’Eminem. En plus d’avoir foulé les rues de 8 Mile, j’ai pu rencontrer un grand monsieur de la musique dans son studio. L’un des plus anciens collaborateurs de Marshall Mathers, Luis Resto, dont le clavier reste l’une de ses armes musicales les plus féroces.

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Membre du groupe de pop rock américain Was (Not Was), le pianiste et violoniste originaire d’Ann Arbor a prêté ses talents de musicien à de nombreux artistes en trente ans d’activité : Patti Smith, Stevie Nicks, Mel Tormé, Anita Baker, Johnny Cash avec The Highwaymen et j’en passe. En solo aussi, il a quelques projets à son actif, dont son album One Small Light, sur lequel il compose et chante.

Ce n’est qu’au début des années 2000 qu’il se tourne vers le rap. Un virage musical qui l’amène à travailler avec Eminem, avec lequel il coproduit des morceaux depuis presque vingt ans maintenant. Qu’on se le dise, son plus grand fait d’armes aux côtés de Slim Shady est et restera à jamais “Lose Yourself”. Titre au succès planétaire pour lequel il a remporté l’Oscar de la Meilleure chanson originale.

Pour parler de tout ça, laissons la parole au maestro.

Konbini | À quel moment as-tu décidé de faire de la musique ? Tu te souviens de la première fois que tu as joué du piano ?

Luis Resto | C’est ma grand-mère qui m’a fait découvrir cet instrument pour la première fois quand j’avais 6 ans. J’ai commencé à en jouer quand j’avais 9 ans. J’ai pris des cours et mon frère Mario avait un groupe. C’était dans les années 1970. On faisait quelque chose qui gravitait entre le jazz et le rock.

Autour de mes 13 ans, j’ai fait mes premiers pas sur un synthétiseur et j’en jouais pour le groupe de mon frère. J’adorais le fait de croiser les musiques électroniques et la technologie, et c’est toujours le cas aujourd’hui. Jouer du piano me met vraiment dans un état de transe.

(© Michelle Andonian)

Peux-tu me parler de ton éducation musicale ? Qu’écoutais-tu quand tu étais jeune ?

Je tiens mon éducation musicale de mon frère aîné. C’était surtout beaucoup de rock’n’roll : les Rolling Stones, Led Zeppelin, Roxy Music, David Bowie, Joni Mitchell… Avec mon frère, c’était “Rock Land”. J’ai aussi grandi avec de la salsa car mes parents étaient portoricains. Dans ma cave, j’écoutais tous ces univers différents et je me suis construit ma propre radio en grandissant.

Tu as commencé à enregistrer avec le groupe de pop rock Was (Not Was), dont tu es l’un des membres pionniers.

J’ai rencontré Don Fagenson par l’intermédiaire de mon professeur de piano. Il était l’un de ses camarades de classe. Don passait beaucoup de temps en studio pour apprendre à faire de la musique. À l’époque, il enregistrait un truc intitulé “Wheel Me Out”, le premier morceau de Was (Not Was).

Mon prof lui a parlé de moi et, très vite, je me suis retrouvé dans son studio à Détroit. Je suis venu avec mon synthétiseur, un OBX, le même que Prince utilisait à l’époque, et mon deuxième instrument, le violon. C’était ma première session avec Was (Not Was). C’était une super expérience pour moi car je n’avais jamais fait quelque chose comme ça.

Je suis reconnaissant d’avoir fait partie du noyau originel du groupe, car nous n’avions aucune frontière : funk, rock, salsa, son de la motown et tant d’autres choses… Quand on était sur scène, c’était une sortie de cirque musical. On avait tous des fringues complètement loufoques à la George Clinton. C’était très drôle et on était une sacrée équipe.

(© Luis Resto)

Ensuite, tu as bossé avec énormément d’artistes, dont Eminem. Comment la connexion s’est faite à l’époque ?

Dans les années 1980, je travaillais avec mon mentor Don Was. Il m’a conseillé d’accepter n’importe quelle demande d’enregistrement en studio. J’ai suivi ce conseil et j’ai accepté tout le travail que je pouvais trouver. Autour de 2000-2001, j’ai fait la connaissance des frères producteurs Mark et Jeff Bass car que je travaillais avec leur manager. Ce sont eux qui ont découvert Marshall.

C’était l’époque où The Marshall Mathers LP cartonnait. Mark m’a fait écouter Eminem, dont je ne connaissais pas encore le nom. Je me suis dit : “Oh mon Dieu, c’est dingue !” Dans la foulée, il m’a dit : “Serais-tu dispo pour une session avec Eminem ?” Je ne savais pas vraiment ce que nous allions faire, car je n’avais encore jamais travaillé dans l’univers du hip-hop, mais j’ai accepté.

Notre première session remonte à l’époque où il travaillait sur l’album Devil’s Night de D12. On s’est rendu compte que ça collait bien entre nous, il y avait cette alchimie. On a renouvelé les sessions et nous avons bossé ensemble sur le morceau “Girls”. C’est le premier titre que j’ai coécrit avec lui.

Mais ce que je faisais surtout, c’était lui donner des idées en matière de textes et des types d’instrus qui pourraient coller. C’était très sympa de la part de Marshall d’accepter mon aide car tous les artistes ne le font pas. C’est ce qui fait que Marshall est Marshall, il te traite bien, te respecte et est loyal.

Depuis, tu n’as jamais cessé de travailler avec Eminem. Tu parles d’une alchimie : quel est ton ressenti à ce sujet ?

J’ai toujours adoré travailler avec lui, il a un vrai sens artistique. Je pense que notre alchimie est visible à partir du moment où ni lui ni moi n’avons besoin de parler énormément pour avancer. Nous sommes sur la même longueur d’onde et le travail se fait instinctivement. On approche d’une relation de dix-neuf ans et je peux dire que Marshall est vraiment un ami.

On ne se voit plus vraiment en dehors, mais au studio, le courant passe tout seul. Il y a un respect mutuel pour nos travaux respectifs et une confiance. Bien sûr, je suis ses instructions, mais nous avons souvent des idées complémentaires dans la conception des morceaux. Je pense que c’est pour ces raisons que nous avons continué à travailler ensemble toutes ces années.

Tu te souviens du processus de création de “Lose Yourself” ?

Ça s’est fait très vite, un an et demi après notre première collaboration. Il était en tournée pour la promo de The Eminem Show, Proof était encore en vie à cette époque. On avait aménagé un studio pendant la tournée et nous travaillions déjà sur 8 Mile. On bossait sur des morceaux, des instrus et, de fil en aiguille, quand le tournage a commencé, on a enregistré dans un studio aménagé dans une roulotte.

C’est dans cette roulotte où, entre deux scènes, Eminem travaillait sur la BO. Il bossait sur ce qui allait devenir “Lose Yourself”. Je suis arrivé et j’ai scruté les premières phases qu’il a écrites. J’ai su qu’Em avait franchi un palier, qu’il avait changé d’approche. Dans The Slim Shady LP et The Eminem Show, il était plutôt “rentre-dedans”, et pour la première fois il a écrit quelque chose de positif et d’inspirant.

Le morceau était écrit, mais Jeff Bass et moi avions commencé à bosser sur l’instru environ un an auparavant. On écoutait des trucs pour s’inspirer. Eminem voulait quelque chose de très rock, c’est pour cela qu’on a pensé à mettre des riffs de guitares grondants. C’est l’ingé Steve King qui a tout calibré par la suite.

L’histoire raconte qu’Eminem a écrit “Lose Yourself” en quinze minutes. C’est vrai ?

Si je le savais, je te le dirais, mais je n’en ai aucune idée ! [Rires.]

Tu te souviens de ce que tu as ressenti la nuit de la 23e cérémonie des Oscars ? Avec Eminem, vous avez remporté le trophée de la Meilleure chanson originale. Il n’était pas là et c’est toi qui es monté sur scène !

C’était assez drôle. Déjà, on n’arrivait pas à croire qu’on avait été nominés, alors je te laisse imaginer quand on a gagné ! Je me souviens être allé dîner juste avant la cérémonie. Je me disais : “Que va-t-il se passer si on gagne ?” On n’y pensait même pas. Dans l’équipe, personne n’était là car tous les autres avaient d’autres priorités.

Marshall ne voulait pas y aller parce qu’il était sûr de perdre ; Jeff est resté chez lui car, si je me souviens bien, il venait d’être papa. Du coup, j’y suis allé. J’étais habillé de façon complètement excentrique à cause de mon pote Don Was. J’avais deux vestes qui n’allaient pas ensemble et un maillot des Detroit Pistons. Il m’avait dit : “Si tu portes ce maillot à la cérémonie, Détroit t’aimera pour toujours !”

Où est ton trophée aujourd’hui ?

Il est exposé dans mon salon, entouré de livres sur la musique.

Quelle est la plus grande leçon que tu as apprise en travaillant avec Eminem ?

Je dirais : “Ne parle pas trop, écoute plus.” C’est vrai que, quand j’y pense, je parlais beaucoup déjà quand j’étais étudiant. Le meilleur conseil qu’il m’a donné, et il est valable même dans la vie, c’est : “Écoute et sois plus silencieux quand tu travailles.” C’est ce que j’essaie de faire en général.

À ton avis, quelle est la plus grande leçon qu’il a apprise en bossant avec toi ?

Il faudrait lui demander à lui ! [Rires.] Je suppose qu’avec moi, il a appris à plus “s’amuser” en studio.

Qu’as-tu pensé des critiques négatives à l’égard de l’album Revival ?

Tu sais, je pense qu’à partir du moment où tu as une telle longévité dans ce que tu fais, ça fait partie de la culture populaire. Tu seras critiqué, jugé… Honnêtement, je n’ai que peu d’estime pour les critiques non constructives. À ceux qui critiquent, je dis : “Pourquoi vous ne faites pas mieux ? Faites votre truc, faites de l’art et vous verrez.”

Pour Revival, je ne pense pas que les critiques étaient fondées. Je veux dire, un artiste évolue et c’est normal. Celui qui reste sur ses acquis n’est pas un vrai artiste. Marshall est un bosseur et, qu’importent les critiques, il continuera de faire ce qu’il estime bon de faire.

Tu as aussi produit un titre sur le projet surprise Kamikaze. Tu savais qu’Eminem préparait sa revanche ?

Je ne savais pas, non. Je travaille souvent sur plusieurs trucs à la fois et ce n’est pas garanti qu’une de mes compositions soit utilisée. Encore plus avec Eminem, avec qui je bosse depuis près de vingt ans. Il y a tellement de trucs qui ne sont jamais sortis du studio. Quand l’album est arrivé, j’étais vraiment surpris. Je me suis dit : “Oh, je me rappelle avoir bossé là-dessus !”

Avec Marshall, vous vous voyez souvent ?

J’ai travaillé avec lui à la fin du mois de janvier 2019. Mais on ne se voit pas souvent, malheureusement. La dernière fois que j’ai vraiment joué avec lui sur scène, c’était au festival Lollapalooza de Chicago en 2014.

Aurais-tu une anecdote que tu n’as jamais racontée à propos d’Eminem ?

Laisse-moi réfléchir… C’était sur le tournage de 8 Mile. On travaillait sur le film et j’avais un rôle de superviseur en termes de communication et de publicité. Marshall se foutait pas mal de ces choses-là : il voulait juste écrire, rapper et jouer dans le film. J’avais conscience de ça et j’essayais de faire de mon mieux pour le ménager, même si c’était dur car on était obligé de passer par-là.

Une semaine plus tard, il est venu me voir exaspéré et m’a dit : “Les gars, je sais que vous bossez comme des dingues, mais avec tout ça, vous allez me rendre fou.” Il n’a pas hurlé, mais a juste évacué toute sa frustration. Je comprenais son désarroi parce que ça me rendait fou aussi. Ce n’est pas une histoire folle, mais ça m’a marqué : ces obligations marketing nous épuisaient. Je me prenais la tête pendant des heures.

Quel est ton morceau préféré d’Eminem et pourquoi ?

Pour une raison quelconque, c’est “Patiently Waiting” avec 50 Cent qui me vient à l’esprit. J’en garde de chouettes souvenirs. On l’a composé pendant la tournée pour The Eminem Show. À l’époque, ça amenait quelque chose de nouveau. Il est spécial car c’est le morceau dans lequel Marshall présente Fifty au monde. J’ai coproduit l’instru et j’étais satisfait quand nous avons écouté le résultat final.

On sait tous qu’Eminem et Royce travaillent sur le projet Bad Meets Evil 2. Tu sais quelque chose sur le sujet ?

J’ai entendu des choses, oui, mais je n’ai pas la moindre information sur ce qui se trame en studio ! Les seules infos que j’ai sont celles que l’on trouve sur Internet. Si je savais quoi que ce soit, je te l’aurais dit.

Un autre projet que beaucoup attendent, Street King Immortal de 50 Cent. Tu es toujours en contact avec Fifty ?

Malheureusement, je n’ai pas vu Fifty depuis presque une décennie. La dernière fois que je l’ai vu, c’était lorsque nous étions en tournée avec Eminem, il venait pour bosser avec lui. Aujourd’hui, je ne sais pas où en sont ses projets.

Tu as sorti ton premier disque solo en 2006 et ton premier véritable album en 2013. Pourquoi avoir attendu si longtemps pour livrer un projet en ton nom ?

Je n’en ai aucune idée. Je bosse sur ma propre musique depuis… Mon Dieu… 1988. J’ai écrit un tas de morceaux et j’attendais d’avoir quelque chose de vraiment intéressant à proposer, quelque chose qui me parle. J’ai aussi mis du temps à m’y pencher car j’étais déjà épanoui musicalement sans sortir quelque chose en mon nom. Je préfère servir le projet d’un autre que de me mettre en avant. C’est ma zone de confort. Peut-être que je ne me trouve pas assez intéressant en solo.

Après One Small Light, peut-on espérer un jour un nouveau projet solo de Luis Resto ?

Oui, et tu ne peux pas savoir comme ce que tu me demandes est inspirant. Mon groupe me pose la question, ma femme aussi, et j’ai une raison de plus de le faire car tu me l’as demandé toi à ton tour. Tu es la dernière pièce du puzzle. Je vais le faire, tu peux en être sûr !

Tu travailles sur quoi en ce moment ?

Je bosse avec mon groupe The Holy Fools, on fait des représentations et des sessions. Tu peux en trouver des exemples sur YouTube. Avec eux, je pense en particulier à une chanson, “No Evil”, que j’ai écrite quand Trump a été élu. Je travaille aussi avec plusieurs autres groupes. En dehors de la musique, je donne des conférences à l’université.

Aussi, je mets mon studio à disposition de FeederLoft. C’est un projet à but non lucratif visant à incuber les artistes de la région, à les enregistrer, à les distribuer et à leur apprendre à donner accès à la musique aux enfants de Détroit.

Y a-t-il un artiste avec lequel tu voudrais collaborer ?

Oui, il y a un groupe, c’est The Gorillas. Autour de 2007, nous voulions bosser ensemble, mais nous n’avons jamais pu car nous n’avons jamais réussi à nous croiser. C’est un groupe que j’admire beaucoup depuis toujours. J’aime vraiment ce qu’ils font.

Ton parcours est complètement fou. Quel regard portes-tu sur ta carrière ?

Je suis vraiment reconnaissant de ce que j’ai vécu. Je suis chanceux. Je pense que ce que je fais, je le fais bien, mais je ne suis pas seul. J’ai travaillé et je travaille encore avec des musiciens et des artistes incroyables et, sans eux, rien n’aurait été possible.

Quel est ton meilleur souvenir dans la musique ?

J’en ai beaucoup… [Il réfléchit longuement.] Je ne pense pas que ce soit le meilleur, mais il représente beaucoup pour moi : Iggy Pop est l’un des êtres humains les plus sincères que j’ai pu rencontrer. Il fait ce qu’il dit et il croit vraiment en ses valeurs. J’ai travaillé avec lui et Don Was dans les années 1980 pour la BO du film Black Rain.

La chanson n’a pas été retenue, mais je garde un merveilleux souvenir de nos échanges en studio. Après ça, j’ai eu des problèmes de santé. J’étais frustré pendant ma convalescence car j’ai dû mettre la musique en stand-by. Je devais rester au lit et j’écoutais beaucoup son album American Caesar. Derrière l’album était écrit : “À tous mes fans dans le besoin, dites-le moi, je ferai de mon mieux pour vous recontacter.”

Du coup, je lui ai écrit un mail en lui disant : “Hey, on a travaillé ensemble à une époque” et lui ai parlé de mes problèmes. Il n’a pas répondu mais m’a envoyé une lettre écrite de sa main. J’ai toujours cette lettre d’Iggy, je vais te la lire :

Hey Luis !

C’est bon d’avoir de tes nouvelles.

J’espère que tu te rétablis bien. Je vois que tu arrives à gérer à la fois la musique et ta rémission, mais ne sois pas trop dur avec toi-même, car tout le monde doit apprendre à faire des compromis. Je pense que les choses se passent mieux quand on arrive à accepter ça avec humilité [Luis commente : “J’aime cette phrase.”]

Je viens juste de le comprendre personnellement. En tout cas, j’ai passé un bon moment en studio avec toi et je me souviendrai de te passer un coup de fil quand j’aurais besoin d’un clavier. Je ne t’ai jamais entendu jouer de la guitare. Je suis à Bali ce matin en train d’écouter de la trans music de Java. Ce pays, c’est quelque chose. Je repars en tournée dans deux semaines pour quatre mois.

Amour sur toi et prends soin de toi.

Iggy Pop”

Au-delà du fait que je sois honoré de cette lettre, il était sincère. Il a pris le temps de répondre sincèrement à mes mots et ça veut dire énormément pour moi. C’est la plus belle histoire que je pourrais te raconter.

Lettre d’Iggy Pop à Luis Resto. (© Luis Resto)

Lettre d’Iggy Pop à Luis Resto. (© Luis Resto)