Interview : derrière la cagoule de Kalash Criminel

Interview : derrière la cagoule de Kalash Criminel

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Par Brice Miclet

Publié le

“Je n’arrive pas à me poser pour écrire, il me faut une énergie.”

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L’image dure et le rap vénère de Kalash Criminel ne doivent pas faire oublier une chose : sous la cagoule, il y a un bonhomme capable de se livrer. Comme lors de cet entretien, ou encore sur son premier album, La fosse aux lions, qui sort ce vendredi. On s’est posés avec le rappeur de Sevran pour parler de liberté artistique, de son rapport à son quartier et même de son albinisme.

Konbini | Le titre de ce premier album, La Fosse aux lions, est tiré de la Bible c’est bien ça ?

Kalash Criminel | C’est tiré de la Bible, et de la vie au quotidien. La vie est une fosse, il faut se battre tous les jours, il faut toujours charbonner. Dans mon cas, les lions peuvent être l’industrie de la musique, mes ennemis, les gens qui te portent l’œil… Ça peut être aussi certains rappeurs. Toutes les personnes qui m’empêchent d’avancer, en fait.

Tu es très méfiant envers l’industrie du disque, avec laquelle tu as eu de mauvaises expériences par le passé. C’est pour cela que tu as créé ton label Sale Sonorité Records ?

Exactement, je ne veux plus que les gens décident ou signent pour moi. Une carrière, ça va vite. Je me sentais prêt à faire les choses moi-même. Ça fait six mois que Sale Sonorité existe, le premier clip que j’ai sorti en indé, c’était Roi des sauvages. Ça change tout. Je n’ai pas de compte à rendre à qui que ce soit. Avant, pour aller au studio, il fallait que je prévienne, j’avais un créneau. Maintenant, si je veux y aller, j’y vais.

Le 9 novembre, tu sortais le morceau Cougar Gang, qui a bientôt 2 millions de vues sur YouTube. On s’attendrait donc à ce qu’il soit sur l’album, mais ce n’est pas le cas. Que s’est-il passé ?

Cougar Gang a été retiré de l’album par Universal parce qu’ils ont reçu une plainte de l’Élysée. Ces mecs ont perdu leurs couilles, point barre. À la base, je ne voulais pas que le son sorte en amont. Mais Universal m’a dit de le clipper : Il est super lourd, il faut le faire, ça va super bien teaser l’album…

Du coup, on l’a fait, mais quand le clip était terminé, on m’a annoncé qu’il ne serait finalement pas sur l’album : L’Élysée s’est plaint du refrain… J’ai cru que c’était une blague. Je me disais : Non c’est pas possible, l’Élysée à autre chose à faire. Je l’ai super mal pris, puisque ce sont eux qui m’ont incité à le sortir.

On pourrait croire que c’est plutôt une stratégie de communication de ta part : je fais un clip, il marche, mais il est censuré par l’Élysée…

Non, du tout. Ça, c’est se mettre une balle dans le pied. Si un morceau marche bien, il faut absolument qu’il soit sur l’album, c’est obligatoire.

Le premier titre s’appelle La Sacem de Florent Pagny

[Silence, puis il éclate de rire.]

Mais qu’est-ce que c’est que ce titre ?

C’est un sacré titre, c’est sûr… Déjà dans mon précédent projet, Oyoki, le premier titre s’appelait Polnareff. Quand j’ai écrit ce morceau, je suis tombé sur un article qui disait que Florent Pagny avait une Sacem de fou, un truc qui lui rapportait gros. Je me suis dit qu’il fallait que je cale ça dans mon album, et quand j’ai posé le refrain, j’ai eu un déclic : il fallait carrément que le morceau s’appelle comme ça et que l’album me rapporte la même Sacem que Florent Pagny.

Je l’ai écrit en deux fois : d’abord un premier seize mesures, vers 5 ou 6 heures du mat, et je suis revenu le terminer le lendemain, avec cette idée. Pour moi, c’est l’un des meilleurs morceaux de l’album.

Dans tes textes, il y a presque tout le temps un sentiment de revanche contre ceux qui n’ont pas cru en toi, ceux qui veulent ta perte, les hypocrites… C’est un sentiment fort chez toi ?

C’est en moi depuis que je suis petit. L’année où j’ai perdu mon frère, je ne suis plus beaucoup allé au lycée. Tout le monde m’a dit que je n’aurai pas mon bac, que c’était mort. Ils ont fait une réunion en me disant que je ne l’aurai pas et qu’il fallait me trouver une formation. Ça m’a touché, ça a touché mon ego.

Je me suis dit : Pour la peine, vous allez voir. Et j’ai eu mon bac. C’est une revanche, parce que beaucoup de gens m’ont sous-estimé quand j’étais gosse, pensant que j’étais plus faible que les autres du fait que j’étais albinos.

Il est assez rare que tu parles de ton albinisme dans tes textes… Et là, tu l’évoques deux fois dans cet album.

Je l’évoque rapidement, ça n’est pas approfondi. Je sais que des gens attendent que je fasse un texte uniquement là-dessus. C’est prévu, avec un featuring. Ça sera certainement sur le prochain album.

Tu sais avec qui ce sera ?

[Rires.] Ouais, mais je ne peux pas gâcher la surprise. Ça sera super lourd, c’est tout ce que je peux dire.

Ça fait le lien avec l’Afrique, car tu évoques les albinos qui se font tuer dans certains pays africains…

Ça me touche, ça me fait mal. On reproche beaucoup aux Africains de se plaindre du racisme. Mais ce qu’on fait aux albinos, entre nous, c’est aussi du racisme. Ça me tue de voir des parents qui rejettent leur enfant à cause de ça. Il y a plein d’albinos qui viennent me voir, que ce soit en France ou à l’étranger, qui m’expliquent qu’ils sont bien grâce à ma musique, qu’ils serrent des meufs, etc. Ça me réconforte, et ça me donne envie de tout arracher.

On voit même des mannequins albinos maintenant…

En ce moment, c’est la mode. Il y a des photographes très connus qui m’ont contacté pour faire des shootings, ou même certains de mes frères qui sont aussi albinos. Tant mieux, ça se transforme en force. Les choses changent, pas encore comme on le voudrait, mais elles changent.

On pourrait qualifier ton rap de rudimentaire… Ça t’emmerde d’écrire du rap complexe ?

Non, mais je n’écris pas mes textes au stylo ou sur mon portable. Je fais ça à l’instinct. J’entre dans la cabine, j’écoute trois ou quatre fois la prod, et je pose. C’est pour ça que mes textes sont si directs. Je suis capable de faire des choses plus complexes, mais je n’ai jamais écrit un seul texte avant d’entrer en studio. Je l’ai fait un peu en 2012, mais dès que j’arrivais devant le micro, je changeais plein de choses. Pourquoi écrire un texte si c’est pour ne pas le rapper ? Je n’arrive pas à me poser pour écrire, il me faut une énergie.

Des fois, ça donne des textes qui n’ont ni queue ni tête, les sujets changent d’une phrase à l’autre…

C’est voulu. Je suis très second degré dans mon rap, et lorsque j’aborde un thème, j’approfondis le truc, et je passe vite à autre chose. Sinon, autant faire un rap entier là-dessus. Par exemple, si je veux faire un son sur le Congo, je vais sortir deux ou trois phrases, et c’est fini.

Je mets quelques bastos, et je ne me répète pas. Et puis ça crée des ovnis. S’il y a une phrase politique en plein milieu d’un texte violent, elle va ressortir. Comme dans Sale Sonorité, quand je dis : Je sais que les médias font semblant de pas savoir qu’au Congo il se passe un génocide, alors que j’ai fait une référence au footballeur de mon pays Yannick Bolasie juste avant.

Tu as un titre qui détonne beaucoup avec le reste de l’album, et avec le reste de ta discographie d’ailleurs : Coltan. Il est plus doux, plus lent, plus personnel…

C’est une prod de Boomin, qui était en fait l’autre moitié du duo de producteurs Double X. Quand je trouve la première phrase, J’regarde mon fils et je suis content/Pendant ce temps mon pays se fait tuer pour du coltan, je sens que je tiens quelque chose. Je voulais faire un morceau sur le Congo, mais je n’y arrivais pas.

Je tournais en rond dans le studio… Je me suis dit qu’il fallait que je parle de moi. Ça donne : Dans la vie, j’étais obligé de tout niquer/C’était soit le rap, soit l’illicite ou la télé. Je me livre petit à petit. J’ai fini le premier couplet à 6 heures du mat, mais il fallait que j’enchaîne. J’étais inspiré.

Est-ce que ce n’est pas carrément le morceau le plus intime de toute ta carrière ?

Si, je pense. Je parle de la première fois que j’ai vu mon père pleurer, de ma jeunesse, de mon arrivée en France. Je parle de mon frère décédé, de ma première copine en CE1.

Qu’est-ce qui a changé dans ta vie pour que tu en viennes à sortir en tel morceau ?

Je ne sais pas… [Silence.] Je ne suis pas du genre à me livrer, et la musique est une thérapie pour moi, mon unique moyen de m’exprimer.

Est-ce que ça fait écho à une certaine période récente de ta vie ? Je crois que la gestation de l’album n’a pas été simple…

Oui, j’ai eu beaucoup de problèmes, que ce soit au niveau contractuel, de l’entourage, de la famille… Mais c’est un mal pour un bien car tous ces problèmes m’ont aidé à faire cet album. Quand j’arrivais au studio, j’étais inspiré par tout ça. Quand je suis dos au mur, je suis le meilleur. S’il ne m’était pas arrivé tout ça, l’album n’aurait pas été aussi abouti, c’est certain.

On dit souvent que lorsqu’un rappeur tourne un peu en rond, il a besoin de vivre pour retrouver l’inspiration…

Exactement. L’inspiration, c’est le quotidien. Si tu le passes à vivre chez toi et à glander, ça ne va pas le faire. Mais ça n’est pas le cas de tout le monde, certains y arrivent très bien.

Dans “À dix, tu dis : Une fois que tu réussis, les premiers jaloux sont les mecs de ta cité. Tu l’as constaté ?

Ouais, de fou. C’est comme ça pour tous les rappeurs d’ailleurs. Si un gars essaie de percer depuis longtemps et que tu y arrives avant lui, il y aura de la rancœur. Même si tu veux l’aider, il va y avoir de la jalousie. Les mecs des quartiers, c’est les pires. C’est pour ça que ceux qui réussissent partent. Quand tu passes avec ta belle voiture, avec ta Merco GLE, ils vont croire que tu les nargues.

Sur ton album, on retrouve plusieurs producteurs de premier plan comme Double X, Seezy, Yung G, d’autres avec lesquels tu avais déjà travaillé comme Ray Da Prince, et même certains noms méconnus comme Davy One, qui a fait les prods de 4Keus Gang… Comment cherches-tu ces types moins connus ?

En fait, la plupart bossent avec Ray Da Prince. Ils lui envoient des prods, et il les place, il les propose à des rappeurs. J’ai fait une séance studio avec lui, et il m’en a fait écouter plusieurs que j’ai choisies. Je ne les connais pas forcément, mais je pose sur leurs instrus…

Tu ne donnes donc aucune directive à des producteurs pour faire ton album…

Aucune. Il n’y a que Cougar Gang pour laquelle j’avais écrit le refrain, et à partir duquel on a fait une prod sur-mesure. C’est à l’instinct, je suis difficile, mais même si c’est un gamin de dix ans qui a fait la prod et qu’elle déchire, je la prends.

Le dernier titre s’appelle Avant que j’parte. C’est une lettre d’adieu ?

Un peu, oui. Quand j’ai écrit ce morceau, il y a un an, je ne savais pas encore que ma copine était enceinte. J’ai voulu le retoucher pour y parler de mon fils, mais je n’avais plus le temps.

La paternité a pu influencer cet album ?

Énormément. Quand ma copine était enceinte, j’étais à fond sur Oyoki. Je ne faisais que du studio, tous les jours, et on se voyait rarement. J’ai fait la moitié d’Oyoki en une semaine avant la fin de la sortie, ça m’a boosté. Et ça se ressent ensuite sur le rythme que j’ai eu pour écrire l’album.

La scène de Sevran a explosé en cinq ans. C’est l’effet Kaaris ?

Elle est lourde cette scène. Avant, c’était underground, mais là, c’est grand public. Tout le monde nous connaît, avec nos délires respectifs. C’est bien pour la ville. La lumière de Kaaris a donné de la force, puis les gens ont vu qu’il y avait du talent à Sevran, ils se sont penchés dessus et ça a pris. C’est un peu comme le 94 à l’ancienne avec la Mafia K’1 Fry, ou comme Salif qui venait de Pont-de-Sèvres. Ou comme Sefyu avec Aulnay.

Il y a des structures qui se montent, une énergie qui émerge ?

Après Kaaris, tout le monde s’est mis à rapper, il y a eu de bons retours, et surtout des investissements. Tout le monde s’y met. Et ça aide la ville, il y a moins de violence, les gens se parlent plus entre eux grâce au rap…

La cagoule est ton signe distinctif, mais est-ce que ça a pu être un frein à ta carrière dans certains cas ?

Oui, mais aujourd’hui, ils n’ont pas le choix. Je prends de la place dans le rap, Kalash Criminel, c’est devenu une mode. Si tu veux m’inviter, tu sais que je vais venir avec ma cagoule. Au début, il m’a fallu de la force pour l’imposer. Il y a eu des shows, des interviews annulés.

Là, on doit faire l’Olympia, et on sent qu’ils se tâtent un peu, on fait le forcing. En France, on est un peu fermés. Mais je pense que quand ces gens vont écouter les textes et les thèmes de cet album, ils changeront d’avis. Ça commence déjà.

Tu as commencé à la porter pour ne pas que ta mère sache que tu fais du rap. Elle doit être au courant maintenant, non ?

[Rires.] Ouais, ça y est, heureusement. Elle est au courant depuis que j’ai terminé R.A.S., en 2016. Et tout se passe bien. Elle peut faire son shopping tranquille, et surtout mieux qu’avant.