FRENCHMEN #12 : Gros Mo, sorcier modeste et rescapé

FRENCHMEN #12 : Gros Mo, sorcier modeste et rescapé

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Par Rachid Majdoub

Publié le

Ils représentent la nouvelle vague du rap français. Freestyles, interviews, photos : de leur style à leur flow, voici les FRENCHMEN, par Konbini. Après Prince Waly, Demi Portion, Siboy, Sofiane, Sianna, Roméo Elvis, Ichon & Bon Gamin, Josman, Phénomène Bizness, Nusky & Vaati et KPoint : Gros Mo, venu du Sud. 

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Gros Mo en a parcouru, du chemin, avant de prendre le train depuis Perpignan pour faire partie des #FRENCHMEN. Rescapé de la vie, Mourad, de son prénom, n’a que la musique comme échappatoire… une sorte d’exorcisme, pour un père de famille aussi simple que névrosé. Un passionné de son qui s’accroche, d’une seule main, malgré la difficulté à vivre de sa passion. Pendant que l’autre main traîne toujours dans sa poche après un accident qui l’a mené sur le chemin de sa carrière.

Une carrière pendant laquelle il s’est découvert vaudou de la rime, se glissant dans un personnage diabolique qui contraste avec ce qu’il est dans la vie. En sont nés deux projets, le premier, EP culotté et intitulé “Fils de Pute”, sorti en 2014, et le second, Les # de Gros Mo, mixtape parue fin 2016. Avec ce bagage d’artiste, il remplit le seul critère pour participer à notre sélection : n’avoir sorti aucun album, du moins avant 2017.

-> Retrouvez les précédents FRENCHMEN juste ici

De son quotidien pas facile de rappeur, à sa vie de famille, en passant par son univers particulier et ensorcelé, ou encore la force du son, l’importance d’être encadré pour évoluer dans la musique et la liberté que cette dernière procure, Gros Mo se dévoile dans un entretien à lire après un freestyle posé.

Venu de Perpignan, Gros Mo est un rescapé de la vie qui se bat pour poursuivre sa passion. Freestyle posé, et entretien à retrouver au bas de la vidéo

Publié par Konbini sur lundi 17 avril 2017

Gros Mo | Désolé d’avance, je suis un peu brouillon quand je parle, en plus j’ai une mémoire… laisse tomber. Ou des fois je me reprends.

Konbini | Pas de soucis t’inquiète. Tant qu’on se comprend.

[Rires]

N’hésite pas à reformuler, parce que des fois ça ne sera pas très français.

[Rires]

Petites questions basiques pour commencer. Quel est ton vrai prénom ?

Mourad.

Ça signifie quoi Gro Mo ?

C’est le diminutif de Gros Mourad en fait. On m’a toujours un peu appelé le gros, ou Biggie, ou Big… parce que j’ai presque pesé jusqu’à 113 ou 114 kilos à l’époque. En plus, avant j’étais plus petit. C’est le côté un peu trash du Sud.

C’est tes potes qui ont commencé à t’appeler comme ça ?

Non, c’est venu de oim. C’est moi qui l’ai imposé un peu ce blase. En fait, à l’époque, je rappais avec un gars qui s’appelle Carlito Charles. C’était Mourad et Charles. Et avec Némir, un soir, on s’est dit : “Il faut qu’on trouve des blases, on commence à faire des concerts, ça craint.” Là on a cogité un peu, je leur ai dit “Gros Mo”, ils ont validé. Et puis ça s’est installé. On m’appelle même plus souvent Gros Mo que Mourad maintenant.

Quand et où es-tu né ?

Je suis né en 1988 à Creutzwald, c’est en Moselle. Une petite ville à côté de Metz et Strasbourg. Je suis arrivé à Perpignan à l’âge de… je sais pas quel âge t’as en CE2 : huit, neuf ans ?

Ah yes. Avec tes parents ?

Oui, mon daron c’était un ancien mineur dans les mines de charbon. Ils ont fermé les mines et mon daron a dit : vite, vite, vite, il faut se rapprocher du bled, parce que là… Et du coup, il a visité Perpignan et on est venus ici. Moi j’étais choqué.

Ah ouais ?

Perpignan, c’est la France mais c’est pas vraiment la France. Tu sens l’Espagne, même un peu le bled. C’est autre chose.

Et puis t’as plus jamais bougé de Perpignan.

Après, je suis resté à Perpignan et j’y suis très très bien.

Tu quitterais pas le Sud pour Paris niveau rap… 

Non, Paris je pourrais y vivre pour bosser mais pas plus de quinze jours, après il faut que je rentre à la maison.

“Je veux être libre”

Quelles sont tes origines ?

Marocain. Un Chleuh, Berbère [rires]. Marocain du Sud mon gars.

Là, j’imagine que le rap te prend tout ton temps. T’arrives à en vivre ?

On essaye, si tu veux… après, les temps sont durs. Ça ne nous fait pas forcément manger mais ça ne nous coûte pas d’argent. Moi je pourrais pas faire autre chose. Déjà, pour aller travailler, il faut avoir une dégaine bien spécifique ; moi ça je peux pas, j’ai jamais su. Au niveau de la sape, même la barbe… tout. Je veux être libre.

Après, je peux travailler à mon compte. On se débrouille, dans le rap et la musique en général d’ailleurs. Quand j’aurai 40 ans, je me verrais bien, je sais pas, jouer dans un groupe… pianiste, chanteur. Faire du gnawa au bled pour des mariages. Intermittent du spectacle au Maroc.

[Rires]

T’as déjà réussi à bosser à côté de la musique ?

Non je suis invalide, je suis à la Cotorep. Comme je suis paralysé du bras… Je suis bien en France, je ne suis pas obligé de bosser. Si demain tu m’enlèves ma Cotorep et tu me laisses en hess… j’irai bosser. Normal. Mais j’ai jamais bossé, à part les stages quand tu es à l’école. J’ai fait un bac pro de ventes.

“Faire du rap c’est compliqué, on peut lâcher l’affaire… surtout aujourd’hui”

C’est ça qui est bien avec le rap, tu peux exercer ce truc-là, malgré ton invalidité.

C’est ajusté. Heureusement qu’il y avait la Casa Musicale à Perpignan, qui a toute cette structure qui nous apaise. Parce qu’en vrai, faire du rap c’est compliqué et on peut lâcher l’affaire… surtout aujourd’hui. Il y a tellement de rappeurs, de gens, comment tu veux faire ta place ? T’arrives, tu charbonnes, tu galères…

Nous à Perpignan, on a eu le soutien de Nasty, qui bosse aujourd’hui à La Place, le grand centre de hip-hop qui est place du Châtelet à Paris. Ce sont des gars qui nous ont toujours encadrés, poussés – sans eux on n’aurait pas tenu longtemps, je pense.

À Perpignan, j’ai l’impression qu’une scène rap s’est vraiment développée, avec ta génération, celle de Némir… autour d’un souffle positif. 

De ouf. On a bien été encadrés et on a aussi été sauvés par Internet, alors qu’il fallait rapper à Paris ou rien. S’il n’y avait pas eu tout ça, on aurait arrêté le rap.

Il y a un moment où t’as eu envie de lâcher l’affaire, en réalisant que c’était galère ?

La vérité… là, en ce moment même. On est dans une période où j’ai sorti un projet… ça reste spé’. Et y a pas d’oseille mamène, en vrai. C’est une période très sèche.

Et inversement, c’est quoi qui te donne envie de t’accrocher ?

J’ai l’impression d’être habité par ça, j’ai l’impression que si je ne fais pas de la musique, je suis une merde. J’arrive pas à écouter un son et kiffer, je suis toujours en train de l’analyser, de me piquer, de me faire du mal, me comparer. En vrai, là maintenant, je ne pourrais plus m’arrêter : j’ai tout donné pour la zik. J’ai bientôt 30 piges, je peux pas faire marche arrière.

“On dirait que tu joues ta vie tous les jours”

Après je sais qu’il y a toujours moyen de faire de l’oseille. Avant je faisais des ateliers d’écriture, je bossais avec des jeunes, j’allais dans des écoles, des collèges. Mais si tu fais ça, t’as plus d’inspi’, t’as plus de fraîcheur parce que tu es usé. Mais à cette époque je m’en foutais parce que je ne voulais pas forcément défendre un projet, faire un truc.

Mais je sais que quand je me suis mis dans ce bail, avec mon premier projet, Fils de Pute, c’est à partir de là que je suis entré dans une névrose ; tu dors pas la nuit, tu fais qu’y penser. On dirait que tu joues ta vie tous les jours. Ma meuf, elle pète un plomb (rires). C’est maladif.

Maladif ou un truc plutôt positif, genre une passion ?

Je suis même pas sûr que ce soit sain. Mais c’est comme ça dans tout, même si tu bosses à ton compte. Forcément, il y en a un qui se tue pour en arriver là. C’est des étapes de névrose par lesquelles tu dois forcément passer. Mais si tu ne veux pas que ça te tue à petit feu, fais de la musique mais fais pas du rap stérile. Il y a pleins de gars avec qui ça ne marchera pas, parce qu’ils ont vendu leur âme au Diable.

Pourquoi mon père m’a dit que la musique ce n’était pas bon ? Parce qu’il sait dans quel game tu rentres. C’est-à-dire que tu rentres dans un game où tu te livres, tu donnes tout, tu te mets à poil et tu te retrouves dans un bail où t’as presque plus d’âme. Tu n’es plus habité que par la musique. Y en a ils font pas d’enfants… Des gars comme Stromae ou Nekfeu, je suis sûr qu’ils souffrent. Mais je suis pas chez eux, je sais pas. À leur place, je fuis.

Tu te considères comme rappeur de Perpignan, un rappeur français ou juste un rappeur ?

Comme un rappeur. Mais un rappeur… on n’est plus trop des rappeurs aujourd’hui : je suis un chanteur. Je fais du rap, certes, mais je fais de la chanson. Je fais d’autres trucs. On verra plus tard. Mais si on regarde nos morceaux, c’est plus du rap. Le rap tu vois, j’en fais toujours mais je m’en suis éloigné.

C’est vrai que le rap s’ouvre vers plein de genres musicaux, c’est cool. Mais tu veux qu’on te catalogue comment alors ?

Je préfère qu’on me catalogue comme un putain de sorcier satanique qui fait du vaudou avec la musique [rires]. Non mais, pour moi, on est des musiciens.

“Quand je fais de la musique, j’ai l’impression de jeter des sorts”

Justement tu parlais de vaudou, de satanisme… ce qui fait partie de ton univers musical.

Quand je fais du rap, c’est un peu comme si je faisais de la magie. Quand tu écoutes ton son et que tu as des frissons, c’est pas possible. Nous avec En’Zoo… on s’est toujours dit : “Comment écouter un son peut te procurer autant de frissons ?” La musique te touche : elle a une force invisible. Quand je fais de la musique, j’ai l’impression de jeter des sorts.

Tu joues un peu sur l’émotion de l’autre. Il y a un bail de sorcellerie. J’ai donc développé ce truc-là. Sur ma cover, même dans mes paroles… Tu sais, la musique c’est un bail bizarre, un peu le Diable. En vrai, c’est tout ce qui est un peu artistique. La peinture, tout ça… les mecs sont en transe, ils font des tableaux, ils sont habités par leurs tableaux… Si t’es pas sensible à l’art, tu te dis que le mec est complètement fou. C’est juste qu’il est habité par ça.

C’est comme une sorte d’exorcisme pour toi, la musique ?

Oui, après, dans la vie de tous les jours, je suis quelqu’un de très droit, je fais attention. Je suis le beau-père de deux petites, je les élève comme mes enfants à part entière. Je suis pas con : elles n’écoutent pas ma zik.

“Ma musique c’est interdit aux moins de 18”

Pour moi, c’est comme GTA V. La première scène c’est une levrette sur une table de ping-pong dans un jardin : t’es en train de jouer à la Play. Tu te rends compte le nombre de minots qui se sont tués à ça ? Va savoir combien de fois ils l’ont faite cette mission, et combien de fois ils ont été choqués. Tu vois ce que je veux dire ? Pour moi, c’est pareil : ma musique c’est interdit aux moins de 18. C’est public averti. Du moins tous ces projets-là. Maintenant on va essayer de faire de la musique plus consciemment, plus intelligemment.

C’était quand la première fois que t’as pris une feuille et un stylo pour rapper ?

C’était à 15, 16 ans.

Il y a un truc qui t’a poussé à rapper ?

À la base, je faisais du break. Mais j’étais un gros, hein. Je poppais plus que je ne breakais [rires]. J’ai fait ça pendant deux ans, car à 15 ans j’ai eu un accident. Et à la Casa Musicale, en plus de la danse, ils faisaient des ateliers rap. J’y suis allé par hasard, et à 18 ans j’ai arrêté les cours pour ne faire que du rap.

L’école, c’était pas ton truc ?

Non, j’ai eu mon accident, j’ai fait trois ans de cours et je suis arrivé à mon bac pro. J’ai touché un peu d’oseille avec mon accident, du coup j’ai niqué l’école [rires]. Mais en l’espace de dix ans, j’ai tout dépensé. Aujourd’hui c’est la hess, et je suis là à faire la promo de mon projet [rires].

“Le jour où j’ai compris que je n’avais plus qu’un bras… j’ai eu l’impression de renaître”

La vie ne t’a pas gâté… rapidement, est-ce qu’on peut revenir sur ta jeunesse ?

J’ai été sauvé par plein de trucs. Je suis un rescapé. Je m’en sors bien. Ça s’est bien passé. Mes parents étaient présents, ma famille soudée. On a eu une jeunesse normale.

Après, je suis un chat noir, donc j’ai toujours attiré les accidents, les bras cassés, les jambes cassées ; jusqu’au jour où ça a vraiment cassé et après… en vrai j’ai l’impression d’être né en 2003. Parce que tout ce qui s’est passé avant, c’était quelqu’un d’autre. J’avais deux bras… et le jour où j’ai compris que je n’avais plus qu’un bras, j’ai vu la vie autrement. J’ai eu l’impression de renaître ce jour-là. Même dans ma mémoire, hein. J’ai du mal à me souvenir d’avant. Depuis, il n’y a que la famille. Ta question elle était magnifique.

T’écoutais quoi dans ton enfance ?

Booba, à balle. J’ai aussi eu une période où j’écoutais Fabe. C’était une époque où tu étais un Zulu, à faire du rap un peu conscient, à être droit dans tes bottes. Après, j’ai écouté à fond du rap français… Lunatic, Sages Po’, et surtout Dany Dan qui m’ont giflé.

Sinon, je suis pas trop un soldat du rap. Moi j’écoute beaucoup de musique traditionnelle rebeu.

Cool, est-ce que ça pourrait t’inspirer un jour la musique du bled ?

À mort. Déjà ça m’inspire de ouf. L’Auto-Tune mon gars, c’est le bled. C’est eux les précurseurs.
Mais pour moi l’Auto-Tune c’est pour ceux qui savent chanter, sinon c’est pété.

À quoi ressemble une journée type de ton quotidien ?

Je me lève. Café. Joint. Café. Joint. Téléphone. Instru. Écriture. Café. Joint. Téléphone. Intrus jusqu’à ce que j’ai l’impression que je dérange ma meuf, je me dis qu’il faut que je m’active, je l’aide pour le ménage.

Je fais beaucoup à manger. Je vais chercher les gosses. Dès que je peux, le soir : Playstation jusqu’à pas d’heure, et le lendemain, rebelote.

Quels sont tes plans pour le futur ?

J’espère qu’on va continuer à faire de la zik. Mon père est boucher, donc si ça ne marche pas… Sinon, mon projet de vie en ce moment c’est d’avoir un gosse, un petit gros moi. S’il naît barbu, ce serait le top.

[Rires]

Et tu lui ferais écouter quoi comme son ?

Très peu de rap. Le jour où il pourra comprendre, je lui dirai : “Tu vois, c’est de la merde, hein. “

Rendez-vous demain soir pour le 13e épisode des FRENCHMEN.

Une série dédiée à Polo, force et courage. <3

Crédits :

  • Auteur du projet et journaliste : Rachid Majdoub
  • Direction artistique : Arthur King, Benjamin Marius Petit, Terence Mili
  • Photos : Benjamin Marius Petit
  • Vidéo (cadrage, montage) : Paul ‘Polo’ Bled, Mathias Holst, Simon Meheust, Redouane Boujdi, Adrian Platon, Maxime Touitou, Fanny
  • Son : Manuel Lormel
  • Remerciements : à tous les rappeurs ayant accepté de participer et à leurs équipes, à la team Konbini ayant aidé de près ou de loin, Lucille, Florent Muset, les attachés de presse cools, Julien Choquet pour la disponibilité de son enregistreur audio, Thomazi pour sa petite enceinte Supreme, XXL Magazine…