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DJ Shadow : “J’ai toujours essayé de créer quelque chose de nouveau”

DJ Shadow : “J’ai toujours essayé de créer quelque chose de nouveau”

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DJ Shadow sort une nouvelle fois de l’ombre (© Derrick Daily)

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Par Arthur Cios

Publié le

Figure de proue du hip-hop instrumental et maître incontestable du sampling depuis Endtroducing….., son premier album plus que culte, DJ Shadow vient de signer The Mountain Will Fall. Konbini l’a rencontré pour discuter, entre autres, de la musique contemporaine, de son processus d’écriture et de ses collaborations avec des artistes comme Run the Jewels et Nils Frahm.

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Lorsqu’on lui présente le concept du Track-ID, le Californien semble inquiet. Il a peur de ne pas choisir d’assez bons morceaux, d’en oublier. Control freak ? Un peu. Méticuleux, surtout. Avec un sacré bagage derrière lui le bonhomme est souvent vu comme un curateur, alors il ne veut pas décevoir.

Depuis vingt ans et Endtroducing….., son premier album devenu culte, Dj Shadow porte un bien lourd fardeau : celui d’avoir eu un immense succès populaire qui a influencé une génération entière d’artistes électroniques. Et il est bien complexe de s’en détacher. Dans tous ses disques suivants, il a tenté de de se détacher de la caractéristique qui avait d’Endtroducing….. un carton planétaire, à savoir  une architecture musicale basé uniquement sur le sample. Malheureusement, ses différents essais furent difficilement acceptés par des fans en manque d'”Organ Donor“. Jusqu’à maintenant.

The Mountain Will Fall, le dernier bébé de Joshua Paul Davis (son vrai nom), marque le parfait aboutissement d’une démarche qui a toujours été au cœur de son travail : l’expérimentation. Le disque a été entièrement réalisé avec le logiciel Ableton Live — une première pour lui –, touche à différents genres, sonne terriblement moderne et comprend des collaborations pour le moins surprenantes, de Run The Jewels à Nils Frahm.

Après un Track-ID plus long que prévu, on a cherché essayer de toucher du doigt avec lui sur ce qui fait de cet album un essai réussi, et au passage d’en savoir plus sur sa manière de faire.

Konbini | Tu disais dans le Track-ID que le dernier album que tu as acheté était To Pimp a Butterfly de Kendrick Lamar. Tu écoutes donc également du rap contemporain, tu n’es pas qu’un collectionneur ?

DJ Shadow | Eh bien, c’est marrant, parce que mon dernier “Essential Mix” pour la BBC dure deux heures, et la première moitié est très contemporaine tandis que la deuxième illustre plutôt mon côté collectionneur, ce qui traduit parfaitement mon amour du hip-hop. Donc, tu vois …

Tu ne fais pas partie de ces artistes qui vivent dans le passé, donc…

Ah, clairement pas. Il y a de très bons trucs maintenant, tout comme il y avait de très bons trucs à l’époque. Et il y a des trucs vraiment mauvais maintenant, tout comme il y avait des trucs mauvais à l’époque. Je pense que c’est vraiment très important d’écouter aussi de la musique récente.

Quand j’étais adolescent, j’achetais souvent les magazines NME et Melody Maker. Et je lisais beaucoup d’articles de John Peel où il disait : “Je ne comprends pas les gens qui écoutent du Led Zeppelin.” À l’époque – c’était en 1986 ou 1987 –, j’étais complètement d’accord avec lui parce que j’habitais dans un coin où régnait le rock classique. On me disait que Jimi Hendrix était le meilleur, que les Beatles étaient les meilleurs, que Led Zep était le meilleur groupe, et que rien ne serait meilleur que ça. Dans leur monde c’était peut-être vrai, mais c’est tellement réducteur, je trouve.

Alors, ça me faisait vraiment du bien de lire quelqu’un d’autre exprimer ce que je ressentais et promouvoir l’idée qu’il faut soutenir la musique contemporaine, qu’on ne peut pas toujours tourner son dos aux artistes important d’aujourd’hui pour ne célébrer que quelque chose qui est déjà passé, tu vois ?

Bien sûr. D’ailleurs, j’ai lu que pour ton dernier album, tu a souhaité utiliser des nouvelles machines parce que “ce serait absurde d’utiliser des vieux samplers quand il y a tant à explorer avec tous les nouveaux modèles”. C’est un peu la même idée, le même mécanisme non ?

Absolument. Enfin, c’est plutôt une démarche de rechercher le meilleur, du vieux comme du nouveau, qui pour moi a beaucoup plus de sens que de dire “je n’utilise que des machines vintage” ou l’inverse. J’essaye un peu de tout, genre “ça c’est bien, ça aussi”, et c’est comme ça, selon moi, que des choses vraiment intéressantes se produisent.

En écoutant la “beat scene” contemporaine, tout en essayant de trouver un son un peu intemporel, tout en puisant dans la musique d’il y a vingt ans, on se dit qu’on peut peut-être trouver quelque chose qui n’a jamais été fait. Et c’est, pour moi, tout l’intérêt d’évoluer en tant qu’artiste : essayer de créer quelque chose de nouveau.

C’est comme ça que tu analyses tout ton processus créatif ?

J’ai toujours essayé de le faire, pour chaque album. J’ai tenté de le faire avec Endtroducing….. et l’utilisation du sample. Dans The Private Press aussi, mais chacun de mes disques reflète quelque chose d’unique dans ma manière de travailler, et l’envie de fournir une alternative aux mélomanes qui écoutent beaucoup de musique. Parce que, moi, en tant qu’auditeur, je m’ennuie  quand un artiste fait toujours la même chose. J’aime quand les gens tentent. Parfois c’est un échec mais c’est pas grave, au moins c’est différent…

Tu penses avoir déjà échoué dans ce sens précis ? 

[Rires.] Je pense que la plupart du temps, je suis vraiment honnête avec mon travail. Disons qu’avec l’équipe avec laquelle je travaille, nous avons pris l’habitude de bien parler de la qualité, d’être honnêtes sur les morceaux, s’ils sont bons ou non. Et, j’ai l’impression, avec le recul, d’avoir pris assez rapidement l’habitude de ne pas finir un morceau si je le considère comme raté dès la première ébauche.

Ça ne veut pas dire que chaque album devrait être disque de platine, hein, ce n’est pas du tout comme ça que j’aborde ma musique. Disons qu’il y a pas mal d’albums que j’ai faits que ma fan base n’aime pas vraiment, mais que, moi, j’aime beaucoup. Et c’est logique : ils ont leur opinion et j’ai la mienne.

Ça a dû être particulièrement compliqué d’essayer d’apporter quelque chose de différent après Endtroducing…..

Hum, ce n’était pas si compliqué, en un sens… Pour moi, tant que j’essaye de faire de mon mieux et d’apporter le meilleur de ce que j’ai pu faire, alors je suis satisfait de mon travail. Bien sur, j’aimerais me connecter avec le “mainstream”, ou avec ma fan-base dans sa globalité, mais j’ai rapidement réalisé que ça ne se produirait pas, en fait [rires].

Et puis, ta carrière fluctue, fait comme des vagues, tandis que le mainstream est une sorte de ligne droite. Donc, parfois, tu croises cette ligne à un point précis – et c’est ce qui m’est probablement arrivé avec Endtroducing….. en 1996 –, mais, la plupart du temps, ce n’est pas le cas. Une fois que tu prends conscience de cela, tu n’as pas de problèmes. Je suis assez inspiré par des réalisateurs, des auteurs… Tout les cinéastes ne font pas des grands films à chaque fois, ça ne marche pas comme cela.

Revenons un peu sur ton dernier album. Il y a des collaborations qui sont très surprenantes, notamment avec le pianiste allemand Nils Frahm. D’où t’es venue l’idée ?

En fait, à un moment donné, alors que je bossais depuis pas mal de temps sur The Mountain Will Fall, j’ai eu envie de faire des collaborations avec des musiciens plutôt que juste avec des chanteurs ou rappeurs. Je ne voulais pas non plus faire des beats avec d’autres beatmakers qui créent des sons comme j’en crée. J’ai rapidement cherché à contacter Matthew Halsall, par exemple, un jazzman britannique qui a son vocabulaire et sa discipline.

Nils, évidemment, fait un tas de choses intéressantes avec du piano et des loops, même si la plupart des gens le connaissent, et moi aussi, pour ses pièces plus classiques. Je me suis dit qu’en collaborant avec des gens réalisant de la musique aussi différente, quel que soit le résultat, cela serait unique. Et je suis vraiment satisfait de ces deux morceaux [avec Nils et avec Matthew donc, ndlr] pour ça.

Ils sont venus dans ton studio ?

Malheureusement, on a dû faire ça à distance parce que j’étais en Californie, qu’on avait pas un grand budget et qu’avec Internet, ça ne pose plus vraiment de problèmes, même si je préfère bosser en face à face avec la personne. Mais on a beaucoup échangé, que ce soit avec Nils ou avec Matthew. J’ai essayé au maximum d’exposer ce que je voulais faire avec eux.

Nils, je lui ai dit : “Peux-tu juste m’envoyer des bribes, des morceaux de piano que je pourrais démembrer, des trucs que je modifierais totalement, autant de textures que possible et je construirais quelque chose.” J’ai fait deux titres complètement différents et je lui ai envoyés en lui demandant lequel était son préféré. Je pensais qu’il allait se diriger vers le morceau qui était plus lent, peut-être plus romantique dans la démarche, mais il m’a dit “non, je préfère la plus rapide, plus hardcore“, ce qui était hyper-surprenant, donc j’ai répondu “OK, cool” et j’ai fini la track.

Matthew, je lui ai expliqué ce que je voulais, ce que j’aimerais avoir comme instruments, comment les enregistrer, avant de finir sur : “Est-ce que ça te dérange si, après tout ça, je démolis tout pour tout reconstruire à ma sauce ?” Je voulais vraiment qu’il me file quelque chose dont il sentait le potentiel et dont il était fier. Et, comme Nils, il m’a dit : “Déconstruis-le, fais quelque chose de nouveau.” J’adore travailler comme ça, quand les gens acceptent ce genre de défi, de démarches et vont dans ce sens.

Il n’y a pas que des musiciens, il y a aussi des rappeurs, notamment Run the Jewels.

Oui, et j’en suis vraiment très content. Je connais El-P [moitié du groupe, ndlr] depuis vingt ans. J’avais déjà collaboré avec lui dans les années 1990 pour mon label, Quannum. Mais, ces dernières années, je lui écrivais souvent, par mail ou par message, pour le féliciter parce que j’étais très fier de ce qu’il avait accompli. Parce que c’est vraiment dur d’avoir 40 ans, de vivre dans un tout autre contexte artistique, dans une autre époque et de réussir à avoir du succès. C’est très rare et vraiment fort. Souvent, je lui disais “continue, vous vous en sortez extrêmement bien, vous êtes inspirants“.

Et quand j’ai fait ce beat, il y avait quelque chose dedans qui sonnait presque hip-hop traditionnel, avec le son classique de clavier, le milieu et la façon dont il est mixé, mais je ne voulais pas de quelqu’un à l’état d’esprit trop branché old school. Je voulais quelqu’un de contemporain, qui regarde vers l’avenir mais qui sait ce qu’est un beat. Ça ne pouvait être que Run the Jewels, en fait.

Cela s’est également fait à distance ? J’imagine que ça devait être plus rapide.

On a travaillé dans un studio de Los Angeles. Je ne sais pas si je dirais que c’était rapide puisque la manière d’écrire d’El-P est très différente de celle de Mike. Ça nous a pris deux sessions d’environ six heures, peut-être huit, parce que pendant pas mal de temps, ils voulaient juste être seuls avec l’instru. Ils n’ont rien écrit avant d’arriver, donc ils ont dû tout faire sur place.

El-P faisait un verse entier, il lui fallait peut-être deux heures pour l’écrire et une demi-heure pour l’enregistrer parfaitement. Mike rentrait quant à lui dans une sorte de transe, il n’écrivait jamais rien, il gardait tout en tête et chaque session était radicalement différente. On lui demandait parfois “est-ce que tu peux me refaire ce que tu as fait il y a deux temps, de la même manière ?”, mais il ne pouvait pas. Vraiment pas [rires]. Même si je lui faisais écouter, c’était impossible.

C’est l’une des choses que j’ai appris en travaillant sur le projet Unkle : chaque artiste a sa propre manière de faire les choses. Certains sont très carrés, préparent à l’avance, et c’est parfait, là où d’autres vont venir et repartir, prendre du temps, être mécontents de tout ce qu’ils font, et il faudra les contenir. Chacun à sa façon de poser sa voix, et c’est vraiment un challenge à chaque fois, mais ça fait partie du travail.

Pour en savoir plus sur le processus d’écriture de ce morceau, regardez l’interview ci-dessous des deux rappeurs et DJ Shadow dans le Tonight Show de Jimmy Fallon.

L’album The Mountain Will Fall est disponible à l’achat ici. DJ Shadow sera de retour en France fin octobre 2016 : il se produira à La Rochelle le 26, au Pitchfork Festival le 27, à Nancy le 29 et à Montpellier le 31.