Entretien avec -M-, le drôle d’oiseau de la chanson française

Entretien avec -M-, le drôle d’oiseau de la chanson française

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Par Arthur Cios

Publié le

“J’ai une âme de guitariste, je voyais le chant comme une sorte de récréation. C’est pour ça que je me suis permis d’avoir ce look : je n’avais rien à perdre.”

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(© Yann Orhan)

Habillé d’un smoking blanc, Matthieu Chedid se dirige vers notre studio d’enregistrement pour tourner une reprise en session acoustique. La guitare qu’il porte en bandoulière a de nombreuses marques, éraflures. Elle n’est pas nécessairement abîmée, mais semble avoir du vécu, va-t-on dire. On lui fait remarquer, en lui demandant depuis quand il la possède :

“Oh tu sais, je n’ai que de vieilles guitares. Celle-là date des années 1960, je crois bien. Je l’aime beaucoup. Elle a une âme.”

Il entre, le pas assuré, dans le petit espace restreint qu’est notre studio vidéo et s’assoit, son précieux instrument entre les mains. Après quelques réglages, il se lance et nous offre une reprise du titre “Brutalisme” de Flavien Berger, à sa sauce. Il semble ravi de reprendre ce morceau ici – une proposition dont il est d’ailleurs à l’initiative.

Voilà la drôle d’équation qui caractérise -M- dans le paysage musical : il est aussi bien attaché au présent qu’au passé. Il s’amuse autant avec les amis de son père, devenus ses amis, qu’avec les talents de sa génération, et même avec les petits jeunes d’aujourd’hui. Il peut, sur un même album, collaborer avec Brigitte Fontaine et Thomas Bangalter des Daft Punk. La liste de ses projets est vertigineuse.

Ajoutez à cela une gentillesse déconcertante, une honnêteté touchante, un talent incommensurable et vous comprendrez pourquoi il est difficile de trouver une seule personne qui n’apprécierait pas ce grand monsieur. C’est pour toutes ces raisons que l’on s’est assis face à lui aujourd’hui, plus de vingt ans après ses débuts en solo, et qu’on l’a écouté, une demi-heure durant, revenir sur tout ce qui fait de lui l’artiste polymorphe que l’on connaît.

Konbini | Il y a quelque chose qui m’intéresse toujours avec les artistes comme toi : ton père était musicien, tu as traîné avec sa clique pendant ta jeunesse. Tu as réussi à écouter autre chose quand tu étais ado ? Il y a eu une rupture ?

Matthieu Chedid | Oui, complètement. J’étais dans l’environnement de mon père avec ses amis, donc Voulzy, Souchon, France Gall, Michel Berger… C’était un environnement familial. Le switch est arrivé quand j’ai découvert la guitare. J’avais ce prof génial, Christian Sanchez. Il m’a connecté à ce monde-là.

C’était quand ?

J’avais 14 ou 15 ans. Mon père était à fond sur les Beatles, Supertramp et tout ça, donc ça faisait déjà partie de ma culture musicale. Mais c’est là que j’ai vraiment découvert Hendrix, Clapton, Gilmour, Page, et des musiciens plus obscurs comme Danny Gatton. C’est un fou de Telecaster et un virtuose absolu. J’étais très guitare rock des seventies, en fait.

Est-ce que tu te souviens du premier concert où tu es allé voir quelqu’un de cette trempe-là ?

Hum… [il réfléchit]. Celui des Dire Straits peut-être, parce que Mark Knopfler a un toucher incroyable. Mais sinon, j’allais plutôt à des concerts dans des clubs de blues, pour voir des groupes moins connus mais qui ont toujours de super guitaristes.

Après, les musiciens de mon père, des gars qui enchaînent les séances studio, des quarantenaires à l’époque, étaient extrêmement talentueux. Ils m’ont appris beaucoup, d’ailleurs. J’ai même été bizuté par eux ! Parce que j’étais guitariste pour mon père, au début. Mes premières séances, c’était pour lui…

C’était quand tu avais 20 ans, non ?

Même 17 ou 18 ans, assez tôt ! Je me faisais bizuter, logiquement, parce que le chanteur qui ramène son fils, généralement, c’est compliqué [rires]. Mais j’étais hyper gentil et pas trop mauvais, donc je les ai tous acquis à la cause, et du coup, on s’entendait bien.

C’est fou de se dire que tu as commencé la guitare aussi tard mais que tu sois devenu si vite pro, et l’un des meilleurs guitaristes français actuellement…

Sans fausse modestie, j’avais un petit feeling, c’était naturel. Quand on m’a montré les barrés pour la première fois, je me suis dit que je n’y arriverai jamais. Ce n’était pas une facilité non plus. Tu sais, je me sens très limité, mais ce qui est sûr, c’est que j’ai développé un supplément d’âme, un truc qui fait qu’il y a une signature peut-être. Je connais mille guitaristes plus talentueux que moi.

Tu avais des bases de solfège ?

Non, c’est plutôt un truc d’autodidacte. C’est familial. Mon père ne sait pas lire une note de musique… On est vraiment dans l’instinct.

Tu étais dans les chœurs des disques de ton père quand tu étais enfant. Tu te souviens de la première fois que tu étais vraiment en studio, guitare à la main ?

La toute première fois, c’était pour Philippe Chatel, celui qui a écrit Émilie Jolie. Il a aussi fait plein d’albums, c’était un super auteur/compositeur. C’est pour lui que j’ai fait pour la première fois de la guitare. Et puis après, assez vite, c’était pour mon père.

Comment tu as réussi à te lancer en solo sachant que ton père avait cette carrière ? À quel moment tu t’es dit qu’il fallait que tu te lances ?

J’ai une âme de guitariste, donc je n’avais pas l’obsession d’exister en tant que chanteur. Je voyais plutôt ça comme une sorte de récréation. C’est pour ça que je me suis permis d’avoir ce look : je n’avais rien à perdre. J’ai commencé à écrire des textes, et je les ai interprétés assez rapidement. Ils étaient trop personnels et bizarres pour les faire chanter à quelqu’un. On s’est foutu de ma gueule au début !

C’est vrai ?

Oui. Avec ma voix très aiguë, quand j’avais 17-18 ans et que je ne chantais pas forcément très bien. J’ai dit à mes potes que je voulais faire de la chanson et ils se sont tous foutus de ma gueule. Au final, c’était plus l’envie d’expérimenter, de délirer. Jamais je n’aurais pu projeter que je serai toujours là vingt ans plus tard.

Pendant que tu bossais sur ton premier album, tu continuais à faire guitariste pour d’autres artistes…

Ah oui, oui ! C’est vrai qu’à un moment, ça prenait de la place avec les tournées et tout, mais j’ai toujours adoré expérimenter avec d’autres gens. Même quand je bossais avec des gens connus comme Vanessa Paradis, que j’accompagnais en tant que guitariste, je ne me posais aucune limite.

D’ailleurs, tu as bossé avec Cassius, un groupe plutôt qui éloigné de ton univers musical…

Je vais te dire, c’est même plus que ça : j’étais le guitariste officiel de Cassius. J’ai joué sur les disques d’avant et d’après “Toop Toop”. Ce sont des amis depuis toujours, je suis souvent avec eux.

J’ai aussi fait de la musique pour Martin Parr le temps d’une exposition, lors d’un ballet pour le danseur étoile Nicolas Le Riche, j’ai aussi joué avec DJ Mehdi… Là, je vais peut-être faire quelque chose avec Roméo Elvis. Je suis très ouvert : c’est le fond qui m’intéresse, pas la forme.

Tu as aussi fait des BO. La première que tu as intégralement composée, c’était pour Ne le dis à personne de Guillaume Canet. Comment tu en es venu à ça ?

Ah, c’est marrant ! Tu connais l’histoire de cette BO ?

Je ne crois pas…

C’est drôle ! Guillaume, que je ne connaissais pas encore, m’appelle et me dit : “Voilà Matthieu, on m’a planté pour la musique du film, est-ce que tu pourrais faire un truc ?” Je bossais pour Vanessa Paradis à ce moment-là, donc je lui réponds : “C’est gentil Guillaume, mais je n’ai pas le temps en ce moment.” Il me rappelle, parce qu’il est très têtu, et me dit : “Tu es sûr ? Même un truc simple ?”

Là, j’ai un flash. Je pense à Neil Young pour Dead Man [de Jim Jarmusch, ndlr] et à Miles Davis pour Ascenseur sur l’échafaud. Je lui dis : “Tu sais ce qu’on va faire ? Je vais regarder le film. Si ça m’inspire, je te fais une impro.” C’est-à-dire que je regarde le film et j’improvise dessus en même temps, pendant mon premier regard dessus. Alors lui, il est fou, il me dit : “Ah ouais super !” [Rires.]

Et c’est ce qu’on a fait. Je suis parti en studio, j’ai lancé le film, je me suis branché à un petit looper où je pouvais me sampler en direct, et j’ai fait une impro totale. La musique que tu entends dans le film, je l’ai improvisée.

En une seule prise ?

J’ai peut-être recommencé un ou deux un petits trucs. Après, on a demandé à Vincent Ségal d’ajouter du violoncelle sur trois morceaux, et c’est tout.

C’est un procédé que tu as reproduit par la suite ?

Jamais à ce point-là, mais j’adore ça : je fonctionne à l’instinct. Tu vois, Bangalter, qui est un maître de la production, un scientifique de la musique où tout est décortiqué et c’est magnifique : je suis l’inverse de ça. Je suis très bon dans l’instinct, c’est pour ça que la scène, c’est mon truc. J’adore conceptualiser des trucs et réfléchir en amont, mais je suis meilleur en instinct que dans la maîtrise absolue.

La dernière BO que tu as faite, c’est pour Yao, qui te correspond vraiment : tu as toujours été amoureux de l’Afrique. Depuis quand exactement ? Tu te souviens de la première fois que tu y es allé ?

Mon amour pour l’Afrique était un amour romanesque parce que je n’y été jamais allé à l’époque de “Mama Sam”. Je parle de ma copine, ma première amoureuse que j’ai surnommée Mama Sam, parce que quand elle a eu son premier enfant là-bas qui s’appelait Sam, on l’appelait Mama Sam. C’est son histoire que j’ai racontée dans cette chanson, qui est un fantasme de l’Afrique.

Sans l’Afrique, on ne ferait pas la musique comme ça. Quand j’y suis allé la première fois, c’était à Bamako pour le festival qu’organisaient Amadou et Mariam dans un institut pour aveugles. J’ai passé dix jours là-bas. J’ai vraiment été connecté et j’ai écrit “Amssétou” dans l’extase de l’Afrique. Il y a une énergie tellement incroyable.

Ça me rappelle cette fois où j’arrive dans un maki, un petit café musique de Bamako. Marc-Antoine Moreau, paix à son âme, m’amène dans ce bar où il y a un groupe dément qui joue. J’arrive, fatigué du décalage horaire, et je vois tout ça, la beauté de ces gens qui dansent comme des dieux. 

Sans me le dire, il va voir un des gars du groupe, qui me demande de venir sur scène pour jouer de la guitare avec eux. Ce qui est drôle, c’est que je n’ai pas du tout une culture de la musique africaine. Je me mets à jouer du Prince et du Jimi Hendrix sur leur musique à eux, plus traditionnelle, et ça a donné un truc dingue. Avec la chaleur, en pleine nuit… C’était incroyable !

Ils m’ont fait boire de l’alcool blanc au goulot pendant que je jouais, me lançaient des billets, mettaient des billets partout sur moi… J’ai été baptisé et accepté dès la première soirée. À partir de ce moment-là, j’ai vraiment ressenti une connexion.

Pour revenir sur tes connexions, le premier single de ton dernier album est produit par Bangalter, dont tu me parlais plus tôt. Comment tu t’es retrouvé avec lui en studio ?

Il fait partie de la clique de Zdar, qui sont mes amis depuis toujours. Cette French touch fait partie de ma génération d’une certaine manière. Ça faisait longtemps qu’on se croisait, qu’on se reniflait si on peut dire. Il y a toujours eu un truc amical, une tendresse. C’est un type incroyablement ouvert et généreux. Souvent il me disait, quand je travaillais sur de nouveaux trucs : “Si tu as besoin que je passe au studio pour que je t’aide ou qu’on échange, n’hésite pas.”

Je ne le faisais pas, parce que j’ai un complexe avec les gens très sollicités, je n’ose pas les contacter. J’ai peur de les faire chier. Mais à chaque fois que je le croisais, il me disait : “Pourquoi tu ne le fais pas ?” Un jour, il est venu pendant que je bossais sur cet album quand j’étais en studio à Paris, pour écouter et me donner de petits conseils.

À la fin, il me demande si j’ai un dernier morceau. Je réponds : “Ouais, j’ai un morceau qui s’appelle ‘L’Autre Paradis’ que j’ai fait en hommage à Michel Berger et à France Gall.” Ça lui plaisait bien. Il m’a demandé si je voulais bien venir dans son studio, et c’est comme ça qu’on s’est mis à bosser et à produire ces deux morceaux, avec “Superchérie”.

C’était génial : il est cérébral, dans la maîtrise, l’analyse, très sobre, zen. C’est un maître pour moi. On avait deux énergies différentes mais complémentaires. J’ai toujours eu un complexe avec ce genre d’artiste : je suis un homme de scène, j’ai un univers et c’est super, mais, parfois, quand j’entends les productions ultra-léchées d’un Thomas, ça m’intrigue. C’est quelque chose que je ne maîtrise pas.

C’était un cadeau de travailler avec lui, parce qu’il avait fait ça pour 113 il y a très longtemps, et c’était la première fois qu’il refaisait ça pour un artiste francophone.

Tu n’es pas habitué à avoir un producteur avec toi…

Exactement ! J’ai souvent des copains plus jeunes avec qui j’échange parce que j’ai besoin d’avoir ce ping-pong, ce jeu, souvent avec des générations plus jeunes. Pour me saisir un peu, pour ne pas trop m’endormir, j’aime avoir un regard vif. Cette interview qu’on fait ensemble est vachement plus vive que certaines qui sont redondantes. Il y a quelque chose de plus fort : j’ai besoin de cette énergie-là pour me sentir en vie.

Lettre infinie de -M- est sorti ce 25 janvier.