Sample Story #23 : de Bach à Lil Wayne, voici l’histoire folle des albums Switched-On

Sample Story #23 : de Bach à Lil Wayne, voici l’histoire folle des albums Switched-On

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Par Brice Miclet

Publié le

Il y a tout juste 50 ans, le producteur Norman Dolph entreprenait de reprendre des chansons des Beatles, des Supremes ou des Rolling Stones uniquement avec des synthétiseurs, notamment le Moog. L’album qui résulte de ce projet, Switched-On Rock, a été pillé par le hip-hop, notamment par Lil Wayne sur son tout dernier album sorti fin septembre.

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Tout amateur de rap américain connaît le son d’un synthétiseur Moog. Il suffit d’écouter une volée de productions signées Dr. Dre, qui en a fait l’un des principaux éléments du G-Funk durant les années 1980-1990, en premier lieu sur des titres phares de son groupe N.W.A. Que ce soit pour les basses ou pour certaines mélodies, l’apport de ce synthétiseur dans le son de la formation fait le lien entre la modernité du G-Funk, et le son P-Funk dont il s’inspirait tant, incarné par des musiciens tels que George Clinton ou les Ohio Players. Mais il n’y a pas que cela. Sur son dernier album Tha Carter V, sorti le 28 septembre 2018, Lil Wayne fait aussi retentir le Moog. Mais cette fois, c’est grâce à un sample terrible, dont l’original est sorti il y a 49 ans.

500 000 exemplaires pour des reprises de Bach

Petit saut en arrière, donc. En 1968, la musicienne Wendy Carlos, qui s’est depuis 1962 penchée sur les nouveaux moyens de composer la musique électronique, sort un album capital, Switched-on Bach. L’idée peut paraître simple aujourd’hui, mais à l’époque, c’est un pari osé : reprendre l’œuvre du monstre sacré de la musique classique Jean-Sébastien Bach uniquement avec des synthétiseurs. Wendy Carlos, qui travaille depuis quelque temps au sein du groupe d’expérimentation musicale Columbia-Princeton Electronic Music Center, n’a aucun mal à vendre le projet au label Columbia. Mais les difficultés sont nombreuses. Premièrement, elle va subir l’ire des amateurs de musique classique, qui verront en cet album une hérésie. C’est prévisible, et plutôt logique par ailleurs. Ensuite, il y a la complexité des compositions d’origine, qu’il faut parvenir à arranger et à transformer tout en les respectant. Enfin, et c’est peut-être le plus compliqué, il faut que le résultat final soit agréable à écouter. Ça paraît bête dit comme ça, mais c’est absolument central pour comprendre ce projet d’album.

À l’époque, les innovations électroniques pullulent. Les années 1960-1970 sont le théâtre d’expérimentations qui deviendront la base de toutes les musiques électroniques que l’on connaîtra par la suite. Mais innovation ne rime pas toujours avec confort d’écoute. Beaucoup de musiciens privilégient les avancées technologiques et musicales à la qualité intrinsèque de leurs disques. Wendy Carlos veut changer cela. Et y parvient à merveille puisque contre toute attente, Switches-on Bach s’écoule à 500 000 exemplaires en un peu moins d’un an, et claque la dix-septième place des charts américains. Pour un tel album, c’est totalement inattendu.

Le Moog et ses particularités techniques

La maison de disques Columbia sent alors qu’elle tient un créneau, et charge plusieurs compositeurs de s’attaquer à des œuvres majeures et d’en écrire les versions électroniques. Burt Bacharach, Gershwin… Mais aussi des genres musicaux comme la country, les chansons de Noël. En 1969, Norman Dolph, qui vient notamment de travailler sur l’album culte The Velvet Underground & Nico, s’attaque au répertoire soul et rock de l’époque, avec un credo : utiliser le synthétiseur Moog. Il reprend The Beatles (“Hey Jude”, “Get Back”), Paul Simon (“The 59th Street Bridge Song”), The Rolling Stones (“Jumpin’ Jack Flash”), The Band (“The Weight”), Ohio Express (“Yummy Yummy Yummy”), la bande originale de la comédie musicale Hair (“Aquarius/Let The Sunshine In”)… Et The Supremes. Son interprétation du titre “You Keep Me Hangin’ On” du trio mené par Diana Ross est l’un des passages marquant de l’album baptisé Switched-on Rock, et fera le bonheur de Lil Wayne cinquante ans plus tard.

Durant les enregistrements, Norman Dolph, épaulé par Russell Barnard et Kenneth Ascher (ce groupe éphémère se nomme pour l’occasion The Moog Machine), se retrouve face à de multiples complications techniques. D’abord, le Moog est un synthétiseur à l’époque très difficile à maîtriser. Il faut bidouiller un paquet de boutons, et toucher à l’un d’eux ne serait-ce que subrepticement modifie grandement le son recherché. Sur la version finale, de nombreux passages relèvent de l’accident, de l’imprévu. Surtout, le Moog ne sort qu’une seule note à la fois. Lorsque l’on plaque un accord sur les touches piano, c’est la note la plus basse, et celle-ci uniquement, qui est jouée. Pour enregistrer des accords, il faut donc plusieurs prises, qui sont ensuite superposées. Et puis, les autres synthétiseurs utilisés n’ont pas de boîte à rythmes dignes de ce nom. Ils décident donc de faire une entorse à leur principe et de s’équiper d’une vraie batterie.

Beastie Boys, Slum Village, Chemical Brothers…

Le succès de Switched-On Rock est inférieur à celui de Switched-On Bach sorti un an auparavant. Mais son impact est fort, puisque les trois membres de The Moog Machine réitéreront l’expérience avec l’album Christmas Becomes Electronic la même année. Surtout, le hip-hop, très au fait de l’histoire des musiques électroniques, va s’attaquer à son contenu. Les Beastie Boys, en 1994, sampleront la basse de la reprise d’”Aquarius/Let The Sunshine” In sur “Get It Together”, en duo avec Q-Tip. J Dilla, avec son groupe Slum Village, le samplera aussi sur “Frantastic 3” deux ans plus tard, avec une dextérité déroutante.

Mais il n’y a pas que le rap qui se penchera sur Switched-On Rock. Les Chemical Brothers, en 2003, s’attaquent à la version de “Hey Jude” sur leur titre “Delik”.

Ce qui nous amène à 2018, et au nouvel album tant attendu de Lil Wayne, Tha Carter V. À la production du morceau “Uproar”, on retrouve un grand nom du beatmaking hip-hop : Swizz Beatz. Vers la fin des années 1990, il s’est justement distingué en rejetant moult fois le sampling dans ses compositions, allant à l’encontre de la tendance dominante, et basant ses morceaux sur des sons générés. Une marque de fabrique qui le verra pourtant faire bien des exceptions durant sa carrière. Oui, Swizz Beatz sample lui aussi, et pas qu’un peu. Sur “Uproar”, il se met alors le cul entre deux chaises : il va sampler, certes, mais un synthé. C’est sur la reprise de “You Keep Me Hangin’ On” de The Supremes qu’il va jeter son dévolu. Et même si Switched-On Rock est centré sur le Moog, Swizz Beatz sample un autre passage, n’en contenant pas. Il ralentit l’extrait, le dépitche, en fait baisser la tonalité.

Le résultat, c’est un titre certes efficace, mais qui aurait presque pu sortir il y a six ou sept ans, un poil daté. Après tout, pourquoi pas, personne n’a dit qu’il fallait systématiquement faire progresser le schmilblick. Le principal c’est que les gens kiffent, et Wendy Carlos en sait quelque chose.