Bashar Murad, quand la pop palestinienne est queer et engagée

Bashar Murad, quand la pop palestinienne est queer et engagée

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Par Adlan Mansri

Publié le

Installés dans son studio, nous avons discuté musique et engagement politique avec Bashar Murad.

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© Adlan Mansri

À 25 ans, Bashar Murad est un jeune musicien et artiste, né à Jérusalem où il a passé la majeure partie de sa vie, exception faite de ses années universitaire aux États-Unis. Engagé à travers sa musique, ses clips et ses performances, il ose aborder des sujets comme l’homophobie et les inégalités de genres pour défier les clichés sur les Palestiniens et les Arabes. Chantant en arabe et en anglais, Bashar espère ouvrir la voie pour des milliers de jeunes Palestiniens, et plus globalement de jeunes dans le monde. Son histoire n’est pas sans rappeler celle de Hamed Sinno, chanteur du groupe libanais Mashrou’ Leila, ouvertement gay et cible d’autant de soutiens que de menaces.

Konbini | Bonjour Bashar, comment en es-tu arrivé à faire de la musique ?

Bashar | J’ai travaillé pendant 2 ans derrière un bureau, de 9 heures à 17 heures, et ça ne m’a rien apporté. J’y suis resté parce que je pensais que c’était ce que j’étais censé faire : finir l’université, puis commencer à travailler. Pendant un moment, j’ai mis ma passion pour la musique en pause, parce que j’ai rarement vu des Palestiniens poursuivre leurs rêves et combattre la norme. Pendant cette période de ma vie, j’ai toujours continué à écrire des chansons mais je ne les avais encore jamais partagées avec d’autres.

Parle-nous un peu de ton identité et des raisons pour lesquelles tu fais la musique que tu fais aujourd’hui.

Pendant la plus longue période de ma vie, surtout enfant et adolescent, je me suis caché. J’ai renoncé à moi-même parce que c’est ce que la société m’a dit de faire. Les gens m’ont toujours dit d’ “agir comme un homme” et de ne pas être flamboyant… Du coup j’ai grandi en pensant qu’il y avait quelque chose d’anormal chez moi. Pendant que ma famille m’encourageait à être moi-même, la société a fait exactement le contraire. J’ai été harcelé à l’école, dans la rue… Et alors que je pensais correspondre à la “norme du masculin”, je me suis toujours retrouvé à être victime d’homophobie.

Bashar Murad dans son studio à Jérusalem-Est. © Adlan Mansri

Il m’a fallu beaucoup de temps pour devenir la personne que je suis aujourd’hui. Des jours à me sentir inutile, en pensant être une erreur que Dieu avait faite… Cependant, quand j’ai finalement compris qui j’étais vraiment, j’ai compris que je ne voulais plus vivre caché. J’ai compris que c’est l’unique vie que j’aurais, et que je devrais la vivre au maximum. C’est pour cela que ma musique tourne autour de la création d’un espace où je peux être ouvert sur le monde, où je peux me connecter à des jeunes qui pourraient vivre, ressentir les mêmes choses que j’ai vécues. Je veux qu’ils comprennent et qu’ils ressentent que c’est OK d’être eux-mêmes. Quand j’ai grandi, je n’avais personne à qui m’identifier dans la société arabe. Les seuls modèles que je pouvais regarder appartenaient à la société occidentale.

Ma musique ce n’est pas seulement ça, bien sûr. C’est également une façon très personnelle de gérer mes problèmes. La musique a toujours été une sorte de thérapie pour moi, aujourd’hui encore. À travers elle, j’essaye de m’exprimer sur des sujets que la société arabe, et surtout la jeunesse palestinienne, traverse. Par exemple, la pression du mariage, les inégalités de genre, les problèmes économiques, le manque de travail, et, bien sûr, la vie sous occupation.

Ta musique est assez authentique, est-ce que tu essaies de maintenir l’héritage palestinien en vie ?

Dans l’essence, je me considère comme un artiste pop. Alors que la musique pop a aujourd’hui la réputation d’être mainstream et commerciale, pour moi il y a une force en elle. Avec la pop, tu peux croiser tellement de genres musicaux différents et être connecté avec tellement de gens parce que c’est de la “musique populaire”. Dans mes chansons, tu trouveras toujours quelque chose d’authentique, mais aussi de très progressif et innovant. J’essaye réellement de créer mon propre genre avec un mix d’authenticité palestinienne et d’expérimentation. L’héritage palestinien est tellement riche, et je pense qu’il est nécessaire que le monde entier puisse l’écouter et en profiter.

Bashar Murad sur le toit de sa maison, en arrière-plan, le quartier de Beit-Hanina à Jérusalem-Est. © Adlan Mansri

Est-ce difficile d’être un artiste palestinien à Jérusalem ? Est-ce que la politique influence ta manière de créer ? En quel sens ?

Vivre à Jérusalem ça veut aussi dire que tu es isolé du monde entier. Tu vis entouré d’Israéliens, mais tu ne peux pas te connecter à eux, et tu es séparé des autres Palestiniens par le mur et les checkpoints, du coup, tu ne peux pas te mélanger à eux aussi souvent que tu le voudrais. Tu vis sur ta propre île, où tu développes ta propre culture et ton propre style de vie. C’est vraiment compliqué de se connecter avec d’autres artistes à cause de cette séparation, alors tu finis par faire de la musique de ton côté. La scène musicale à Jérusalem n’est pas vraiment vibrante. Il y a quelques groupes qui essaient de rendre la scène vivante, mais il n’y a presque aucun lieu où se produire et tenir des événements. Et même quand tu veux faire des événements, ils sont immédiatement stoppés soit par l’occupation, soit par les conservateurs palestiniens qui pensent que ce que l’on fait est contre la tradition.

Ta musique est très engagée, pourquoi as-tu fait de la musique aussi politisée ?

Je vais sortir une chanson intitulée “Maskhara” (“conneries” en français). C’est une chanson qui parle de comment j’ai vu des gens de tous les âges, des Palestiniens et Palestiniennes, et leur manière de vivre l’occupation. Ils fument, boivent, seulement pour ressentir un certain engourdissement de la vie, une torpeur. Ça n’a pas plu à certaines personnes lorsque j’ai chanté cette chanson car ils pensent que je pousse les gens à consommer de l’alcool et de la drogue, alors qu’en fait je suis seulement en train de chanter à propos de choses communes et c’est le plus important. Et être naïf et essayer de cacher la situation, c’est exactement ce pourquoi ces problèmes continuent d’exister.

Ceci dit, toutes ces limitations me donnent encore plus l’envie de développer cette scène et d’être finalement entendu. Aussi vrai qu’être Palestinien a des limites, il y a également beaucoup de pouvoir en ça. Il y a tellement de paires d’yeux sur cette terre et d’attention de la part des médias, que l’on peut transformer le manque de pouvoir que l’on ressent, et l’utiliser à notre avantage. Ma musique aura toujours un aspect politique, parce qu’être Palestinien c’est être politique en soi. Ma musique portera toujours le message d’un peuple occupé, qui essaye de changer la donne pour lui-même et pour les générations futures.

Est-ce difficile avec ton identité, être queer palestinien et vivre à Jérusalem ?

Comme je l’ai expliqué avant, je souhaite créer un espace safe pour l’égalité et la tolérance dans notre société. Les questions LGBTQ+ sont en haut de la liste pour moi, spécialement car je m’identifie comme un individu queer. C’est important d’avoir des personnes qui élèvent leur voix sur ces questions et font grandir les consciences, car il y a de vraies lacunes. Être queer et vivre à Jérusalem est déroutant parce que la majorité n’est vraiment pas à jour sur ces questions. Du coup, je dois trouver une balance pour me lutter contre ça, tout en n’étant pas trop extrême afin d’éviter que les gens ne rejettent ce combat. Je pense que ça commence par se battre pour l’égalité de genre, qui est toujours un problème dont on doit s’occuper. L’égalité non seulement pour les femmes, mais également pour les hommes. L’homme doit correspondre dans cette société à une certaine image de la masculinité et être celui qui subvient aux besoins de la famille. On doit se battre contre cette idée réductrice et arriérée.

Dans le cadre d’un projet avec UN Women, j’ai écrit une chanson intitulée “I Am a Man” qui essaye de redéfinir l’image de la masculinité qui nous a été inculquée. J’ai également travaillé avec l’association palestinienne LGBTQ+ Al Qaws (“arc-en-ciel” en français), sur un morceau qui s’intitule “You Can’t Change Me”, qui reprend l’idée que les gens peuvent être en colère, qu’ils peuvent hurler, me crier dessus, me retirer mes droits, mais que rien de tout ça ne changera qui je suis. Rien ni personne ne peut changer qui je suis.

Quelles sont les réactions de ceux qui regardent et écoutent ce que tu fais ?

Depuis que j’ai commencé à être ouvert dans mes musiques et mes clips, j’ai reçu des avis négatifs et positifs bien évidemment. Beaucoup d’encouragements qui m’ont réchauffé le cœur et des soutiens inattendus. Cependant j’ai également reçu beaucoup de commentaires négatifs sur ce à quoi je ressemble, ou sur ce dont je parle, surtout sur Internet. Certaines personnes m’ont dit que ce que je faisais allait à l’encontre des principes de Dieu et que moi, ou les personnes comme moi, auraient une place spéciale en enfer. Mais pour moi, ce genre de réactions négatives est quelque chose d’intéressant, ça m’aide à évoluer dans mon art. Et ça me conforte dans ce que je fais, car je sais que je peux atteindre ce genre de personnes qui ne pensent pas comme moi et qui ne supportent pas ce que je fais. C’est un moyen de lancer des conversations et de faire évoluer les esprits.