Avec Kids See Ghosts, Kanye West et Kid Cudi font de leur mélancolie une force musicale

Avec Kids See Ghosts, Kanye West et Kid Cudi font de leur mélancolie une force musicale

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Par Jérémie Léger

Publié le

Kids See Ghosts, ou le retour triomphant du tandem mélancolique et historique de GOOD Music. J’ai nommé Kanye West et Kid Cudi.

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Lors de leur internement en hôpital psychiatrique, Kid Cudi et Kanye West ont-ils lu l’auteure américaine Laurie Halse Anderson, celle qui a dit : “Dans une certaine mesure, oui, je crois aux fantômes, mais ces fantômes, nous les créons et nous nous hantons nous-mêmes” ? Possible car, à elle seule, cette phrase pourrait avoir posé les fondations du duo de Kids See Ghosts.

Si le Wyoming a inspiré le rappeur de Chicago dans sa thérapie auto-analytique qu’était Ye, les deux artistes ont choisi de présenter le fruit de leurs troubles dans une ville fantôme. Littéralement. Mais avouons-le : ce coin isolé de Californie du Sud n’était-il pas le meilleur cadre pour faire résonner tout ça ? Si bien que même leurs démons dansaient peut-être eux aussi autour du feu de camp.

Kanye West et Kid Cudi, le ying et le yang

Oui, les fantômes du duo West/Cudi sont nombreux. Le duo a un rapport particulier à la mort. Scott Mescudi a perdu son père à l’âge de 11 ans et Kanye West sa mère tant aimée en 2007. Ce décès tragique était d’ailleurs l’un des moteurs de son expérience musicale mélancolique sur 808’s & Heartbreak, son album le plus novateur et sur lequel on découvrait d’ailleurs le tandem pour la première fois.

Longue de dix ans, l’histoire des deux rappeurs est sans doute l’une des bromances les plus fascinantes que le hip-hop ait connues. Unis par la dépression et la mélancolie, Kid Cudi et Kanye West ont fait de leurs affinités personnelles et artistiques une force musicale. Kids See Ghosts en est l’aboutissement, l’équilibre parfait entre deux esprits torturés, hantés par leurs rêves et surtout leurs cauchemars.

À la vue de la superbe pochette dessinée par l’artiste japonais Takashi Murakami, on s’attend à être submergé par les ténèbres. Kid Cudi donne le la et surprend à chanter l’amour. En contraste avec Kanye West, qui habille le morceau d’ouverture d’onomatopées imitant des tirs de kalachnikov. Après les “poopy-di scoop, scoop-diddy-whoop”, les “grrrat, gat, ga-gat-gat, grrrat”. Big Shaq, sors de ce corps !

Une phrase répétée et des gimmicks : la formule la plus simple de l’univers, mais dont l’effet ici est transcendant. Le tout est sublimé par un couplet de Pusha T, décidément en grande forme depuis Daytona. Étrangement, c’est lui qui ouvre l’opus, comme pour rappeler que GOOD Music est avant tout une affaire de famille. Le ton est donné, le voyage est lancé. Attachez vos ceintures, vous n’en reviendrez pas.

Un voyage chaotique et magnifique

Nous voilà donc immergés dans ce monde peuplé d’esprits frappeurs. Cette “belle folie”, comme le dit si bien Cudder. Pourtant, dans ce chaos spirituel et émotionnel, tout est beau, parfait. Cet album confirme l’incroyable symbiose qu’il y a entre les deux artistes. Plus que jamais, chacun d’eux arrive à tirer le meilleur de son partenaire en le poussant dans ses retranchements.

La force de Kid Cudi, c’est de réussir systématiquement à exprimer et à communiquer une ambiance par son chant hypnotique et décalé. D’ailleurs, n’ayons pas peur de le dire, ses fameux “huuummm” font partie des découvertes musicales les plus surprenantes et accrocheuses du XXIe siècle. Un véritable don que son mentor parvient à sublimer par la qualité de ses beats.

Ce Kids See Ghosts ne déroge pas à la règle : les productions sont tribales, étranges, pesantes, mais toujours brillantes et d’une richesse musicale déconcertante. C’est même triste de se dire que Kanye semble meilleur aux manettes pour les autres que pour ses propres projets. Fidèle à lui-même, le natif de Chicago opte pour une utilisation avant-gardiste du sampling.

Dans “4th Dimension”, il ressuscite avec brio Louis Prima et son éternel chant de noël “What Will Santa Claus Say“. Personne n’aurait pu imaginer ça et pourtant, le résultat est grandiose. Son utilisation originale des samples intervient aussi sur l’ultime titre de l’album “Cudi Montage”, qui propose un superbe échantillon des riffs de guitare Kurt Cobain sur le morceau “Burn the Rain“.

Malgré l’omniprésence d’une atmosphère lugubre, tout n’est pas noir sur cet album. Un morceau comme “Reborn” est un splendide rayon de lumière qui vient percer l’obscurité pesante, entre piano, orgues somptueuses, “huuum” et refrains hypnotiques de Kid Cudi et couplets rêveurs de nos deux compères.

Ce titre vient faire un écho magnifique au hit “Pursuit of Happiness“, hymne au bonheur de l’époque bénite où le rappeur de Cleveland était encore sur la Lune. Keep moving forward, Scott ! Personne n’a envie que tu t’arrêtes. En tout cas, avec cet album, Kanye West et Kid Cudi sont les preuves vivantes que de la mélancolie naît l’excellence.

La semaine dernière, les rappeurs faisaient déjà des merveilles sur “Ghost Town”. Parlons-en : prévu pour figurer sur ce disque, c’est finalement la suite du titre qui nous sera proposée, “Freeee”, qui fait référence aux élans vocaux de la révélation 070 Shake. Anecdote amusante : ces titres, en plus d’être des odes à la liberté, samplent tous les deux “Someday” de la chanteuse gospel Shirley Ann Lee.

Kanye West, qui se montrait plus mélodieux sur son album solo, apparaît énervé sur cet opus. Il rappe comme on ne l’a pas entendu le faire depuis des années. Ultra-chaud sur “What Would Meek Do ?” de Pusha T, “4th Dimension” et “Reborn”, il signe son meilleur couplet dans “Kids See Ghosts”, sur lequel Mos Def apparaît lui aussi en forme olympique. Le Kanye de Watch the Throne est de retour.

Kids See Ghosts, un véritable ovni

Ceux qui craignaient des similitudes entre les récents projets estampillés GOOD Music, Kanye les fait mentir. Ye ne ressemblait en rien à Daytona, et ce Kids See Ghosts brille également de par sa singularité. C’est de bonne augure pour la suite car, comme chacun sait, la Yeezy Musical Season est loin d’être terminée.

Si certains ont reproché le manque d’audace de Kanye sur Ye, impossible d’émettre une telle critique ici. Conscients de la force de leur duo, West et Cudi osent. Entre productions punk rock et d’autres plus planantes, ils expérimentent des sonorités que d’autres rappeurs ne pourraient même pas envisager (si ce n’est peut-être A$ap Rocky).

Ye et Cudi se contentent d’exprimer leur amour inconditionnel pour la musique. Mais on le déplorait déjà pour Ye : Kanye ne s’est pas exprimé sur les récentes critiques dont il a fait l’objet. Kids See Ghosts est un voyage musical et rien d’autre. N’est-ce pas ce qu’on voulait ? Une union comme celle-là est si rare, peut-être est-ce mieux qu’elle n’ait pas été entachée par quelques digressions.

Pendant dix ans, Kanye West et Kid Cudi ont brillé ensemble et il aura fallu attendre tout ce temps pour pouvoir profiter pleinement de leur alliance sur un projet. Dire qu’une bête dispute aurait pu les séparer deux ans plus tôt… Quelle perte pour le hip-hop ça aurait été ! Remercions les fantômes et les dieux du hip-hop de les avoir réconciliés.