Arnaques, chiffres et playlists : enquête sur le marché noir du streaming [2/2]

Arnaques, chiffres et playlists : enquête sur le marché noir du streaming [2/2]

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Par Badr Kidiss

Publié le

Comment maquiller ses chiffres de ventes dans la musique ? Deuxième volet de notre enquête en deux parties.

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Après l’achat de streams, le déluge ? Pas si sûr. Alors que des centaines de milliers de morceaux déboulent chaque semaine sur les plateformes de streaming, les playlists attisent les convoitises. Car ces listes de lecture permettent aux artistes de se démarquer dans cette abondance musicale. Elles garantissent aussi aux auditeurs d’être à la page, d’écouter du son selon leur mood du moment ou d’explorer un sous-genre d’un style musical. Les possibilités sont infinies, et le nombre de playlists ne cesse d’augmenter.

Accélératrices de notoriété, les playlists – qui sont très suivies – peuvent faciliter le succès commercial de certains morceaux. Si bien qu’être sélectionné par les éditeurs de Spotify, Deezer ou Apple Music pour être sur l’une de leurs listes de lecture est perçu comme un exploit. Y rester le plus longtemps possible, surtout si la playlist a beaucoup d’abonnés, s’apparente carrément à une certification du SNEP. Rien que ça.

Pas de favoritisme

À l’heure où certaines maisons de disques, à l’image d’Universal et sa marque Digster, fabriquent leurs propres playlists, il est évident que la majorité des labels et des maisons de disques tentent de promouvoir leurs artistes en faisant des mains et des pieds pour les placer dans les meilleures playlists du moment. “Chaque semaine, on a un service digital qui pitche les plateformes (Spotify, Deezer…). Son travail, c’est de rentrer tous les titres de la maison dans les playlists”, nous confirme le directeur artistique d’une grande maison de disques.

Mais que ce soit chez Spotify ou Deezer, on se défend de tout favoritisme. “On a trois types de playlists. On a d’abord celles qui sont personnalisées et générées par des algorithmes. Elles proposent aux utilisateurs des titres similaires à ce qu’ils ont déjà pu écouter […]. On a aussi les playlists d’utilisateurs, c’est-à-dire que n’importe qui peut créer sa playlist et la partager avec des amis… Et puis, il y a les playlists éditoriales qui sont créées par des humains”, résume Nicolas du Roy, responsable éditorial de Spotify.

Contrairement au Suédois, le Français Deezer propose uniquement des playlists “curatées par des êtres humains”. Autrement dit, une équipe composée de plusieurs personnes est chargée de concocter les listes de lecture. Par la suite, “les algorithmes interviennent pour recommander les playlists aux utilisateurs”, nous précise Rachel Cartier, directrice de la musique chez Deezer. “On a des playlists d’actualité, des playlists de mood, des playlists de bas de catalogue où l’on retrouve des titres sortis il y a plus de 18 mois. On a également des playlists de mood par genre”, ajoute celle qui donne le tempo de la licorne française.

Payola 2.0

Si les playlists proposées par Spotify et Deezer suscitent beaucoup d’intérêt, celles concoctées par certains usagers de ces plateformes attirent aussi beaucoup de monde. Certaines d’entre elles brassent même des centaines de milliers d’abonnés, et leurs auteurs tentent parfois de se faire payer en douce pour promouvoir certains artistes sur leurs listes de lecture.

Sur Instagram Stories, il est d’ailleurs possible de tomber sur des pubs promettant un “placement en playlists” et une hausse des streams avec de “réels auditeurs”. De quoi nous rappeler la fameuse payola, connue aussi sous le nom de “pay to play”, un dispositif mis en place par les radios américaines et qui consistait à se faire payer par les majors pour diffuser leurs titres sur les ondes. Révélé au milieu des années 2000, ce procédé avait fait couler beaucoup d’encre. Il y a eu des polémiques, des procès et même des condamnations aux États-Unis.

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Malgré tout, la stratégie du payola semble perdurer secrètement dans l’industrie musicale. Ces dernières années, le magazine Billboard et le site The Daily Dot ont même révélé différents cas de pay to play. Et la France n’échappe pas à ce marché noir du stream. Une entreprise comme Promomusique, qui se présente comme le leader français “de la promotion musicale en playlist pour les artistes”, propose différentes offres pour “passer l’audience, le référencement et la notoriété au niveau supérieur”. Selon le site de Promomusique, plus de 30 millions de vues et/ou streams ont été générés par ses campagnes en playlists.

“Une escroquerie”

Pour éviter ce type de pratique malhonnête, Spotify a dû modifier ses conditions générales d’utilisation afin d’interdire aux utilisateurs de “vendre un compte utilisateur ou une playlist, ou accepter toute indemnisation, financière ou autre, afin d’influencer le nom d’un compte ou d’une playlist ou le contenu d’un compte ou d’une playlist”.

Questionné par nos soins sur l’existence d’un payola 2.0 en France, le roi mondial du streaming Spotify estime que “proposer à un artiste de payer pour rentrer dans une playlist est une escroquerie”. Antoine Monin, directeur musique chez Spotify France, explique qu’“il faut considérer si la raison pour laquelle un morceau rentre dans une playlist d’un utilisateur est liée à un paiement. Car cela impacte l’expérience utilisateur qui devient forcément mauvaise”. Avant d’ajouter qu’“une playlist est une écoute, ce n’est pas un linéaire de supermarché où l’on se retrouve avec un titre dans les oreilles”.

Mais il n’a pas hésité à lancer récemment Discovery Mode, une fonctionnalité bêta qui permet aux artistes d’élargir leur audience en optimisant la découverte de leurs morceaux. Sauf que cette innovation a un prix : il faudra notamment dire adieu aux revenus engendrés par ces titres. De là à parler d’une nouvelle forme de payola, il n’y a plus qu’un pas que l’on ne voudrait pas franchir…

Du côté de Deezer, qui est toujours leader du marché national de la musique à la demande, on estime que le placement d’un morceau sur une playlist en contrepartie d’une rémunération “n’est pas très notoire” sur la plateforme. “Ce n’est pas vraiment le type de ‘fraude’ qu’on pourrait avoir”, conclut Ludovic Pouilly, directeur des relations labels et industrie musicale chez Deezer France.

Pourtant, plus les magouilles sont révélées, plus le doute s’installe sur la transparence de certains streams. Comme si finalement, Aristote avait tort de croire que la musique adoucit les mœurs.