Les albums posthumes, entre pertinence artistique et business post-mortem

Les albums posthumes, entre pertinence artistique et business post-mortem

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Par Guillaume Narduzzi

Publié le

Les albums posthumes de rappeurs sont légion depuis quelques mois, avec des résultats assez différents selon les cas. Petit bilan.

Lil Peep, XXXTentacion, Mac Miller, Nipsey Hussle ou encore très récemment Juice Wrld… Nombreux sont les rappeurs, souvent jeunes, à avoir trouvé la mort au cours des derniers mois. Une malheureuse tendance qui se répercute sur la discographie des artistes en question – même si la plupart étaient déjà devenus des figures importantes en très peu de temps de leur vivant – avec l’arrivée de plusieurs albums posthumes marquants dans un espace-temps assez réduit dans le pourtant vaste paysage du rap américain. Mais entre véritable album conçu entièrement avant une tragique disparition imprévue et l’élaboration de compilation de chutes de studio, il n’y a qu’un pas facilement franchissable.

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D’autant plus que les intérêts peuvent être multiples, comme par exemple offrir un ultime adieu aux auditeurs ou bien, à l’inverse, entretenir des revenus lucratifs pour les ayants droit fondés sur une peine et un deuil encore très palpables chez les fans. Même si les deux ne sont pas incompatibles, on peut remarquer des stratégies bien différentes dans la conception et la promotion de disques posthumes. La frontière entre véritable projet avec une ambition artistique et exploitation commerciale d’ébauches d’album se révèle très fine et perméable, comme en attestent les exemples ci-dessous. Petit tour du meilleur et du pire des albums posthumes du rap game de ces derniers mois.

“Everybody’s gonna die”

L’exemple le plus récent n’est autre que Mac Miller. Le petit prodige des années 2010 du rap outre-Atlantique est décédé en septembre 2018, alors qu’il avait déjà enregistré un nouvel album, le sixième de sa carrière. Un an et demi plus tard, le 17 janvier 2020, sort Circles. Un dernier projet qui démontre toute la polyvalence de la palette musicale de Malcolm James McCormick, de son vrai nom. Avec cet ultime disque, il devient le Beatles qu’il rêvait d’être, quitte à s’éloigner singulièrement du rap. Mais qu’importe, puisqu’il en résulte un album très cohérent dans sa structure et ses sonorités. Lui qui nous avait habitués à des projets sombres au possible (Watching Movies with the Sound Off) ou assez conceptuels (The Divine Feminine) livre ici un disque empli de légèreté et de somptueuses ballades.

Le constat est simple et globalement unanime : c’est une très grande réussite. On reconnaît bien là le Mac Miller surprenant et exaltant que l’on a pu voir à l’œuvre durant sa (trop courte) carrière. Le résultat laisse clairement transparaître la démarche de l’artiste. Tous les sons présents sur le disque ont été conçus pour s’imbriquer parfaitement les uns les autres lors du rendu final. Aucune fausse note n’essaie vainement de se greffer à cette symphonie parfaitement maîtrisée, comme si Mac Miller était revenu d’outre-tombe pour assurer en personne la sortie du projet. Point important : Circles a été enregistré pratiquement en même temps que Swimming, paru en 2018. Il faut également noter que cet album n’a été annoncé que quelques jours avant sa commercialisation et qu’un seul single a été exploité avant sa sortie, qui devrait être le tout dernier de l’artiste selon nos informations à ce propos.

En France, on peut à peu près dresser le même constat avec Népal. Le rappeur parisien est décédé en novembre dernier, laissant derrière lui un immense vide chez ses fans. Mais avant de disparaître, cette figure du rap underground avait laissé un dernier héritage à ceux qui le suivaient : son premier album, Adios Bahamas, sorti le 10 janvier dernier. Un disque sur lequel il démontrait une nouvelle fois toute sa virtuosité et sa définition de l’artiste qu’il était. Même si de nouveaux morceaux enregistrés avant son décès sont attendus dans les prochaines semaines (pour respecter ses dernières volontés, comme l’ont rappelé ses proches), ce premier et dernier album est une très belle réussite musicale.

“Falling down”

Lil Peep est quant à lui décédé en novembre 2017. Pourtant son héritage musical a continué d’être disséminé ces derniers mois, avec déjà trois projets posthumes au compteur (deux albums et un EP). De son vivant, le jeune artiste s’était imposé comme une figure de proue quasi-générationnelle du rap américain et faisait partie des talents éclos grâce à la plateforme SoundCloud. Une précieuse notoriété acquise très rapidement, qui perdure depuis sa disparition. Ses réseaux sociaux sont depuis tenus par un groupe composé de sa famille et de ses proches. Et comme l’artiste, mort précocement à l’âge de 21 ans, avait enregistré de nombreux morceaux, c’est ce même groupe qui gère toutes les sorties depuis.

Son premier album Come Over When You’re Sober Part. 1, le seul paru alors qu’il était encore en vie, a concrétisé le soutien populaire dont il bénéficiait jusqu’alors et qu’il ne cessait de faire croître, notamment par le biais des réseaux sociaux et de quelques morceaux isolés. Il a été suivi d’un second volume paru un an plus tard – son premier projet posthume. Cet album a joui d’un joli succès d’estime et surtout d’un plébiscite de la part de nombreux jeunes auditeurs, permettant à Lil Peep de davantage fixer son univers et son style à part.

Seulement voilà, plutôt que de se contenter de cette jolie fin, les ayants droit de l’œuvre de Gustav “Gus” Elijah Åhr, son nom à l’état civil, ont poursuivi les projets comme ils l’avaient déjà planifié. Quitte à les multiplier. Ainsi, un EP assez quelconque nommé Goth Angel Sinner a été dévoilé en début d’année dernière. Mais ce n’est pas tout puisqu’en fin d’année dernière sortait Everybody’s Anything, le troisième projet musical posthume de Lil Peep en à peine un an. Nous parlions alors à l’époque d’un “album un peu fourre-tout et hétérogène, où les chansons les plus intéressantes côtoient les plus anecdotiques”. 

Une impression renforcée par la parution simultanée d’un film documentaire éponyme retraçant le destin fulgurant de l’artiste américain, produit notamment par Terrence Malick, proche de la famille. Sur ce dernier album en date, on pouvait clairement distinguer un ensemble de titres, pas vraiment conçus pour aller ensemble, qui rappelait peut-être davantage un format de compilation ou de mixtape de début de carrière plutôt qu’un véritable album. Pourtant, les fans continuent de répondre présent à chaque nouveauté, et le clan héritier de la musique du jeune homme pourrait bien continuer d’en faire profit. Pour faire perdurer sa mémoire certes, mais aussi entretenir l’actualité autour de Lil Peep. Au risque d’entacher une discographie qui ne le méritait pas forcément avec des titres qui auraient peut-être mérité de ne jamais quitter leurs disques durs.

Business morbide

Cette trajectoire n’est clairement pas sans rappeler l’exemple le plus flagrant de tous : XXXTentacion. Le rappeur floridien s’est fait un nom dans la deuxième partie des années 2010, notamment grâce à une salve de pas moins de six EPs de 2014 à 2017, un énorme tube avec “Look At Me!”, un univers ultra-sombre et torturé, mais aussi des comportements condamnables qu’il est inutile de rappeler ici. De son vivant, il a eu le temps de publier deux albums, les très prometteurs 17 et ?. Deux opus bruts, très intéressants mais qui auraient sûrement mérité d’être davantage polis, de la part d’un rappeur polyvalent et au potentiel presque illimité, mais qui se cherchait encore en tant qu’artiste. Puis arrive le jour de sa mort, ou plutôt de son meurtre le 18 juin 2018, brisant la carrière d’une étoile filante de la scène américaine.

Mais ce bon vieux XXXTentacion a, lui aussi, eu le temps d’enregistrer plusieurs morceaux avant son décès soudain. C’est ainsi que ses proches décident de sortir un premier album posthume, Skins, en décembre 2018. Dix titres certes, dont une intro et un interlude, pour seulement… dix-neuf petites minutes. Même si de son vivant XXX n’a jamais été un adepte des titres de plus de trois minutes et encore moins des morceaux fleuves, cela semble quand même très léger pour un album. D’ailleurs, et malgré des titres audacieux et quelques belles réussites, on peut là aussi pointer du doigt un manque de cohérence sonore au niveau du projet, comme en témoigne la présence des deux morceaux survoltés “Staring at the sky” et “One Minute” avec Kanye West et Travis Barker (plutôt classe quand même) au milieu de la tracklist. Mais là aussi, le public suit, alors il faut continuer de l’alimenter tant que Jahseh Dwayne Ricardo Onfroy de son vrai nom n’est pas encore effacé de leur mémoire.

En janvier dernier, le quatrième volume de Members Only, compilation avec son collectif de Miami, est dévoilé. Le projet paraît le 23 janvier 2019, jour où XXXTentacion aurait dû fêter son vingt et unième anniversaire, pour “rendre hommage à sa mémoire” d’après la formation floridienne. On y retrouve notamment des rappeurs tels que Craig Xen ou encore Ski Mask The Slump God.

Quand les mères s’en mêlent

Mais ce n’est que le début puisque ce véritable business post-mortem se poursuit, quitte à flirter avec le mauvais goût. En septembre dernier, une version deluxe de ? est dévoilée, alors que l’intérêt autour de l’œuvre du triple X commence sérieusement à décliner. La cover est revue, avec une photo de Jahseh enfant, comme pour apitoyer encore un peu plus l’auditeur sur le triste sort de XXXTentacion. Un projet clairement destiné aux fans hardcore de l’artiste. En plus de l’album original, on retrouve un deuxième CD avec toutes les instrumentales de chaque morceau. Pas très utile donc. Puis un troisième, peut-être encore plus dérangeant, avec quelques bouts de titres inédits pas vraiment finalisés issus de son EP de décembre 2017 A Ghetto Christmas Carol, et surtout huit “voice memo” qui semblent tout droit sortis du smartphone du rappeur californien. Ces extraits sonores laissent entrevoir le processus de création de ?

Et ce n’est toujours pas fini, puisque son ultime projet Bad Vibes Forever paraît début décembre dernier. D’après les ayants droit de X, il s’agit de son tout dernier album. Sur ce disque, prévu depuis trois ans par XXXTentacion, on retrouve de très nombreux morceaux. Vingt-cinq précisément, dont de très nombreux featurings prestigieux comme Lil Wayne, Trippie Redd, Rick Ross, Tory Lanez, son pote Craig Xen, Joey Bada$$, Stefflon Don, Joyner Lucas ou encore blink-182, pour ne citer qu’eux. Des idées intéressantes sur le papier, pas vraiment exploitées dans les faits. Les versions proposées au public, bien que pertinentes, ne sont pas abouties. Le disque ressemble davantage à un dernier hommage avec les derniers projets sur lesquels XXXTentacion travaillait avant son décès, qu’à un véritable album – les héritiers préférant faire avec la matière disponible, plutôt que de laisser ces pistes à l’abandon. Cleopatra Bernard, la mère de l’artiste, va même encore plus loin dans le macabre avec un musée éphémère dédié à son fils, où il était possible d’observer, comble du voyeurisme et du morbide, la voiture dans laquelle XXXTentacion a été assassiné.

Désormais, on le retrouve sur quelques featuring (Yung Bans, Craig Xen, Aaron Golden). Le dernier exemple en date n’est autre que le titre “Get Outta My Head” sur le nouvel album de Lil Wayne, Funeral. Le paroxysme du “weirdo” étant probablement atteint sur le premier album posthume de Lil Peep, Come Over When You’re Sober Part.2, puisqu’on pouvait alors y découvrir une collaboration entre les deux rappeurs décédés… qui ne se sont jamais rencontrés de leur vivant. Une association rendue possible grâce aux mères des deux artistes, très présentes, qui ont chacune orchestré les publications de leur héritage musical respectif depuis leur disparition.

Une étape quasi-obligatoire

Pourtant, cette funeste tendance n’est pas forcément nouvelle. Mais elle est étroitement liée à l’histoire du rap, en particulier outre-Atlantique, où les histoires tragiques de rappeurs décédés à leur apogée sont (relativement) courantes. Si l’on se penche sur des cas historiques, on peut ainsi remarquer que des légendes comme Tupac et Biggie ont eux aussi eu droit à d’innombrables albums posthumes, bien que ceux ayant été conçus durant leur vivant sont davantage restés gravés dans les mémoires.

Si l’on s’écarte du rap, on peut remarquer que, même des années après leurs disparitions, des mythes absolus de l’histoire de la musique comme David Bowie, Prince, Leonard Cohen ou encore Johnny Hallyday en France – pour ne citer qu’eux – continuent de léguer leurs héritages musicaux respectifs aux auditeurs. Avec, à chaque fois, des succès très contrastés selon les cas, entre exploitation maximale et hommage louable. On notera toutefois que les albums qui ont été entièrement finalisés dans les moindres détails par l’artiste avant de mourir offrent, logiquement, des écoutes bien plus agréables et abouties.

À l’image des rééditions, l’album posthume s’impose quasiment au fil des ans comme une obligation commerciale et marketing, quitte à parfois diluer la discographie grandiose de certains. Ces projets d’outre-tombe misent beaucoup sur l’effet d’annonce et la nostalgie (voire la tristesse) d’une disparition encore vive. Qu’il s’agisse d’artistes hyper-productifs ou de chanteurs bien moins généreux, il faut sortir quelque chose – que les intentions soient honnêtes ou non. Vite, même, si l’on ne veut pas perdre des auditeurs potentiels en chemin. Et vu l’hécatombe qui touche actuellement le rap américain et sachant que Juice Wrld a enregistré plus de deux mille morceaux avant de mourir, une chose est sûre : ce phénomène ne devrait pas s’estomper de sitôt.