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Être artiste en 2020 : 5 talents dans la vingtaine nous parlent des combats de demain

Être artiste en 2020 : 5 talents dans la vingtaine nous parlent des combats de demain

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© Silina Syan ; © Sophie Laroche ; © Inès Hadjhacène ; © Alexandre Yang

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Par Konbini arts

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C’est quoi être artiste en 2020 ? 5 jeunes artistes, de 20 à 30 ans, nous répondent.

Ils et elles sont né·e·s entre 1990 et 2000. Ils et elles sont le souffle de demain, inventent, inspirent et s’interrogent dans tous les domaines : environnement, politique, art, musique, cinéma, sport, technologie… Quand on a 20 ans aujourd’hui, de quoi rêve-t-on ? Quels sont leurs défis, leurs aspirations, leurs craintes, leurs combats pour demain ? Le mercredi 14 octobre, France Inter et “Konbini” leur consacrent une journée pour leur donner la parole.

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Alexandre Yang, Silina Syan, Seumboy Vrainom :€, Sophie Laroche, Inès Hadjhacène… Ces artistes photographes, plasticien·ne·s ou peintres ont tou·te·s entre 20 et 30 ans. Chacun·e préfigure la relève du monde de l’art et s’approprie son domaine de prédilection pour faire bouger les lignes, innover, partager ou dénoncer. Rencontre avec cinq profils qui font de la jungle du milieu de l’art contemporain un monde meilleur.

Silina Syan, photographe et vidéaste, 23 ans

Konbini arts : Hello Silina, peux-tu te présenter ?

Silina Syan : Je m’appelle Silina, j’ai 23 ans et je suis artiste. Je viens d’être diplômée des Beaux-Arts de Nice, la Villa Arson. À côté, je travaille aussi pour le média en ligne L’Écho des banlieues.

© Silina Syan

Quel est ton médium ? Depuis combien de temps le pratiques-tu et comment en es-tu venue à cette pratique ?

Je pratique surtout la photographie et la vidéo. Je prends des photos depuis que je suis toute petite, mais j’ai commencé à en faire avec une intention artistique au lycée. Aujourd’hui, j’ai plusieurs casquettes, j’alterne entre différents domaines : l’art contemporain et le photojournalisme. J’essaie de faire en sorte que toutes les parties de mon travail communiquent entre elles d’une manière ou d’une autre.

C’est quoi pour toi être artiste en 2020 ?

Je pense que ça dépend de chaque artiste et du milieu de l’art dans lequel tu évolues. En tout cas, moi, je le vis comme un espace de réflexion et d’émancipation. Mon rôle en tant qu’artiste est de proposer une lecture du monde tout en étant attentive aux représentations que je crée et ce qu’elles peuvent engendrer.

“Je pense qu’à travers l’art, on peut sensibiliser, questionner et surtout faire ressentir, parfois même pousser à agir, et c’est pour ça qu’à mon sens, c’est une arme sociale.”

© Silina Syan

Comment utilises-tu ton art et ta voix ? Est-ce que tu considères que l’art est une arme sociale ?

Je travaille essentiellement autour d’une notion que j’aime bien appeler “l’hybridité culturelle”, parce que mes parents ont différentes origines et moi, j’ai grandi en France. Tout ça questionne sans cesse mon identité, c’est le sentiment d’être entre-deux qui m’intéresse. En parallèle, je réalise aussi des portraits, souvent lors de collaborations. J’aime l’idée que ces portraits soient, au final, une manière de recréer une communauté, qui est reliée par une histoire faite d’exils, tout en montrant que chaque histoire est différente.

Dans mon travail de photojournaliste avec L’Écho des banlieues, je développe ma pratique en la liant à mes engagements politiques et militants, qui se retrouvent finalement un peu partout dans le reste de mon travail. Je pense qu’à travers l’art, on peut sensibiliser, questionner et surtout faire ressentir, parfois même pousser à agir, et c’est pour ça qu’à mon sens, c’est une arme sociale.

“J’espère que des personnes se sentent concernées, représentées et peuvent s’identifier à mes œuvres.”

© Silina Syan

Qu’espères-tu transmettre avec tes œuvres ?

Ma première intention en entrant en école d’art, c’était de parler de l’histoire de mes parents, de ma famille et du coup, indirectement, de la mienne. J’ai réalisé une série de photos et de vidéos autour de la diaspora bengalie à Paris, en suivant mon père dans ses sorties ou lors de repas de famille.

J’ai eu un déclic quand j’ai vu le travail d’autres artistes qui évoquent leur double culture, je me suis reconnue dans leur travail et j’ai eu envie de raconter mon histoire aussi, tout en créant une représentation des cultures et communautés que je trouve trop souvent invisibilisées.

J’espère que des personnes se sentent concernées, représentées et peuvent s’identifier à mes œuvres. Dans le photojournalisme, il est aussi question de mettre en lumière certaines injustices. J’ai l’espoir que mon travail amène des personnes à découvrir ou à se questionner sur certains sujets.

© Silina Syan

Qu’espères-tu pour les jeunes artistes ? Quels conseils donnerais-tu aux jeunes qui aimeraient se lancer ?

J’ai remarqué, ces dernières années, un intérêt pour les jeunes artistes issu·e·s de diverses minorités dans les programmations culturelles. J’espère que cela engendrera aussi un changement systémique au sein des institutions et que les rôles de pouvoir seront plus diversifiés.

Je suis moi-même une jeune artiste, donc je n’ai pas encore le recul nécessaire pour donner des conseils, mais de mon expérience, je dirais que j’essaie au maximum de m’écouter et d’aller vers des choses qui me font du bien, dans lesquelles je m’épanouis et je trouve du sens. Quand je ne sens pas quelque chose, je n’y vais pas, j’écoute mon instinct. Ce qui m’aide le plus au quotidien, c’est mon entourage, notamment mes ami·e·s artistes, on se soutient entre nous et c’est vraiment précieux.

“J’aimerais que l’accès à l’art soit facilité.”

© Silina Syan

Comment le milieu de l’art pourrait-il s’améliorer ?

Il y a beaucoup de choses à dire… Je dirais, par exemple, l’accès aux écoles d’art, d’un point de vue économique et culturel. Pour l’aspect économique entre autres, on est nombreux·ses à avoir fait un prêt étudiant. D’un point de vue culturel, quand je suis arrivée aux Beaux-Arts, je me sentais en décalage, et je sais que c’est le cas de plusieurs personnes.

C’est souvent assez peu accessible et si ça l’était plus, ça permettrait de varier les profils d’artistes, même si, en réalité, aujourd’hui, beaucoup de personnes se servent de plateformes comme Instagram pour détourner ce problème – et ça marche parfois très bien. De manière générale, je dirais que j’aimerais que l’accès à l’art (expositions, pratiques artistiques, écoles…) soit facilité.

© Silina Syan

Comment vois-tu le futur de l’art ? Quels sont les défis d’aujourd’hui et de demain ?

Il y a des défis différents. Celui que je me donne, en tout cas, c’est de questionner les enjeux sociaux, politiques et émotionnels qui traversent ma vie et celle des personnes autour de moi. Je pense que 2020 nous a prouvé que des choses étaient bousculées, parfois dans le bon sens, et qu’il faut s’en saisir pour installer du changement sur le long terme.

Quels sont tes futurs projets ?

Je vais revenir vivre à Paris et m’y installer en tant qu’artiste, continuer à approfondir les réflexions déjà présentes dans mon travail. Je vais aussi continuer à intervenir dans L’Écho des banlieues ; d’ailleurs, on vient tout juste de commencer une nouvelle branche qui s’appelle ÉchoRacli, qui sera bientôt publiée !

© Silina Syan

Sophie Laroche, peintre et sculptrice, 27 ans

Konbini arts : Hello Sophie ! Peux-tu te présenter ?

Je m’appelle Sophie Laroche. J’ai 27 ans et je vis à Ermont.

Quel est ton médium ? Depuis combien de temps le pratiques-tu et comment en es-tu venue à cette pratique ?

La peinture et l’argile. Je dessine depuis toujours, mais je me concentre sur la peinture depuis seulement un an. En fait, je n’ai pas fait d’école d’art. Au lycée, ce n’était pas le genre d’études qui étaient encouragées ou même juste présentées aux élèves. Après le bac, j’ai mis l’art de côté pour poursuivre des études générales, puis j’ai eu un premier emploi.

Quand j’ai perdu ce travail, je me suis beaucoup remise en question. Qu’est-ce que je voulais faire ? Qu’est-ce que j’allais faire ? J’ai progressivement, presque instinctivement, repris mes carnets et mes crayons. J’ai été très inspirée et motivée par une nouvelle génération d’artistes peintres (mais pas que), que je découvrais sur Instagram et je me suis mise à peindre et à partager mes créations (ce que je n’avais jamais osé faire) à 26 ans.

“Autoportrait”. (© Sophie Laroche)

“Être artiste en 2020, c’est se rapprocher de l’humanité, partager son humanité.”

C’est quoi pour toi être artiste en 2020 ?

Être une artiste en 2020, c’est compliqué. Je pense que l’image bohème ou romantique est depuis bien longtemps obsolète. Vivre de sa passion, c’est dur, car tout coûte très cher. Quand il faut payer un loyer, il est difficile de trouver le temps et l’énergie pour pratiquer son art. J’ai l’impression que les discours de réussite sont souvent basés sur la productivité et le travail constant, c’est un peu écrasant.

D’un autre côté, je pense qu’être artiste en 2020, c’est se rapprocher de l’humanité, partager son humanité. Aujourd’hui, j’ai l’impression que les artistes (quel que soit le domaine) abordent de plus en plus les questions de santé mentale, partagent leurs difficultés, assument leurs échecs, leurs déceptions. Ça permet de relier les personnes plus facilement et de toucher un plus grand nombre d’individus.

© Sophie Laroche

“Peindre, c’est pour l’instant le moyen de résistance que j’ai trouvé pour m’affirmer, trouver un peu de sens et de contrôle dans ce que je fais.”

Comment utilises-tu ton art et ta voix ? Est-ce que tu considères que l’art est une arme sociale ?

Je trouve que le monde est très dur et nous limite, surtout quand on se sent différent·e – et je dis ça en ayant conscience de mes privilèges, qui m’offrent plus d’opportunités qu’à d’autres. Peindre, c’est pour l’instant le moyen de résistance que j’ai trouvé pour m’affirmer, trouver un peu de sens et de contrôle dans ce que je fais.

C’est ma façon d’exister et ça constitue aussi une échappatoire. J’espère aussi que ce que je produis va toucher les gens, qu’ils vont trouver un détail qui leur rappelle quelque chose de leur quotidien, qu’ils vont se dire qu’on est pareil·le·s, qu’on est ensemble, qu’on passe par les mêmes étapes, même si c’est de façon différente.

© Sophie Laroche

“Je pense que l’art est une arme sociale, dans le sens où, quel que soit son moyen d’expression artistique, il sert à faire entendre sa voix. L’art est aussi une arme sociale, car il permet de trouver du réconfort.”

Je pense que l’art est une arme sociale, dans le sens où, quel que soit son moyen d’expression artistique, il sert à faire entendre sa voix. Même si on n’est pas explicitement politique et qu’on ne revendique rien de particulier, le fait d’exprimer son individualité est très important. La diversité des discours, les nuances sont essentielles pour mieux comprendre le monde qui nous entoure.

L’art permet d’éveiller à cela, surtout à l’heure des réseaux sociaux qui permettent une diffusion plus facile des œuvres. L’art est aussi une arme sociale, car il permet de trouver du réconfort. Parfois, on tombe sur une œuvre dans laquelle on se retrouve complètement ou à l’inverse, dans laquelle on puise ce qui nous manque, et cela donne de la force pour se construire et entreprendre.

© Sophie Laroche

“Je n’ai peint que des femmes, car elles marquent mon quotidien et mes réflexions, elles sont présentes en permanence.”

Qu’espères-tu transmettre avec tes œuvres ?

Mes œuvres sont des petits bouts de moi. Comme je sors assez peu, il s’agit vraiment de ce que je connais, de ce qui m’est familier. Je peins principalement ma famille ou mes amies d’enfance. Je n’ai peint que des femmes, car elles marquent mon quotidien et mes réflexions, elles sont présentes en permanence. Quand je peins des hommes, il s’agit plus de figures de la culture populaire, comme des fantasmes.

Mes portraits sont très ancrés dans le quotidien. Je veux juste témoigner de cela, de jeunes femmes coincées entre leurs rêves et la réalité, qu’elles ont du mal à appréhender. Il ne s’agit pas d’une réalité dramatique, mais un peu lasse, entre le Transilien, le travail, les petites sorties. En fait, je n’ai pas vocation à raconter des choses extraordinaires, mais j’aime ajouter ou voir de la poésie dans certaines scènes du quotidien, comme quand je peins ma sœur dans le RER.

© Sophie Laroche

“Ce que je veux transmettre, c’est cet état d’esprit, ce quotidien qu’on partage toutes, qu’on est ensemble et qu’on va y arriver.”

Je pense que si on cumule tout, j’ai passé des mois entiers, voire des années entières sur la ligne H ou le RER C. Ce sont des moments où on s’ennuie beaucoup, où on a l’impression de perdre notre temps, mais aussi où l’on rêve beaucoup en regardant le paysage défiler par la fenêtre, tout comme ces moments où je peins une amie pendant un repas. Cela correspond aux petits rendez-vous durant lesquels on essaie de refaire le monde, de trouver une voie, un moyen de s’épanouir.

J’essaie de mettre de l’amour et de la beauté dans ces moments, parce qu’ils sont tout aussi importants que les moments qui sont déjà de toute évidence beaux. Ce que je veux transmettre, c’est cet état d’esprit, ce quotidien qu’on partage toutes, qu’on est ensemble et qu’on va y arriver.

© Sophie Laroche

“Comme ils disent sur Internet, il faut ‘essayer d’avoir la confiance d’un homme blanc médiocre’.”

Qu’espères-tu pour les jeunes artistes ? Quels conseils donnerais-tu aux jeunes qui aimeraient se lancer ?

J’aimerais que l’art soit accessible et que l’on valorise ces parcours à l’école, dans toutes les écoles, pas seulement à Paris. Mes conseils aux jeunes qui aimeraient se lancer seraient de ne pas avoir peur de partager leur travail. Ce n’est pas facile, parce qu’on a souvent tendance à comparer son travail à celui des autres et à se rabaisser, mais je pense que tout le monde est légitime et a quelque chose à raconter.

Comme ils disent sur Internet, il faut “essayer d’avoir la confiance d’un homme blanc médiocre”. Aussi, je pense qu’il ne faut pas négliger l’importance de l’entourage. Je ne parle pas forcément du réseau, mais de s’entourer d’ami·e·s, de gens qui croient sincèrement en vous. Ça peut constituer un véritable moteur quand on ne trouve plus l’énergie et la motivation.

“Je pense que la nouvelle génération est plus réaliste et plus consciente des systèmes de domination à l’œuvre.”

Comment le milieu de l’art pourrait-il s’améliorer ?

Le milieu de l’art peut s’améliorer en se montrant plus accessible et plus inclusif, en mettant en place des expositions dans d’autres villes que Paris, en invitant des personnes d’horizons différents à la tête des institutions, en exprimant moins de mépris ou d’exotisme vis-à-vis de certains sujets.

Comment vois-tu le futur de l’art ? Quels sont les défis d’aujourd’hui et de demain ?

Je le vois assez prometteur. Je pense que la nouvelle génération (Z) est plus réaliste et plus consciente des systèmes de domination à l’œuvre. Je pense qu’elle sait saisir les réseaux sociaux pour mobiliser, s’organiser, partager, créer de façon indépendante et inclusive, et ça s’appliquera dans l’art.

© Sophie Laroche

Tes futurs projets ?

Je travaille sur le concept de la fandom. J’ai toujours été attirée par les artistes mainstream et fédérateur·rice·s, ainsi que par les communautés qui arrivent à mobiliser autour de leurs œuvres. Les prescripteur·rice·s du bon goût y voient souvent des produits marketing pour groupies.

Or, souvent, ce sont des artistes plus attentif·ve·s ou du moins, plus en phase avec leur époque que les autres, et ce sont généralement des stéréotypes sexistes, racistes ou un certain mépris de classe qui empêchent de les aborder autrement que comme des marchandises.

Leurs fans, souvent issu·e·s de minorités, sont perçu·e·s comme des individus manipulables ou avec des standards relativement bas. J’aimerais faire une série de peintures qui mettent en valeur ces figures méprisées et montrer qu’elles sont source de résistance pour celles et ceux qui les aiment. Ou, peut-être que je veux juste faire du fan art, je ne sais pas.

Seumboy Vrainom :€, performeur, vidéaste et “apprenti chamane numérique”, 27 ans

Konbini arts : Bonjour Seumboy Vrainom :€, peux-tu te présenter ?

Je me fais appeler Seumboy Vrainom :€, j’ai 27 ans et j’évolue dans l’espace numérique. J’y ai grandi en même temps qu’à Gennevilliers, dans la cité du Luth. Actuellement, je vis en région parisienne, mais principalement, on peut dire que je réside dans l’espace numérique.

Quel est ton médium ? Depuis combien de temps le pratiques-tu et comment en es-tu venu à cette pratique ?

Mon médium, c’est la vidéo, la performance et l’investissement de l’espace numérique. La façon dont j’interagis avec les gens et la figure que je crée sur les réseaux sociaux font partie intégrante de mon travail en tant que Seumboy Vrainom :€. J’ai commencé à travailler des formes artistiques depuis mon entrée aux Beaux-Arts d’Angoulême, en 2011.

“Pour plein de raisons, je me sens déraciné.”

À la base, je faisais beaucoup de vidéos en prise de vues réelles et, en grandissant, je me suis rendu compte que je m’étais ancré dans l’espace numérique pour pallier le fait que, pour plein de raisons, je me sentais déraciné (j’ai du mal à m’approprier le sol français, mais aussi le sol des pays dont sont originaires mes parents, puisque je suis issu de l’immigration coloniale française). Alors, je me suis tourné vers l’espace numérique en me demandant comment je pouvais l’investir et comment il pouvait me permettre de me connecter au monde physique.

C’est quoi pour toi être artiste en 2020 ?

J’ai du mal à utiliser le terme “artiste”, parce qu’il me semble être l’héritier d’une culture bourgeoise avec laquelle je suis mal à l’aise. Dans les espaces d’art, je préfère me présenter en tant qu'”apprenti chamane numérique” pour ouvrir vers d’autres questions et d’autres imaginaires.

Hors des espaces d’art, le terme “artiste” est un peu fourre-tout et passe-partout : il donne des possibilités de circuler entre différents corps de métiers et différents espaces, de se faufiler dans les interstices de la société avec un terme suffisamment indéfini pour que les gens nous laissent nous déplacer sans trop de contraintes. Pour ça, je trouve ce terme assez fort.

Comment utilises-tu ton art et ta voix ?

Mon projet artistique, c’est la figure de Seumboy Vrainom :€, c’est la question du parcours, de l’itinéraire. En tant qu'”homo numericus” (c’est-à-dire une personne ayant ses racines dans l’espace numérique), le cœur de mon travail, c’est mon autofiction. Sur les réseaux sociaux, on se crée des autofictions qui sont paradoxalement vraiment nous : notre personnage sur les réseaux devient notre vie sociale. Cela est relié à la façon dont on se raconte soi-même, surtout en tant que personne issue de l’immigration coloniale.

Aujourd’hui, j’essaie de sortir des espaces traditionnels de l’art pour investir des espaces numériques, en produisant des choses accessibles gratuitement sur les réseaux sociaux. Je propose des contenus de vulgarisation historique avec la chaîne Histoires crépues, qui me permet d’insuffler ma pratique artistique dans un contenu qui traite de questions de société et qui n’est pas adressé à un public de l’art, mais à un public plus large.

J’essaie de me décaler de l’espace artistique. Je viens de cité, j’ai grandi avec beaucoup de personnes racisées et issues de l’histoire coloniale autour de moi. Je veux m’adresser à ces personnes et j’ai du mal à le faire dans les espaces institutionnels qui sont très communautaires.

“Je vois dans l’art contemporain un intérêt pour la lutte sociale, mais je vois peu l’effet qu’a l’art pour les luttes sociales aujourd’hui.”

Considères-tu l’art comme quelque chose d’important, comme une arme sociale ?

La liberté que permet l’art est importante : je peux produire des formes dont on n’attend pas forcément le rendu final. Personnellement, cela m’a permis de rencontrer des gens et de circuler dans des espaces dont les portes, en tant que mec de cité, ne m’étaient pas forcément ouvertes.

Être artiste donne le droit d’agglomérer un certain nombre de choses, des formes qui ne rentrent pas dans des cases. À ce niveau-là, c’est important, mais sinon, malheureusement, je trouve que l’art est trop utilisé pour légitimer une certaine position sociale dans un monde culturellement bourgeois et dans ce cas, je ne suis pas très convaincu de l’importance réelle des artistes en 2020…

Je vois dans l’art contemporain un intérêt pour la lutte sociale, mais je vois peu l’effet qu’a l’art pour les luttes sociales contemporaines. Souvent, les travaux en lien avec ces luttes sont récupérés par les institutions et profitent à une classe sociale plutôt haute qui a le temps, la culture et les moyens d’accéder aux espaces de démonstration de l’art, donc je vois mal les retombées pour les classes sociales populaires.

Qu’espères-tu pour les jeunes artistes ? Quels conseils donnerais-tu aux jeunes qui aimeraient se lancer ?

J’espère que les jeunes artistes sauront se dégager des espaces institutionnels de monstration de l’art et qu’ils pourront s’emparer de leur audience sur les réseaux pour toucher directement les gens plutôt que de passer par la validation d’institutions déjà en place.

J’ai envie de leur dire d’être curieux·se, de se renseigner sur l’histoire des formes, des peuples, des luttes, mais aussi de ne pas minorer la culture qu’ils et elles ont, leur connaissance des réseaux, entre autres. On répète souvent aux jeunes qu’ils sont trop sur les écrans, qu’ils et elles sont débiles. En fait, il y a un grand savoir-faire, rien qu’en ce qui concerne des vidéos TikTok, par exemple : il y a une connaissance de montage, de diffusion, de connexion, de mise en relation qui est énorme et il ne faut pas le négliger – tout en restant critique de ces réseaux.

“Ne vous laissez pas mépriser par les générations supérieures.”

Ne vous laissez pas mépriser par les générations supérieures. Vous avez une culture forte, vous avez la chance d’avoir accès à beaucoup d’informations, vous avez la chance de produire des formes, il ne faut pas hésiter, même si ce n’est pas reconnu par les espaces institutionnels vieux jeu.

Comment vois-tu le futur de l’art ? Quels sont les défis d’aujourd’hui et de demain ?

Je suis très pessimiste vis-à-vis du milieu de l’art institutionnel, parce qu’il y a une sorte de monopole communautariste des formes artistiques en lequel j’ai peu d’espoir. Les populations qui sont en position de pouvoir dans ces espaces ne vont pas changer du jour au lendemain.

Je ne pense pas qu’il faille que ce groupe de personnes disparaisse, mais il faudrait ouvrir d’autres espaces, d’autres formes de culture. Le futur de l’art, pour moi, c’est une diversité des communautés artistiques. Il faudrait que ça passe davantage par les réseaux, que la médiation se fasse beaucoup moins par cette espèce de communauté qui a le monopole de la diffusion du capital culturel.

Tes futurs projets ?

Je développe à fond ma chaîne Histoires crépues, qui fait de la vulgarisation sur l’histoire coloniale. Je lui ai donné ce nom, parce que je suis afro-descendant et parce que l’histoire n’est jamais lisse, elle est toujours complexe et emmêlée comme des cheveux crépus. Je me focalise dessus avec des vidéos et des anecdotes pour donner de la forme, montrer des exemples de ce qu’il s’est passé durant l’histoire coloniale et se demander ce qu’on peut en tirer.

Mon autre projet, c’est de réaliser un court-métrage d’animation qui parlerait de la fragilité masculine dans un contexte de banlieue parisienne, de cité, avec une esthétique et une narration manga, réalisé en photogrammétrie, c’est-à-dire en images 3D générées à partir de photographies. Je suis en train d’écrire le scénario.

Alexandre Yang, peintre, 22 ans

Konbini arts : Salut Alexandre, peux-tu te présenter ?

Je m’appelle Alexandre, j’ai 22 ans, je suis artiste peintre et élève aux Beaux-Arts de Paris.

Quel est ton médium ? Depuis combien de temps le pratiques-tu et comment en es-tu venu à cette pratique ?

J’ai toujours été très attaché au dessin et ce, depuis que je suis petit, mais en grandissant, j’ai développé un amour progressif pour la peinture. D’abord l’aquarelle, puis après, la peinture à l’huile. Aujourd’hui, ça fait déjà cinq ans que l’huile est mon médium de prédilection.

C’est quoi pour toi être artiste en 2020 ?

Je pense qu’être artiste aujourd’hui n’implique pas forcément un engagement politique, contrairement à ce que beaucoup de gens pensent. Cependant, c’est devenu une composante majeure de notre création, à la différence de ce qu’il pouvait y avoir il y a 500 ans, par exemple. Même si je pense que les artistes sont nécessaires à l’heure où tant de luttes sociales ont lieu (antiracisme, féminisme, pauvreté), pour moi, c’est aussi la sensation parfois d’être inutile face à ces problématiques sociales ou politiques qui préoccupent.

“Atlas”. (© Alexandre Yang)

“J’essaie de faire de mon travail une sorte de bulle dans laquelle on entre et où on ressent un vécu.”

Considères-tu l’art comme une arme sociale ?

Cela reste important, car dans le cas des arts visuels, une image vaudra toujours mieux que mille mots et l’art est la chose qui permet d’habiller un propos afin de rendre celui-ci plus marquant ou plus évident pour le monde. Je ne sais pas si on pourrait considérer l’art comme une arme sociale qui pourrait résoudre des problèmes dans le monde : je pense surtout qu’il peut aider à faire avancer certaines causes, mais que cela implique forcément d’autres efforts et moyens en plus de l’art. L’art occupe pour moi un rôle de forme et de symbole.

Qu’espères-tu transmettre avec tes œuvres ?

J’essaie de faire de mon travail une sorte de bulle dans laquelle on entre et où on ressent un vécu : en peignant uniquement des amis proches, j’explore des thèmes qui peuvent être très personnels, comme l’enfance ou certains traumatismes auxquels beaucoup d’entre nous peuvent s’identifier. Même si les personnes qui regardant mes œuvres n’ont pas tout le bagage pour comprendre les éléments de celles-ci, j’essaie à travers différents symboles de faire revivre ce sentiment de nostalgie, une madeleine de Proust.

“Autoportrait”. (© Alexandre Yang)

Je tente de faire en sorte que mes peintures n’aient pas un aspect trop austère ou trop monotone, en y ajoutant des éléments modernes, incongrus qui peuvent aussi être des allusions à la culture populaire, du Seigneur des anneaux à Hello Kitty. En voyant ma peinture, je veux que les gens se rendent rapidement compte que c’est une composition créée par quelqu’un de jeune, plus précisément une personne de la génération Z.

“Le plus important dans la vie, au final, c’est d’être heureux, que ce soit avec l’art ou non.”

Qu’espères-tu pour les jeunes artistes ? Quels conseils donnerais-tu aux jeunes qui aimeraient se lancer ?

Simplement qu’on soit encore plus talentueux que la génération d’artistes avant nous ! Étant moi-même un (très, très) jeune artiste, je me vois mal me poser en vétéran donnant des conseils. Si je devais vraiment en donner un, ce serait qu’il faut privilégier sa santé mentale et son bien-être avant tout, si possible, y compris si cela signifie mettre en pause un moment notre pratique artistique.

“Portrait de Charles-Thierry aux Beaux-Arts”. (© Alexandre Yang)

Parfois, une prise de recul face à la frustration d’une panne d’inspiration ou d’un manque de réussite est une réelle solution (qui a fait ses preuves plusieurs fois chez moi). Le plus important dans la vie, au final, c’est d’être heureux, que ce soit avec l’art ou non.

Comment le milieu de l’art pourrait-il s’améliorer ?

Son accessibilité. Aujourd’hui encore, le milieu de l’art contemporain en France est très restreint et réservé à une sorte d’élite sociale. Plusieurs raisons en découlent : le prix du matériel, l’incertitude d’une vie professionnelle stable et enfin, la vision de l’artiste comme n’étant pas un métier à part entière.

De plus, l’entrée en école d’art se fait principalement via des classes préparatoires onéreuses qui facilitent encore moins la tâche à celles et ceux venant de milieux moins favorisés. De plus en plus de mesures sont prises par l’État pour favoriser l’ouverture de ce milieu et, plus généralement, de l’art pour toutes et tous. Les choses s’améliorent, mais il y a encore du progrès à faire.

“Portraits d’Aveline”. (© Alexandre Yang)

Comment vois-tu le futur de l’art ? Quels sont les défis d’aujourd’hui et de demain ?

Je ne sais pas à quoi ressemblera le futur de l’art et je n’y pense pas trop : je pense surtout à mon travail et comment celui-ci peut et va évoluer. Actuellement, je suis petit à petit en train de changer mon approche. Bien que la notion d’identité culturelle soit au cœur de mes travaux, j’aimerais mettre cet aspect un peu plus en retrait au profit d’autres, car je n’aimerais pas être labellisé en tant que “celui qui peint les racisés”.

Je n’abandonnerai pas cette idée, car elle est au cœur de ma réflexion, mais je considère que ma peinture est bien plus que cela et c’est pour cette raison que je veux vraiment varier mes sujets, tenter des choses moins statiques, des grands formats et surtout, prendre des risques.

“Portraits d’Elsa”. (© Alexandre Yang)

Inès Hadjhacène, peintre, 23 ans

Konbini arts : Coucou Inès ! Peux-tu te présenter ?

Inès Hadjhacène : Je m’appelle Inès, j’ai 23 ans et je suis originaire de Montpellier.

Quel est ton médium ? Depuis combien de temps le pratiques-tu et comment en es-tu venue à cette pratique ?

Je suis artiste peintre. J’ai commencé le dessin assez tôt. La peinture est venue plus tardivement. J’avais envie de retranscrire ma vision du monde à travers des matières et des couleurs. Plus jeune, je suis tombée sur le traité de Vitruve, dont les données de proportions du corps humain m’ont fascinée. J’ai naturellement ressenti le besoin de reproduire ce que j’analysais au quotidien : les expressions des visages, les positions des mains et leurs articulations.

© Inès Hadjhacène

En ce qui concerne mes sujets, on me pose souvent la question du choix de mes couleurs. Je pense que cela vient tout simplement du moment où j’ai découvert les films de gangsters (surtout ceux dans lesquels Mekhi Phifer joue [comme Clockers, de Spike Lee, ndlr]).

J’ai eu envie de reproduire la dureté des personnages qui m’impressionnaient en les associant à des couleurs paisibles. De contrer cette violence pour laisser place à la douceur. Je m’inspire souvent de scènes de films qui m’ont marquée.

“Ne surtout pas négliger l’opportunité que l’on a de pouvoir s’exprimer en un clic.”

© Inès Hadjhacène

C’est quoi pour toi être artiste en 2020 ?

Nous sommes une génération de curieux·ses, on s’inspire un peu de tout, tout le temps. On lie l’art à beaucoup de choses : la mode, le cinéma, la photographie, le sport, la cuisine même. Notre curiosité s’aiguise par tout ce que l’on voit au quotidien, parfois même sans chercher. L’art est partout !

Être artiste aujourd’hui représente beaucoup de choses. C’est donner l’opportunité à la liberté d’être pleinement présente et ce, par le biais de nos technologies actuelles. On ne pourra jamais nier l’importance des outils dont on dispose aujourd’hui.

© Inès Hadjhacène

La facilité que l’on a de pouvoir partager instantanément nos pensées et d’interagir avec le monde entier. Il y a, bien sûr, autant de côtés positifs que de côtés néfastes et toxiques à tout cela, mais l’important est de savoir prendre le bon dans le mauvais, plutôt que l’inverse, et ne surtout pas négliger l’opportunité que l’on a de pouvoir s’exprimer en un clic.

Comment utilises-tu ton art et ta voix ? Considères-tu l’art comme une arme sociale ?

L’art en général peut l’être, mais je ne vois pas le mien comme une arme sociale. Dans mon cas, je le considère comme une forme de partage, de rencontre entre mes personnages, le public, et moi-même (parfois). Il y a bien sûr un message subtilement caché derrière l’intégralité de mon œuvre, mais le but est de laisser la subjectivité parler.

© Inès Hadjhacène

Je suis pacifiste, je pense qu’il est important de savoir rester positif·ve·s, ensemble. Il y a un côté esthétique dans l’art, au-delà de l’aspect dénonciateur que l’on peut y retrouver. Pour ma part, c’est la façon dont je souhaite me manifester dans le monde dans lequel j’aimerais vivre, à travers mon univers, mes personnages, mes couleurs.

La peinture est un médium très thérapeutique. Ça a toujours été pour moi l’une des meilleures façons de m’exprimer, de me retrouver avec moi-même et d’extérioriser mes sentiments à travers un support visuel. Il est évident que la plupart des artistes s’en servent comme d’une arme face à la société, et ne tendent qu’à faire entendre raison. Il peut être difficile de s’exprimer avec des mots, pourquoi ne pas le faire en images. C’est une belle forme de communication, souvent plus explicite.

© Inès Hadjhacène

Qu’espères-tu pour les jeunes artistes ? Quels conseils donnerais-tu aux jeunes qui aimeraient se lancer ?

J’ai l’espoir qu’ils puissent se rendre compte de l’importance de notre génération et de l’impact que l’on peut avoir sur un tas de choses aujourd’hui. Je leur conseille de s’écouter et de se faire confiance. Personne d’autre ne vous connaît mieux que vous-même. Une fois qu’on est en accord avec ça, le monde est à nous ! Puis travailler, tous les jours. L’évolution n’en est que plus belle.

“Je ne veux jamais avoir à me limiter.”

© Inès Hadjhacène

Comment le milieu de l’art pourrait-il s’améliorer ?

Il ne fait que ça ! Je ne pense pas qu’il ait besoin de s’améliorer, mais plutôt d’évoluer. C’est très subjectif. Chacun·e doit aiguiser son œil et s’ouvrir aux cultures intelligemment pour cela.

Tes futurs projets ?

Je prépare une exposition pour novembre 2020 à Montpellier et je continue de travailler sur le magazine d’art que j’ai créé avec ma sœur, Trice magazine. Je fais des rencontres intéressantes tous les jours et c’est ce qui m’anime dans mon métier. J’ai encore du mal à dire que mon métier est ma passion depuis tant d’années, mais c’est tellement satisfaisant. Je continue de travailler là-dessus pour permettre à mon art de se développer et se combiner aux autres. Je ne veux jamais avoir à me limiter.

© Inès Hadjhacène

Article coécrit et propos recueillis main dans la main par Lise Lanot et Donnia Ghezlane-Lala.