“Je ne rentrais dans aucune case” : dans la tête de Stefan Janoski

“Je ne rentrais dans aucune case” : dans la tête de Stefan Janoski

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Par Louis Lepron

Publié le

Skater, artiste, sculpteur, dessinateur : on est allés à la rencontre, à Los Angeles, de Stefan Janoski.

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Stefan Janoski, chez lui, à Los Angeles (Crédit image : Louis Lepron)

Au hasard d’un voyage à Los Angeles, je me suis retrouvé chez Stefan Janoski. Si ce nom vous dit quelque chose, c’est sûrement parce qu’il est inscrit sur la languette de certaines de vos sneakers achetées ces dernières années. Des sneakers daily use portées par de nombreux skaters, mais chaussées aussi par des quidams qui n’ont même pas conscience de porter l’une des seules signature shoes du skate lancées par Nike à partir de 2002.

Stefan Janoski, 39 ans, est aujourd’hui un skater réputé et respecté pour son style entre nonchalance, calme olympien et fluidité trompeuse, laissant penser que ses performances sont forcément faciles à répéter. Une technique recouverte d’un vernis d’anti-effort.

Alors que je m’avance vers sa maison, située sur les fameuses collines de Los Angeles, dont David Robert Mitchell a tenté de percer les mystères dans Under the Silver Lake, je relis une dernière fois mes notes sur son parcours : la particularité de Stefan est d’être considéré avant tout comme un artiste, pas seulement comme un professionnel des tricks.

Il écrit, il dessine, il compose et il fait du skate. Tout ça à la fois. Forcément, ma première question aborde cette dimension, celle d’un mec qui ne rentre dans aucune case.

Étape 1 : introduction

Konbini | Nous sommes le 5 octobre, aux alentours de midi : comment tu te définirais, là, maintenant ?

Stefan Janoski | En tant qu’interviewé ? Je crois que j’éviterais de le faire.

Sur ta page Wikipédia, il est écrit que tu es “skater” et “artiste”. Qu’est-ce que tu mettrais en avant aujourd’hui ?

Aujourd’hui, je suis un skater, mais ça dépend de tes questions. En vérité, si je devais me définir, ce serait en tant que personne qui peint, sculpte et qui fait du skate. Quand je skate, je suis skater, mais quand je peins, je suis artiste. De là à me définir comme un artiste…

Tu sais, le mot “skater” ne fait pas de skate. Mais j’imagine que je me présenterais surtout comme une personne qui a pratiqué pas mal d’activités différentes par le passé. Je ne peux parler que depuis le point de vue de la personne que je suis aujourd’hui, car la personne du passé n’existe plus.

Résultat…

Je fais de l’art.

Le skateboard en est un selon toi ?

Absolument. C’est créatif : il s’agit d’utiliser un outil pour exprimer sa créativité et de se servir du monde comme moyen de l’utiliser. Ça peut également s’apparenter à de la performance où le corps, la planche et le décor forment un seul et même tout. Comme des danseurs.

Tu as commencé le skate à l’âge de 12 ans. C’était ta première activité artistique ?

Non, je faisais déjà de la peinture et du dessin. Mais quand j’ai commencé le skate à 12 ans, c’était vraiment une passion pour laquelle je me suis donné à fond. Je voulais tout savoir, je voulais bouger à San Francisco, je voulais voir d’autres skaters, je passais mon temps à mater des vidéos. Je dessinais tous les logos des marques sur mes cahiers à l’école. Plan B, Pink, tous ceux que je pouvais trouver dans les magazines. Tous mes classeurs en étaient couverts. Je ne pensais qu’à ça. Je faisais même des figures de skate avec la télécommande de la télé.

“Le skate, c’est un sport individuel, tu n’as pas trop à penser aux autres : tu dois juste les éviter sur le trottoir”

Le fait d’avoir connu des expériences artistiques avant même d’être monté sur une planche, ça t’a aidé dans la pratique du skate ?

Ma personnalité m’a amené au skate. Je n’aimais pas le sport. C’était obligatoire mais je n’étais pas bon. J’ai arrêté le foot et le baseball quand j’ai commencé le skate : ça a été une révélation. Je me suis dit que c’était la chose la plus cool du monde. Ça avait l’air génial. Mon but, c’était de faire des ollies partout, de pouvoir sauter. Il y avait cette possibilité et cette idée de pouvoir transformer le monde en un immense terrain de jeu. Et c’est un sport individuel : tu n’as pas trop à penser aux autres, tu dois juste les éviter sur le trottoir.

Est-ce que tu voyais le skatepark comme un terrain de sport ?

À l’époque (dans les années 1990, ndlr), il n’y avait pas beaucoup de skateparks et les rares existants étaient très régulés. C’était loin d’être marrant : il fallait mettre des protections ou demander la permission d’y entrer. Il y en avait un à Davis (une petite ville dans le comté de Yolo en Californie, ndlr), mais il n’était pas terrible. Faire du skate dans la rue, c’était mieux.

Jusqu’à me 18 ans, je n’avais jamais pratiqué des sections de mini-rampes, celles-là mêmes qui étaient skatées dans les parts que je regardais. Quand on a emménagé avec mes potes à Sacramento, on a construit une mini-rampe dans une grange. Et c’est là que j’ai vraiment commencé à les maîtriser.

Quand j’ai commencé à être sponsorisé, je me suis rendu au camp de skate en équipe. Je me souviens de Greg Carroll, Tim McKinney, Corey Duffel : tout le monde se foutait de ma gueule parce que j’étais nul en transition sur les rampes. J’étais au niveau des petits. Eux, ils tuaient tout. Ils m’ont poussé à apprendre.

Étape 2 : la découverte

C’est quoi ton premier souvenir de skateboard ?

C’est avec mon pote Josh. Il avait une vraie planche alors que moi, j’avais un jouet acheté à Toys’R’Us. On essayait de faire des ollies dans son garage. Il avait une grande sœur super cool, qui était dans le punk rock. Elle se foutait de notre gueule parce qu’on était des gamins. Elle m’a dit qu’il fallait que j’achète une vraie planche de skate.

“J’ai adoré la campagne jusqu’à ce que je découvre le skate. Parce qu’ensuite je voulais que tout soit bétonné”

À l’époque, le seul magasin dans les environs, c’était Sports Cove situé à Vacaville. Il vendait des snowboards et des skis ainsi que quelques planches. J’ai acheté une planche Blind Skateboard version Guy Mariano. C’était ma première. Je me souviens qu’avec l’aide de ma mère, on avait coupé le grip avant de le mettre sur la planche.

Une planche Blind Skateboard x Guy Mariano.

Après le garage de Josh, c’est quoi tes premiers souvenirs de skate ?

Notre collège était en ville. Il y avait un parc où on pouvait skater. On y allait tous les jours en sortant des cours et tous les week-ends. On a rencontré des mecs plus âgés qui étaient déjà au lycée et avaient des voitures. J’allais skater avec eux en dehors de la ville. À 16 ans, j’ai eu une voiture, j’allais partout : à Concord [ville californienne du comté de Contra Costa, ndlr] notamment, parce qu’ils ont des parkings là-bas, ce qui permettait de skater quand il pleuvait.

Il n’y avait pas beaucoup de skaters dans la ville où tu as grandi ?

À l’école, personne ne faisait de skate. Et je vivais à la campagne, ce qui rendait encore plus difficile les sorties en skate. On avait une route vachement empruntée devant la maison. Les gens roulaient très vite, ce n’était pas une ambiance propice au skate. Je faisais quelques figures puis je devais m’arrêter sur le côté, laisser passer les bagnoles. Je jalousais tous ceux qui vivaient en ville avec des trottoirs, du bitume. J’ai adoré la campagne jusqu’à ce que je découvre le skate. Parce qu’ensuite, je voulais que tout soit bétonné.

“Je ne faisais partie d’aucune clique particulière : j’étais ni un nerd, ni un gangster, ni un rocker, je ne rentrais dans aucune case. Le skate, ça a été le monde que je cherchais”

Est-ce que le fait de venir de la campagne a influencé ta manière de skater ?

Je crois que ça a surtout été un frein. Si j’étais né à San Francisco, j’aurais pu rider tous les jours et partir à la recherche de milliards d’opportunités. Je connais des gens qui ont quitté le lycée parce qu’ils gagnaient déjà leur vie en faisant du skate. Moi ce n’était pas du tout possible, à cause de ma ville et de mon niveau.

Comment on te percevait au collège ?

Je n’y pensais pas vraiment. Personne ne faisait de skate dans mon collège, à part un mec. Déjà que je n’étais pas un gamin cool, avec le skate c’était encore pire. Je ne faisais partie d’aucune clique particulière : j’étais ni un nerd, ni un gangster, ni un rocker, je ne rentrais dans aucune case. Le skate, ça a été le monde que je cherchais. Tout ce que je savais, c’est que mes parents étaient heureux que je trouve enfin une activité qui me plaise.

Avec le temps, ils ont commencé à s’inquiéter un peu :

“Tu sais, on ne peut pas faire du skateboard toute sa vie. Tu vas faire comment pour gagner ta vie ? Il faut que tu trouves un travail, que tu ailles à la fac.”

Mais moi, j’étais bloqué sur le skate.

Tu étais un geek du skate ?

Absolument, j’achetais toutes leurs planches, leurs roues. J’achetais mon matos à des pros, ou chez FTC. Parce que chez nous, le seul vrai magasin de skate qui existait après Sports Cove s’appelait Ooga Booga Beach. Ils vendaient des skates… et des bikinis.

Aujourd’hui, c’est très facile de découvrir des skaters, des nouveaux tricks et des lieux via Instagram et avec n’importe quel smartphone. À l’époque, tu faisais comment pour étancher ta soif de skate ?

C’était en vidéo. La première fois que j’en ai trouvé une, c’était chez Ooga Booba Beach justement. Et parmi les premières que j’ai vues, il y avait Plan B : Virtual Reality (1993). Ça a été un choc. Et puis il y avait d’autres cassettes vidéo étranges, comme Milk.

Mais comme mes parents étaient divorcés, j’allais presque tous les week-ends à San Francisco. Ils me déposaient à Embarcadero et ensuite j’allais chez FTC. Ce magasin était complètement fou, tu pouvais parfois croiser Mike Carroll à l’intérieur. J’y achetais les cassettes qu’on ne trouvait pas chez moi.

Étape 3 : le style

C’était quoi ton style à l’époque où tu as commencé ? Tu te souviens de tes premières chaussures, des fringues que tu portais ?

Je me souviens que je commandais beaucoup de produits par correspondance, à la fin des magazines. J’avais l’uniforme complet : jeans coupés en bas, T-shirts XXL alors que je n’étais vraiment pas grand, sneakers en bataille. En fait, tout ce que portaient les types que j’admirais.

Tu les copiais ?

Énormément. Dans les mag’ de l’époque, tout le monde était habillé de façon assez similaire. J’ai fait la même chose : j’achetais des jeans larges puis je coupais au niveau des chevilles. Je portais toutes les baskets qu’on pouvait trouver dans les magasins d’usine : les Puma, les Fila, les Nike, mais un peu plus tard parce que le style a beaucoup évolué. Quand j’ai commencé, le style c’était baggy, chaussures de skate.

Plus tard au lycée, ça a changé. Les fringues étaient plus proches du corps. Je me suis plongé dans le gangsta rap et le Wu-Tang Clan, donc on portait des pantalons en camouflage. On était à la fois grunge et hip-hop. J’écoutais autant Nirvana, Pearl Jam, Stone Temple Pilots, Ugly Kid Joe que le Wu-Tang, Mobb Deep, et ensuite le gangsta un peu plus cru, comme JT the Bigga Figga, RBL Posse, Mac Dre, E-40. C’était un drôle de mélange. Avec mes potes de Vacaville, c’était le grunge, avec mes potes skaters, c’était le rap.

Deux cultures underground qui se rencontraient.

Ouais. Mais ça allait au-delà de deux genres musicaux. Tu te souviens quand la côte est et la côte ouest ne pouvaient pas se blairer en termes de hip-hop ? C’était bizarre, parce que j’aimais les deux. Après, faut dire que je m’habillais plus façon hip-hop East Coast. Je me rappelle que K-Mart avait fait des fausses Clarks Wallabee, les pompes du Wu-Tang.

Je les portais au collège, mais personne savait ce que c’était. Résultat, tout le monde pensait que j’étais bizarre, sauf les profs qui appréciaient, parce que ça leur rappelait les chaussures de leur enfance. Mais il faut dire aussi que j’achetais des trench-coats noirs dans des surplus militaires et que je mettais des patches Metallica dessus. Je bouffais à tous les râteliers du style.

T’écoutais les Beastie Boys ?

Je savais qu’ils existaient sans avoir jamais été fan. Beaucoup de mes potes qui faisaient du graffiti étaient à fond dedans par contre.

Étape 4 : l’arrivée à Sacramento

Comment tes parents ont accepté ton choix de devenir skater pro ?

Il y a eu plusieurs phases : d’abord, ils étaient contents que je trouve quelque chose qui me plaise, puis ils ont été inquiets que cette activité ne me permette pas de vivre. Maintenant, ils sont fiers de moi. Il y a quand même eu un moment de creux où, vraiment, ils se demandaient ce que je foutais.

Pendant cette période de creux, tu as fait des petits boulots ?

Mon premier job, ça a été de faire la plonge dans un resto japonais. Ensuite, à Vacaville où j’habitais, il y avait un magasin d’usine, Vanity Fair, où je travaillais. Je vendais des fringues de beaucoup de marques différentes. Ensuite je suis passé au magasin d’usine London Fog, où on vendait des vestes. Puis j’ai déménagé à Sacramento : j’ai travaillé dans des cafés, des boutiques de bagels, de sandwiches, un café traiteur, toutes sortes de petits jobs. Fallait que je bosse : le skateboard ne rapportait rien.

Puis, j’ai dû tout quitter pour devenir skater pro. J’avais des amis à Sacramento qui étaient déjà sponsorisés, qui avaient des fringues gratuites et qui gagnaient parfois un peu d’argent grâce à ça. “Voilà ce que je dois faire.” Résultat, j’ai emménagé avec des potes, et je ne faisais plus que du skate. Il fallait prendre le risque. C’était dur de concilier les deux.

Tu avais quel âge quand tu as pris cette décision ?

J’avais 18, 19 ans.

(Crédit image : Louis Lepron)

Les meilleures villes pour skater étaient donc Sacramento et San Francisco ?

Pour moi, San Francisco, c’était le top. J’avais toujours rêvé d’y habiter. Le problème, après mon bac, c’est que c’était une ville difficile pour y vivre, tant c’était cher. Et mes amis habitaient à Sacramento, donc j’ai débarqué là-bas et j’ai atterri sur leur canapé. C’était moins cher et plus facile que SF. Mais le pari s’est révélé gagnant.

Parce que Sacramento était un super endroit pour skater, avec une vaste étendue suburbaine, des cours d’école, des centres commerciaux. Et la ville était tranquille, la vie était facile. Avec mes potes, on s’en est sortis. Sacramento s’est révélée être une ville parfaite. Finalement, je n’ai jamais habité à San Francisco.

C’était quoi les meilleurs spots pour skater à San Francisco ?

À l’époque, c’était Embarcadero et Pier 7. Ils étaient considérés à l’époque comme les meilleurs spots du monde, scrutés de près par l’ensemble du milieu. Différentes villes ont été ou sont encore des pôles d’attraction pour le skate : il y a d’abord eu San Francisco, puis San Diego, ensuite Barcelone. Et il me semble qu’en ce moment, c’est Los Angeles et Hollywood. Il y a tellement de gens qui y habitent maintenant.

“Je pense que les skaters aident les gens à prendre conscience de ce qui les entoure. On les aide à prendre conscience de leur environnement”

Mais c’était déjà un spot de skate il y a vingt ans et même dès les années 1960.

Oui, mais dans les années 1990, c’était la mode de bouger à San Francisco pour filmer. C’était là-bas que les skaters cool allaient, de Mike Carroll à Chico Brenes en passant par Scott Johnson et Pat Duffy : tous mes skaters préférés y étaient. Je regardais les vidéos, j’allais ensuite les voir dans la rue, et je leur achetais des planches.

Dans une interview pour Libération, Julien De Smedt, architecte et skateur, affirmait :

“Le skateur est le premier acteur urbain, avant les piétons, les vélos, les voitures, car il est le seul à utiliser l’espace public comme un cadre de vie alors que pour les autres, c’est un simple lieu de passage. Les skateurs sont des agents de la sécurité urbaine, des jeunes gens actifs, tout sauf délinquants.”

T’en penses quoi ?

Si seulement c’était plus souvent le cas. C’est peut-être plus courant aujourd’hui car il y a plus de skaters qui deviennent architectes. Les gens sont souvent énervés que des skaters s’emparent de certains lieux. Je pense que les skaters aident les gens à prendre conscience de ce qui les entoure.

Personne ne remarque les éléments de la cour d’école, des descentes de marche, des poteaux, etc. Mais dès qu’on skate dessus, les gens s’offusquent et se souviennent que les escaliers ou les rampes existent pour les défendre. On les aide à prendre conscience de leur environnement.

Comment tu expliques ce paradoxe propre à Los Angeles : elle est la ville de naissance du skateboard et il est pourtant extrêmement difficile d’en faire ?

Je ne sais pas. On est des contre-exemples pour beaucoup de gens, qui se forcent à avoir une vie qu’ils n’aiment pas. Ils ont fait des études qu’ils n’aiment pas pour avoir un job qu’ils n’aiment pas, et toi tu arrives et tu t’éclates comme ça. “Mais qui t’es ? Dégage de ma propriété !” C’est une attitude très américaine. Ça existe ailleurs, mais je trouve ça très américain.

Étape 5 : le travail avec Nike

Parlons maintenant de ta relation avec le monde du lifestyle. Dans les années 1970 ou même 1990, personne ne portait des Nike par choix, c’était les chaussures que tu portais quand tu n’étais pas sponsorisé.

Oui, c’était les chaussures que tu portais entre deux sponsors. Quand on n’avait pas de chaussures gratuites, on portait des chaussures basiques ou on demandait une boîte à un pote sponsorisé par Nike.

C’était des bonnes chaussures pour skater ?

Oui, de très bonnes chaussures, et puis elles avaient un aspect plus cool que les chaussures de skate. Je ne citerai pas de nom, mais j’ai vu un skater l’autre jour en allant chez le médecin qui avait des Nike aux pieds, au quotidien, sans être lié à la marque.

Ça a toujours été comme ça. Les gens aiment les chaussures de détente. Quand tu skates pour une marque de chaussures, quand tu arrêtes de skater, tu portes une paire de détente d’une autre marque. J’ai toujours porté des Nike entre mes sponsors, ou des Adidas. J’ai toujours aimé les Adidas Superstar. Mais elles ne sont plus aussi bonnes qu’avant.

Il y avait, dès les années 1970, de très bonnes sneakers pour skater, alors qu’elles n’étaient pas faites pour ça.

Oui, c’est ce que je dis toujours. Certaines marques de chaussures faisaient des super chaussures de skate avant même de savoir que le skate existait. Nike en est l’exemple parfait. Ils faisaient déjà des chaussures de skate avant que je naisse. J’ai rencontré Mark Lake l’autre jour. Il a fait la couverture de Skateboarder Magazine en 1978, et il a toujours porté des Nike.

Une couverture de Skateboard Magazine datée de 1978

C’était bien avant que Nike sache que ses chaussures étaient utilisées de la sorte. La Jordan était une pompe de skate. La Original Dunk aussi. Ce n’était pas fait pour ça, mais ça marchait bien sur un skate. Même topo pour la Converse Chuck Taylor, c’était une chaussure de skate avant même que les gens ne le sachent.

Ce qui est marrant, c’est que c’est difficile de concevoir une chaussure spécifiquement pour le skate. Toutes les chaussures peuvent devenir des chaussures de skate, une fois aux pieds d’un bon skater. Certains skatent en Timberland.

“Quitte à avoir une shoe signature, il fallait que ça soit exactement ce que je voulais. Je me suis demandé ce que je voulais, je ne me suis préoccupé de rien d’autre”

Ça a été quoi ta réaction quand ils t’ont contacté pour créer une chaussure ?

J’étais choqué. Au début, ils m’avaient dit que ça n’arriverait pas. Quand on est arrivés dans l’équipe, ils nous ont dit qu’ils ne feraient pas de shoe signature, à part pour Paul George [joueur américain de basket, ndlr]. J’ai accepté. Mais quand ils sont revenus me voir pour me dire que finalement ils allaient faire des modèles signature et que j’étais le prochain sur la liste, je n’osais pas y croire. C’était trop cool.

Est-ce qu’ils ont fixé des conditions dès le début du processus ?

Oui, ils avaient leur propre idée et ils n’imaginaient pas à quel point j’allais entrer dans les détails [rires]. J’ai imposé mes conditions. Comme je l’ai dit, ça ne me dérangeait pas de pas faire de modèle signature, mais quitte à en avoir un, il fallait que ça soit exactement comme je l’entendais.

Tu t’es mis la pression quand tu l’as conçue ? Par exemple la peur de ce qu’auraient pu en penser des skaters pros ?

Non, j’ai été complètement égoïste : je me suis demandé ce que je voulais moi, je ne me suis préoccupé de rien d’autre. À l’époque, Nike n’avait pas de chaussures basses. La plus basse, c’était la Blazer et il y avait la Harbour qui l’était aussi assez. J’aimais les chaussures plates et ils n’en avaient pas. Ils n’étaient pas prêts à ce que je propose ce genre de modèle puisqu’ils n’en produisaient pas. Mais j’ai insisté. Et ils ont accepté.

Tu n’as pas été intimidé ?

C’était normal pour moi de ne pas être intimidé : si ton nom est en jeu, tu veux que la chaussure te ressemble.

Avant le skate, tu aimais le dessin : ça t’a aidé pour concevoir ton modèle ?

Je dessinais à la main et ensuite les pros convertissaient ça en dessin 3D.

Combien de temps ça a pris avant que tu arrives au modèle définitif ?

Plusieurs années, parce que beaucoup de prototypes n’ont pas été concluants. On a essayé une semelle concave [cupsole, ndlr] au début, mais les prototypes n’étaient pas concluants car je voulais que la pointe des pieds soit plate. Je n’aime pas quand la semelle rebique au niveau des doigts de pieds.

“Il a fallu quelques années avant que mes amis m’appellent pour me dire qu’ils voyaient tout le temps des gens porter mes chaussures”

Pourquoi ?

Parce que la sensation est différente sur le skate et tu es obligée d’en faire plus pour compenser cette différence. Et je ne voulais utiliser que mon pied, pas sentir la chaussure et corriger le tir. Donc on a dû passer aux semelles vulcanisées. C’est une technique plus ancienne.

Ce n’est pas la technique la plus innovante, ça leur donnait un peu l’impression de remonter le temps. Mais tout le monde est heureux à présent qu’on ait utilisé la semelle vulcanisée. Parce que c’est très plat maintenant. De nos jours, on a de nouveaux choix grâce à la technologie, mais ils n’existaient pas à l’époque.

Comment tu expliques que ta chaussure soit devenue classique dès sa sortie ?

Ça ne s’est pas fait tout de suite. Il a fallu plusieurs années. La chaussure s’est bien vendue à sa sortie, mais ce n’était pas un succès dingue. Il a fallu quelques années avant que mes amis m’appellent pour me dire qu’ils voyaient tout le temps des gens porter mes chaussures. Ça a été une explosion.

Mais il a fallu quelques années pour en arriver au point où, où que j’aille dans le monde, je pouvais croiser des mecs avec mes chaussures. Dans tous les aéroports. Maintenant, il m’arrive de voir des hommes de 70 ans qui ne connaissent rien au skate porter mes Air Max. Je trouve ça génial. Ou des gens qui trippent parce qu’on a les mêmes chaussures et qui me font des blagues sans savoir que c’est moi qui les ai façonnées. C’est sûr que c’est cool d’être le seul qui a cette paire aux pieds. Elle a plu aux skaters, mais elle est devenue un élément de style ensuite.

Est-ce que tu penses que cette chaussure te ressemble ?

J’aime son côté intemporel. Depuis 10 ans, je ne porte que ce modèle. Je peux la porter à des mariages, skater avec. Je ne m’en lasse pas. Certaines chaussures ne vont qu’avec certaines tenues, ou restent accrochées à certaines époques. Ce n’est pas le cas de la Janoski. Elle est adaptée à mon style. J’aime la simplicité, le classique. Je ne suis pas rétro, j’aime la nouveauté, mais j’aime également mélanger.

Étape 6 : le style Stefan Janoski

Je veux te montrer une vidéo, qu’on m’a récemment fait découvrir :

[Il cite un par un les silhouettes des skaters qui apparaissent dans la vidéo, s’enthousiasmant pour chaque personne qu’il reconnaît.]

Ce qu’il dit du skateboard est tellement vrai. C’est ce que je dis aux gens qui ne skatent pas et qui essaient de comprendre. Il n’y a pas de standards dans le skate. Chaque personne le fait différemment, c’est pour cette raison qu’il ne peut y avoir de points.

Chacun le fait à sa manière, avec son style, en donnant une couleur, en exprimant quelque chose. Dans cette vidéo, on reconnaît Joe Peas alors qu’il n’y a qu’un trait dans son dessin. C’est pareil avec le corps, chacun est différent. Chacun doit découvrir les figures lui-même. Certains sont très bons mais n’ont aucun style. Ils sont doués techniquement, mais tu préférerais voir telle autre personne faire des flips, ça aurait plus de gueule.

Donc, pour toi, le skate n’est pas un sport ? C’est important pour toi que le skate soit aux JO en 2020 ?

Ce n’est pas un sport. Ça ne m’intéresse pas de le voir de cette manière.

“Shaun White est un excellent skater. C’est un Dieu. Mais tout le monde s’en fout”

Je pensais à Shaun White, qui défend le côté sportif du skate.

Très bon exemple. Shaun White est un excellent skater. C’est un Dieu. Mais tout le monde s’en fout. Il est hallucinant en snowboard, mais je ne pense pas que les gens se disent que c’est leur skater préféré. On peut juger du style, mais c’est très subjectif. Le skateboard est plein de jugements de style. Si on aime ton style, tu auras peut-être des sponsors, des photos dans des magazines. Tout le monde te juge, mais il n’y a pas de juges comme au patinage artistique.

À quel moment tu t’es dit que tu possédais quelque chose que personne d’autre n’avait ?

C’est vraiment quand j’ai appris des tricks. Ça s’est ajouté à l’obsession que j’avais déjà. Tu ne peux pas contrefaire le style, une fois que tu as lancé ta figure, c’est trop tard. Tu peux inventer des figures dans ta tête, mais quand tu t’engages, il faut avoir l’esprit clair. Tu vois tout, mais tu es dans ta tête, c’est assez étrange à décrire comme état, proche de la méditation zen.

Certains te décrivent comme un skater nonchalant, t’en penses quoi ?

Ça a toujours été mon style préféré : naturel, détendu. J’ai toujours aimé les skateurs qui avaient l’air de s’éclater et de faire des figures impressionnantes comme si de rien n’était, avec art.

Donc c’est l’art d’exécuter des figures difficiles tout en donnant l’impression que c’est facile.

C’est ça. Dans tous les arts. Les musiciens, j’aime quand ils ont l’air de s’amuser, d’être détendus alors que ce qu’ils font est d’un niveau que tu n’atteindras jamais. J’aime cette présentation. Pareil avec l’écriture.

Donc tu penses que le skate est une expression de ta personnalité ?

Absolument. Il faut beaucoup d’efforts pour donner l’impression de ne pas en faire.