Avec son expo “Les Conquérants de l’inutile”, Fabrice Yencko transcende son vandalisme en alpinisme

Avec son expo “Les Conquérants de l’inutile”, Fabrice Yencko transcende son vandalisme en alpinisme

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Par Naomi Clément

Publié le

Tatoueur, graffeur, photographe… le Français Fabrice Yencko est un insaisissable touche-à-tout. Il présente aujourd’hui “Les Conquérants de l’inutile”, une exposition qui célèbre son cheminement depuis les sous-sols parisiens jusqu’aux sommets des montagnes. Rencontre.

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Aux yeux des amateurs de tatouage, Fabrice Yencko, aka Cokney, est l’un des meilleurs artistes de sa génération. Installé au studio Hand in Glove, dans le 11e arrondissement de Paris, ce jeune homme est doté d’un style figuratif puissant, qui puise notamment son inspiration dans les milieux skinhead et punk, qu’il a longtemps fréquentés. Ses pièces vivantes et colorées, qui représentent pour la plupart des animaux chimériques et des plantes féeriques, évoquent d’ailleurs parfois les motifs l’irezumi, le tatouage traditionnel japonais.

Mais l’œuvre de Fabrice Yencko ne saurait se réduire à cette seule forme d’art. En parallèle de son travail de tatoueur, qu’il exerce de façon professionnelle depuis 2006, ce diplômé des métiers d’art en sculpture métal à Olivier de Serres est un véritable passionné de graffiti, qu’il a de longues années durant exclusivement pratiqué sur les trains et autres métros. Une activité vandale, qui le verra plus d’une fois condamné par la justice française, et le conduira ainsi à faire évoluer de façon radicale son rapport à l’art. “Suite à ma première arrestation en 2012 est sorti le livre Chiaroscuro, que j’ai coécrit avec Hugo Vitrani, ainsi que l’exposition ‘Guerre du nord’, dans laquelle je mettais en scène les analyses de style que les policiers avaient fait de mes peintures”, décryptera-t-il pour nous.

Après une seconde arrestation en 2014 pour dégradation de matériel d’utilité public et son placement sous contrôle judiciaire avec interdiction de quitter le territoire national et obligation hebdomadaire de pointage, Fabrice Yencko a définitivement stoppé sa pratique du graffiti. Petit à petit, il a délaissé les rames de métro parisiennes pour se tourner vers la lumière, en développant un goût prononcé pour l’alpinisme dans les Alpes. L’exposition “Les Conquérants de l’inutile”, qu’il présente du 2 décembre au 6 janvier à la galerie Rabouan Moussion de Paris, retrace la fin de cette épopée souterraine jusqu’à l’exutoire du sommet des montagnes. Il nous raconte.

“Mon travail d’artiste s’est d’abord axé sur le rapport de l’homme avec la loi, et la recherche d’espace de liberté dans nos grandes villes”

Pour ceux qui ne te connaîtraient pas encore, peux-tu te présenter en quelques mots ?

J’ai un peu plus d’une trentaine d’années, et j’habite à Paris, où j’ai grandi. Je suis pour la plupart de mon temps tatoueur dans un salon à Paris, Hand in Glove, mais depuis une dizaine d’années, je voyage beaucoup pour travailler à l’étranger. Je tatoue depuis maintenant douze ans. Et à côté de ça, je fais d’autres choses – dont j’imagine, nous allons parler dans quelques secondes.

Effectivement ! En parallèle de ton travail de tatoueur, tu as déjà été exposé dans plusieurs galeries et musées, dont le Palais de Tokyo. Comment décrirais-tu ton travail d’artiste ?

Mon travail d’artiste s’est d’abord axé sur le rapport de l’homme avec la loi, et la recherche d’espace de liberté dans nos grandes villes. C’est par le graffiti, que je préfère appeler vandalisme dans la manière dont je l’ai pratiqué, que j’en suis arrivé à me pencher sur ce sujet.

Je me suis mis d’abord à écrire en parallèle de mes activités de peinture illégale. Après ma première arrestation en 2012, pour laquelle les policiers ont enfoncé ma porte, j’ai voulu faire évoluer la démarche subversive que j’avais développée avec le vandalisme. L’idée d’utiliser le matériel judiciaire qui avait été produit contre moi s’est vite imposée. Il en est ressorti le livre Chiaroscuro, que j’ai coécrit avec Hugo Vitrani, et l’exposition “Guerre du nord”, dans laquelle je mettais en scène les analyses de style que les policiers avaient fait de mes peintures.

“J’ai eu le besoin de chercher ailleurs ce qui me faisait vibrer dans le graffiti. Je l’ai trouvé dans la pratique de l’alpinisme”

Pourrais-tu nous raconter la genèse de ta nouvelle exposition, “Les Conquérants de l’inutile” ?

Les policiers, humains revanchards, n’ont pas apprécié cette démarche et ont construit un lourd dossier contre moi et un de mes amis. Ils sont à nouveau venus casser ma porte. Mais les inculpations étaient cette fois beaucoup plus lourdes (association de malfaiteurs, détention d’arme…), et si j’ai évité la prison de justesse grâce à l’intervention de personnes travaillant au Palais de Tokyo, je me suis retrouvé avec un contrôle judiciaire assez strict, qui court encore aujourd’hui, trois ans après cette arrestation.

J’ai eu le besoin de chercher ailleurs ce qui me faisait vibrer dans le graffiti. Je l’ai trouvé dans la pratique de l’alpinisme. Cette exposition retrace ce passage des sous-sols parisiens aux sommets des Alpes, en créant des ponts entre ces deux univers qui paraissent de prime abord aux antipodes.

Et pourquoi avoir choisi ce titre, “Les Conquérants de l’inutile” ?

Je me trouvais dans un refuge de montagnes lorsque je suis tombé sur la pile de livres mise à disposition, et sur le titre Les Conquérants de l’inutile de Lionel Terray. Intrigué, je l’ai feuilleté, et une fois de retour dans la vallée, je l’ai acheté. Les mots de Terray faisaient totalement écho avec mon expérience et ma vision du graffiti. J’ai gardé le titre pour mon exposition, comme un hommage à Terray et une référence à la littérature montagnarde, peu connue. C’est un titre fort, qui parle aussi bien de montagne que de graffiti, et qui synthétise très bien la vision que je me fais de la vie et de l’art.

Aujourd’hui, pratiques-tu encore le graffiti (sur les trains et les métros, notamment) ?

Peut-être…

“Transcender mon vandalisme en alpinisme”

Esthétiquement, ton exposition “Les Conquérants de l’inutile” est très dense, puisqu’elle mêle à la fois extraits de dossier judiciaire, photographies, peinture d’animaux symboliques, structures pariétales… Comment es-tu parvenu à harmoniser tous ces éléments ?

La grande difficulté était là pour moi. Mes pratiques artistiques sont tellement variées, autant dans les médiums (tatouage, peinture, écriture, photographie…) que dans les univers (abstrait, figuratif, des villes, de la nature…), que le fait de jongler avec tout ça n’était pas simple. Pour autant, je ne voulais pas faire de choix ; j’avais envie de partager cette diversité qui existe dans ma vie et ma création.

J’ai donc choisi de faire communiquer tous ces éléments entre eux autour de deux installations, chacune placée dans deux pièces distinctes. La première pièce tend à retracer la course qui a permis mon arrestation, et la seconde fait référence à la période post-arrestation – ou comment, forcé par un contrôle judiciaire strict, j’ai pu transcender mon vandalisme en alpinisme.

Les animaux semblent avoir une place assez importante dans ton art (qu’il s’agisse de la peinture, du graffiti ou du tatouage). En quoi sont-ils une source d’inspiration pour toi ?

C’est vrai, mais je ne pourrais pas te dire pourquoi. Je pourrais tisser une histoire en partie vraie autour de ma vision du monde animal et du monde humain, de nos pulsions animales refoulées… mais on rentrerait dans un autre débat. Je tatoue depuis que j’ai 20 ans, et c’est par le tattoo que j’en suis venu à dessiner du figuratif. Dans le tatouage, la forte présence de figures animales comme de totems modernes m’a forcément influencé. J’ai beaucoup plus de facilité à les traiter que des figures humaines par exemple, qui me laissent très figé et insatisfait dans le style. Il en va de même pour les fleurs et les crânes qui, à l’instar des calligraphies, me semblent pouvoir être traités à l’infini, en laissant la possibilité d’offrir quelque chose de nouveau.

“Amener mon travail d’artiste dans la nature”

Les territoires inexplorés par l’homme (la montagne notamment) ont donc joué un rôle important dans la réflexion de cette nouvelle exposition. Es-tu parvenu à trouver un équilibre entre le milieu urbain (qui, je crois, a jusqu’ici eu une place primordiale dans ton art) et celui de la nature ?

Honnêtement, pas encore. Mon travail de tatoueur à Paris me force à être beaucoup en ville. Et le poids judiciaire que je ressens aujourd’hui m’empêche de prendre autant de plaisir que j’ai pu en avoir par le passé à explorer l’interdit de nos villes. La montagne reste loin. Mais si j’ai travaillé sur cette exposition, c’est aussi dans le but de pouvoir trouver cet équilibre. De comprendre que je peux aller chercher mon matériel d’expérience et de création ailleurs, en dehors de la ville, et d’amener mon travail d’artiste dans la nature.

En parallèle de cette exposition, tu sors également un nouvel ouvrage retraçant les trois dernières années de ta vie. Peux-tu m’en dire plus ?

J’ai voulu compléter l’exposition avec un petit ouvrage, plus un fanzine qu’un livre en fait, qui retrace effectivement ces trois dernières années passées sous contrôle judiciaire. Il s’agit plus d’un melting-pot d’univers qui m’inspirent que d’un catalogue d’exposition. On y trouve des textes et photographies qui parlent de ma démarche et de mon expérience avec la brutale sincérité esthétique de la culture du fanzine, que j’ai connue dans les milieux skinhead et punk il y a quinze ans.

Jusqu’ici, il me semble que les gens te connaissent surtout pour ton travail de tatoueur. Existe-t-il une différence entre Cokney et Fabrice Yencko ?

Pas vraiment. Après ma première arrestation en 2012, j’ai assumé le nom de Cokney, derrière lequel je me cachais pour mon activité de vandale avec le graffiti, et je l’ai utilisé dans le tatouage pour de pures raisons de communication. Quant à Fabrice Yencko, c’est mon nom. Avec le temps, je trouve cela plus cohérent de l’utiliser pour promouvoir mon travail. Je ne suis plus ce vandale masqué derrière une cagoule.

L’exposition “Les Conquérants de l’inutile” de Fabrice Yencko se tiendra du 2 décembre 2017 au 6 janvier 2018 à la galerie Rabouan Moussion de Paris (11 rue Pastourelle, 75 003).