Le “joueur nerd” serait une cible privilégiée de recrutement pour les suprémacistes blancs

Le “joueur nerd” serait une cible privilégiée de recrutement pour les suprémacistes blancs

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Red Dead Redemption 2. (© Rockstar Games)

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Par Pierre Bazin

Publié le

Au vu du succès et des audiences, le gaming est une porte d'entrée privilégiée pour tout type de propagande.

Le secteur vidéoludique, particulièrement celui des jeux en ligne, est un excellent vecteur de communication pour toucher un large public, souvent assez homogène lorsque cela concerne des jeux comme Fortnite et ses 250 millions de joueurs. Le public de ce genre de jeux est majoritairement masculin, mais surtout ces jeux gratuits à l’acquisition (et dont la restriction d’âge reste à PEGI12) peuvent attirer un public assez jeune. Les joueur·euse·s sont une cible de choix pour tout type de recrutement. L’État Islamique se servait par exemple du PSN pour communiquer et recruter, mais on sait aussi que les différents corps d’armées utilisent beaucoup l’imagerie et la comparaison avec le jeu vidéo pour attirer de nouvelles recrues.

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Mais les armées régulières ou Daesh sont loin d’être les seuls à réfléchir au “potentiel” qu’offrent les énormes audiences du jeu vidéo en ligne. Dans un article publié par Vox, Megan Condis, professeure de communication à Texas Tech et spécialiste de la “culture gamer“, revient sur les éléments qui favorisent justement ce genre d’approche en vue d’un embrigadement, notamment par des groupes ultra-conservateurs comme les suprémacistes blancs, assez influents dans certains États américains (dont le Texas).

Les travaux de Condis ont commencé fin 2014, lorsqu’Anita Sarkeesian, critique féministe, avait reçu, pendant des mois, menaces de mort et de viol de la part de harceleurs opposés à ses récents papiers défiant les stéréotypes sur les femmes dans les jeux vidéo. L’évènement, rapidement appelé “GamerGate”, avait pris de l’ampleur lorsque la lumière avait été mise sur les nombreuses campagnes de harcèlement (ou “raids”) que recevaient les femmes dans l’industrie vidéoludique. Et ce, qu’elles fassent partie des (rares) développeuses ou qu’elles soient des journalistes gaming qui osaient apporter un avis un tantinet différent.

Misogynie et racisme latents chez les gamers ?

Les recherches de Megan Condis ont notamment mis en avant le fait que ces actes misogynes étaient loin d’être isolés dans la communauté. Pire encore, il y aurait une véritable tendance réactionnaire qui grandit en silence chez les gamers, particulièrement centrée sur une certaine vision assez archaïque de ce que doit être “l’identité” d’un joueur : un homme nerd blanc et “gamer authentique”. Selon Condis, c’est une vraie aubaine pour les recruteurs suprémacistes car ces jeunes joueurs se sentent menacés (par les femmes, les personnes de couleur) dans ce qui était jadis leur “chasse gardée”. Elle raconte ainsi au New York Times :

“Les recruteurs se rendent là où sont leurs cibles, en organisant des conversations apparemment anodines sur des questions de race et d’identité dans des espaces fréquentés par de nombreux adolescents blancs vulnérables et désemparés. […] Ainsi, ceux qui manifestent une certaine frustration vis-à-vis des opposants idéologiques de la droite réactionnaire [les Républicains américains, ndlr] : les féministes, les activistes antiracistes et autres ‘Social Justice Warrior‘ sont des cibles de choix. Ils sont amenés dans un schéma de rhétorique en entonnoir [par raccourcis notamment] qui vise à normaliser l’idéologie de la suprématie blanche tout en usant généreusement d’humour et de mèmes soi-disant dissidents.”

Interrogée ensuite par Vox, Megan Codis précise que statistiquement l’image du “nerd blanc à barbe qui vit dans le garage de sa mère” est complètement fausse. Pourtant, c’est une image qui perdure dans l’imaginaire collectif et c’est ainsi qu’une partie du grand public, beaucoup de médias ou encore les joueur·euse·s même se représentent le “joueur moyen”. Les autres secteurs culturels ne sont pas nécessairement plus originaux, lorsqu’on s’intéresse par exemple à l’image du joueur dans des shows caricaturaux comme The Big Bang Theory.

Dans <em>South Park</em>, l’épisode sur <em>World of Warcraft</em> pousse au paroxysme la caricature du “geek” © Comedy Central / Game One

De fait, cette illusion d’une pratique réservée aux jeunes blancs trouve un écho chez certains joueurs, déjà sensibles aux idées conservatrices. Ils ont créé sur les serveurs de jeux en ligne une sorte de “refuge au politiquement correct”, comprendre un défouloir à propos racistes, misogynes, homophobes et toute autre forme de discrimination. De plus, ces propos sont bien plus sanctionnés par les éditeurs de jeux eux-mêmes depuis quelques années, renforçant chez ces joueurs l’idée d’une “bien-pensance” grandissante, apparentée à de la censure, selon eux.

En France, si le suprémacisme blanc trouve un écho plutôt restreint chez les jeunes, on peut trouver des analogies intéressantes entre les “communautés de gamers” et leur tendance “anti-SJW” ou contre le “politiquement correct”. En 2017, Florian Philippot, ex-Front national tentait de “draguer” le très polémique forum “Blabla 18-25” de jeuxvideo.com, via des références appuyées à leur “culture”, même si les résultats ne semblent pas avoir été très probants.

Mais si on regarde de plus près, on retrouve dans ces communautés de joueurs des points de comparaison comme la figure du “Célestin” inventée par le forum 18-25, très proche de ce que Condis décrit comme la vision caricaturale du “joueur moyen” : un homme célibataire et solitaire, qui souffre de la “cruauté” des femmes. Ainsi les raids de harcèlement que pratiquent certaines communautés ou leurs réactions virulentes (et quasi-systématiques sur Twitter) à des propos féministes ou antiracistes montrent que le terreau francophone peut se révéler tout aussi fertile aux discours intolérants et rétrogrades.