Steve Jobs : la face obscure d’un génie visionnaire

Steve Jobs : la face obscure d’un génie visionnaire

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Par Arnaud Pagès

Publié le

Ce mercredi 3 février sort en salles le biopic de Danny Boyle consacré à Steve Jobs. On y découvre un personnage peu sympathique, bien éloigné de l’image que le grand public a conservée depuis sa mort en 2011. Explications.

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Si tout le monde sur cette planète s’accorde à dire que Steve Jobs est un génie du marketing, un visionnaire qui a révolutionné la façon de concevoir des ordinateurs, un véritable alchimiste qui a transformé en bijoux de technologie et de pop art des machines qui étaient auparavant laides et ternes, la perception que l’on a de cet individu hors normes est incomplète. Avant tout parce que le créateur d’Apple a mis un point d’honneur tout au long de sa vie à ciseler son image dans les médias.

Prenant le contrepied du précédent biopic, Jobs (réalisé par Joshua Stern en 2013 avec Ashton Kutcher dans le rôle-titre), qui racontait la vie du créateur d’Apple selon les standards hollywoodiens, Danny Boyle a choisi d’explorer le côté obscur du personnage, brossant le portrait d’un homme dur et égocentrique. La lumière qui entoure son personnage a longtemps occulté sa part d’ombre.

En situant son film dans les coulisses de trois lancements de produits emblématiques – celui du Macintosh 128k en 1984, du NeXT Computer en 1988 et de l’iMac en 1998, Danny Boyle nous fait basculer dans l’envers du décor, celui des relations complexes et tendues que Steve Jobs – incarné par un Michael Fassbender impeccable – entretenait avec les personnes dont il était le plus proche. Et principalement Steve Wozniak – le cofondateur d’Apple (incarné par Seth Rogen), sa directrice du marketing Joanna Hoffman (Kate Winslet à l’écran), et sa fille Lisa.

Rien d’étonnant lorsque qu’on sait que Steve Jobs est un film qui s’inspire grandement de la biographie autorisée écrite par Walter Isaacson. Sortie en 2011, soit trois semaines seulement après la mort de Steve Jobs, elle relatait avec de nombreux détails et de manière chronologique, le parcours tumultueux du cofondateur d’Apple.

Danny Boyle s’est donc servi de cette mine d’or pour dresser le rideau d’une pièce de théâtre savamment menée, dans la droite ligne de The Social Network, le génial film de David Fincher, qui portait sur une autre figure “geek”, Mark Zuckerberg, le créateur de Facebook. Le réalisateur britannique s’est même permis de prendre son scénariste, Aaron Sorkin, connu pour ses dialogues acérés.

Dur, dévalorisant, parfois humiliant  

Il faut avoir assisté au lancement d’un produit Apple pour comprendre à quel point Steve Jobs avait acquis auprès de ses contemporains une dimension quasi christique. Avant chaque convention, ces fameuses “keynotes”, les fans d’Apple l’attendent comme le Messie, l’acclament avec ferveur, se réunissent ensemble dans une forme moderne de prière collective dont Steve Jobs est le grand ordonnateur au nom du sacro-saint consumérisme technologique.

Perfectionniste, travailleur, visionnaire, charismatique, Jobs avait en lui toutes les qualités qui définissent un leader selon les standards du capitalisme. Nimbé d’une aura fascinante, à l’image des gourous avec lesquels il avait tenté d’entrer en contact au cours de sa jeunesse, l’inventeur se situait en toute circonstance un cran au-dessus des autres. C’est ainsi qu’il est apparu aux yeux du monde et tout au long de sa vie, par le biais de cette image qu’il s’était façonnée, celle d’un maître spirituel de l’informatique œuvrant à améliorer la vie des gens grâce à ses produits.

Pourtant, l’homme que l’on découvre dans le film de Danny Boyle ressemble comme deux gouttes d’eau à un connard. Particulièrement dur avec ses collaborateurs, Steve Jobs apparaît comme un véritable tyran au sein de son entreprise, n’hésitant pas à humilier ses employés, surtout quand ils sont en public – Walter Isaacson raconte que certains proches de Steve Jobs emmenaient l’employé concerné dans une pièce à part afin qu’il ne subisse pas un lynchage publique. Tout cela pour obtenir de ses subordonnés l’impossible, les pousser dans leurs retranchements jusqu’au point de rupture.

Malgré le profond respect et la confiance aveugle que ses équipes ont pour lui, Steve Jobs n’a parfois pas de considération pour son staff. Sa perception se divise en deux camps : ceux pour lesquels il a de l’estime, et les autres, qui ne sont que des merdes. Il n’a apparemment jamais cherché à reconnaître les qualités de ceux avec qui il travaillait, ni à aller dans leur sens.

Même envers Steve Wozniak, qui fut avec lui à l’origine d’Apple dans le garage des parents de Jobs à Cupertino, et auquel il refusera systématiquement de reconnaître le mérite des équipes de l’Apple II. John Ive, son chef du département graphique et “frère spirituel”, dira de lui avec ironie qu’il aurait pu faire un excellent roi de France !

Un patron à part 

Colérique et soupe au lait, Jobs se met hors de lui dès qu’une contrariété apparaît. Comme si la puérilité guidait son comportement. Alors que beaucoup de patrons viennent à bout des difficultés grâce à leur sang froid, Jobs, lui, n’hésite pas à donner libre cours à ses émotions et ne cherche pas à se contrôler. Il est sensible, peut se mettre à pleurer quand une situation lui échappe – ce que Danny Boyle ne montre pas dans son film.

Une attitude en rupture avec les codes de gouvernance d’une grande entreprise. En 1993, le magazine Fortune classera Jobs parmi les patrons les plus durs de l’industrie américaine. Celui qui dira un jour qu’il a “brillé uniquement parce que les autres étaient nuls” épargne à peine sa directrice du marketing. Ce sera d’ailleurs la seule à lui rester fidèle jusqu’au bout. Un homme dur donc. Égocentrique. Narcissique. Intransigeant. Cassant. Dévalorisant. Et surtout ingrat.

Un homme qui a le souci constant de garder les commandes, d’avoir toujours raison face aux autres, de ne rien lâcher, même sur le plus petit détail, un perfectionniste sans pitié. Le mépris était le sentiment dominant qu’il éprouvait pour les autres. On est loin du “nice guy” californien qui porte des cols roulés et distille des mantras emplis de sagesse dans ses réflexions sur le travail.

Walter Isaacson, son biographe, très critique envers Jobs, se pose dans son livre la question de savoir si sa méchanceté était intentionnelle ou si elle n’était que l’expression d’un personnage entier cruellement dépourvu d’empathie :

“Jobs n’était pas le meilleur manager du monde. En fait, ça a peut-être été l’un des pires. Il pouvait être très dur, que ce soit envers une serveuse ou un programmeur qui avaient travaillé toute la nuit. Il était capable de leur dire : ce que vous faites est complètement nul, vous êtes une merde”.

Un père qui a du mal à aimer

L’explication immédiate à cette dureté, certains la trouvent dans son passé. Steve Jobs a un trauma profondément enraciné en lui. À sa naissance, ses parents biologiques, des réfugiés syriens, l’ont abandonné. Ce seront finalement Paul et Clara Jobs qui en feront leur fils adoptif.

Si Jobs est dur avec ses collaborateurs, il l’est particulièrement avec sa fille Lisa (Perla Haney-Jardine, dans le film). Conçue lors d’une liaison passagère avec Chrisann Brennan, une peintre sans le sou, cette petite fille tente tout au long du film de se faire aimer par ce père si distant. Steve Jobs refusera d’abord de la reconnaître, et ce bien qu’un test ADN confirme qu’il en est le père. Impitoyable, il ira jusqu’à dire dans le magazine Time que “28 % de la population masculine des États-Unis pourrait être son père”. 

Embarrassé par cette fille qu’il n’a pas désirée, et pour laquelle il affiche au mieux un mépris poli, Jobs acceptera tout de même de soutenir financièrement sa mère et d’offrir à Lisa une éducation correcte. Tout au long du film, le père et la fille vont se rapprocher. Par petites touches, difficilement. Ce n’est qu’à la toute fin du film que Danny Boyle humanise légèrement son personnage. Lors du lancement de l’iMac, une complicité naît entre Jobs et Lisa. Et pour la première fois, on voit un Steve Jobs bouleversé, sur le point de pleurer et de laisser parler son cœur. C’est la dernière phase du film, qui réconcilie le créateur d’Apple avec l’humanité.

On pourrait être tenté de croire que l’attitude agressive et exigeante – presque inhumaine – de Jobs dans ses relations avec les autres est une forme de darwinisme. Il a dû s’adapter à un milieu qui a toujours été implacable avec ceux qui tendent la joue au lieu de serrer le poing. Le monde de l’informatique, dans les années 1980 et 1990, ressemblait à celui de la finance : une arène de gladiateurs dans laquelle il faut toujours rester fort. Mais en réalité, cette attitude semble surtout révéler les failles d’un homme qui a en lui de profondes blessures et qui a cherché toute sa vie, avec rage, à se faire reconnaître par ses pairs et, surtout, à les terrasser.

Est-ce que Steve Jobs souffrait d’un autisme des sentiments ? Danny Boyle a tenté un exercice périlleux : livrer une vision intime de Steve Jobs dans les coulisses de l’œuvre de sa vie, Apple. Montrer l’homme tel qu’il était réellement. À nu. Comme si il voulait autopsier sa personnalité. Son film apporte ainsi un éclairage nouveau et touchant sur un personnage qui aura marqué notre époque et changé nos vies.