Luaty Beirão, rappeur angolais engagé

Luaty Beirão, rappeur angolais engagé

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Par Cyrielle Bedu

Publié le

Fervent défenseur des droits de l’homme dans son pays, l’Angola, Luaty Beirão a été emprisonné en 2015 pour avoir discuté de liberté avec des amis… De passage à Paris, le rappeur et activiste nous a parlé de son combat pour la liberté. Une véritable leçon de civisme.

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Peux-tu nous décrire le contexte politique actuel en Angola ?

L’Angola est un pays qui a des frontières avec les deux Congo, la Zambie et la Namibie. C’est un pays lusophone, qui a été colonisé par le Portugal. Après l’indépendance en 1975, le pouvoir a été pris par le parti Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA) qui est toujours à la tête du pays aujourd’hui. Ça fait donc 42 ans que l’on a le même parti au pouvoir, et ça fait 37 ans que l’on a le même président. J’ai 35 ans, j’ai donc toujours connu le même président.

Pendant la Guerre froide, comme beaucoup de pays africains, l’Angola était plutôt du côté de l’idéalisme et du communisme. Mais les dirigeants angolais n’ont jamais appliqué ces idées socialistes, et, après l’indépendance, ils ont en fait remplacé les colons. Une guerre civile a donc été déclenchée après la proclamation de l’indépendance. On ne s’est pas arrêtés de se battre : après avoir chassé les colons, on s’est battus les uns contre les autres, entre frères. La guerre s’est arrêtée en 1992, pour une courte période. On est alors passé d’un pays à parti unique à une démocratie multipartitaire. Des élections ont été organisées, mais elles ont mal tourné… Nous devions avoir un second tour entre le président actuel José Eduardo dos Santos, et le leader de l’opposition de l’époque, mais ce deuxième tour n’a jamais eu lieu. La guerre a de nouveau éclaté, et elle a duré jusqu’en 2002. Officiellement, la guerre moyennant les armes est donc terminée depuis 15 ans, mais depuis 2002, on vit une “guerre sociale”. L’argent qui a servi à acheter des armes et des avions pendant la guerre devrait maintenant servir à rattraper les retards pris, notamment en matière d’éducation. Au lieu de cela, cet argent a simplement davantage enrichi ceux qui sont déjà au pouvoir.

Selon toi, il n’y a pas d’expression publique en Angola. Il y aurait même une certaine “dictature de la peur”…

Oui, la peur est un outil utilisé par le régime. C’est un outil très efficace surtout face à un peuple maintenu dans l’ignorance. On investit pas dans l’éducation : pendant que les enfants des hommes du régime vont étudier dans de prestigieuses écoles à l’étranger, en Angola, l’éducation reste pourrie. C’est donc plus simple de manipuler les gens et d’engendrer la peur auprès de la population.

En 2011, nous avons été inspirés par les “printemps arabes”. Ces pays qui se sont soulevés avaient eux aussi des dirigeants dictateurs, qui étaient depuis trop longtemps au pouvoir, mais ces peuples avaient conscience de la situation dans laquelle ils se trouvaient, ils comprenaient ce qui se passait et ils ont très vite compris la puissance qu’ils auraient s’ils luttaient ensemble. Chez nous, en Angola, dès que le régime menace de passer à tabac, les gens restent chez eux.

Tu essaies donc de faire en sorte que la conscience de groupe existe davantage dans ton pays ?

J’ai compris qu’il ne fallait pas toujours attendre que les autres agissent pour nous. Quand on a le sentiment que quelque chose ne va pas, on peut et on doit tous agir. C’est risqué, mais, inspiré par les “printemps arabes”, j’ai décidé de prendre ces risques dès 2011. De 2004 à 2011, je faisais en effet surtout de la musique. Engagé, très critique, je chantais le quotidien, ce que je voyais dans la rue… Un peu comme un journaliste.

Mais à partir de 2011, j’ai eu le sentiment que ça ne suffisait pas, que je devais faire plus. Avec d’autres jeunes Angolais, nous nous sommes réunis, et les “printemps arabes” nous ont convaincus du fait que tout semblait possible, et qu’avec le bon discours, on pouvait faire en sorte que les gens se sentent concernés.

L’Angola a dépensé beaucoup d’énergie, a montré qu’elle était une démocratie florissante, que le pays était en train de se développer… Nous avons bénéficié de hausses du baril de pétrole entre 2004 et 2009… Nous avons encaissé beaucoup d’argent, et on s’en est vanté dans le monde entier, en clamant qu’on était le pays avec la plus grande croissance, etc. Le problème, c’est que cette croissance ne s’est pas traduite par une amélioration de la vie des gens. C’est contre cette politique pourrie qu’on s’est soulevés. On a cru qu’on pourrait transformer la mentalité des gens rapidement, mais on a encore du chemin à faire.

Concrètement, comment avez-vous tenté de changer les mentalités ?

En donnant l’exemple, en prenant des risques. On savait qu’on serait battus, emprisonnés, peut-être tués… Certains d’entre nous l’ont d’ailleurs été en 2012. Mais pour se sentir vraiment vivant, nous ne devons pas laisser la peur nous dominer. Il faut se lever chaque jour, reconnaître que cette peur existe, et la maîtriser. On a fait le choix de ne pas créer de parti politique, parce qu’en Angola, on a donné aux jeunes cette illusion que, pour avoir le droit de parler et de participer à la vie publique, il faut obligatoirement créer un parti politique. C’est un discours de vieux… Dans notre Constitution, il est écrit que tous les citoyens ont le droit de participer à la vie publique. Il faut donc bien renforcer la société civile, car un pays sans société civile forte ne va nulle part. On a préféré se concentrer là-dessus, sur le renforcement de la société civile.

On essaie aussi de faire passer l’idée qu’on a pas besoin d’un leader, d’un Martin Luther King, d’un Gandhi ou d’un Mandela. On a juste besoin de trouver tous ces gens à l’intérieur de nous-mêmes, car ils sont en chacun de nous, il faut juste les faire sortir. Il faut qu’on arrête de se comparer aux autres, de les trouver plus intelligents, de trouver qu’ils s’expriment mieux que nous… Tout le monde a des idées et chacun a son vécu. Chacun connaît sa réalité. On est donc tous capable d’avoir des idées pour améliorer notre quotidien. Il faut qu’on se libère de nos complexes d’infériorité. C’est sur ça qu’on travaille aussi pour renforcer l’esprit des citoyens angolais.

En 2015, tu as été arrêté alors que tu t’étais réuni avec tes amis. Peux-tu nous en dire plus sur les circonstances de cette arrestation ? 

Dans le cadre des actions que l’on a faites, il y avait des manifestations pacifiques mais aussi des conférences, qui ne plaisaient jamais au gouvernement. À un moment, l’écrivain angolais Domingos Da Cruz rédigeait une brochure dont il voulait faire un livre. C’était une adaptation du livre De la Dictature à la démocratie de Gene Sharp. Il s’agissait en gros de techniques de résistance pacifiques à la répression de régimes dictatoriaux. Domingos Da Cruz voulait notre avis afin de pouvoir enrichir son texte avant de le publier. Il nous a proposé de trouver une salle pour en discuter. J’ai donc commencé à chercher un endroit, et j’en ai trouvé un à côté de chez moi. J’ai parlé au propriétaire du lieu qui a tout de suite accepté de nous laisser sa salle pour nos conférences. Lors de l’une de ses réunions, alors qu’il y avait seulement 13 participants, une centaine de policiers a déboulé dans la salle pour nous arrêter. C’était complètement disproportionné, on aurait dit une opération pour arrêter un baron de la drogue, alors qu’on s’était simplement réunis pour discuter… Il y avait plus de quinze voitures de police, ils ont fait boucler le quartier, les agents étaient surarmés, c’était du n’importe quoi… Nous n’avons évidemment pas résisté. Les policiers n’avaient aucun mandat d’arrêt contre nous et ne nous ont même pas expliqué pourquoi ils nous arrêtaient. Ils nous ont simplement menottés, amenés au poste, et, sur place, on leur a demandé ce qu’on faisait là, mais ils ont été incapables de nous répondre. Ils ont dû passer plusieurs coups de fil à leurs supérieurs afin de savoir pourquoi ils nous avaient arrêtés… Après plusieurs heures, ils nous ont dit qu’on était arrêtés pour “association de malfaiteurs”. Cinq jours après, le chef d’accusation avait changé, c’était devenu “actes préparatoires à une rébellion et tentative de coup d’État”. On risquait 12 ans de prison. On a finalement écopé de peines d’emprisonnement allant de deux ans et demi à huit ans.

C’est dans le cadre de cette incarcération que tu as fait une grève de la faim ?

Oui, j’ai commencé ma grève de la faim au début de mon troisième mois de prison. Selon la loi angolaise, on aurait dû être relâchés et passés en liberté provisoire en attente de notre jugement, au bout de trois mois d’emprisonnement. Mais nous n’avons pas eu droit à cette liberté provisoire. Nous avons donc été quatre a décidé de faire une grève de la faim. Au fur et à mesure cependant, mes camarades ont abandonné. J’ai malgré tout décidé de continuer, car notre demande était juste et simple : nous voulions que la loi soit respectée. Je n’étais pas un héros, je voulais simplement que la loi soit appliquée. Ils m’ont laissé faire ma grève de la faim, et le 36e jour, ils m’ont emmené dans une clinique. Dans ma chambre, j’avais accès à la télévision et à des chaînes internationales, et c’est là que j’ai vu que des mouvements de soutien à notre cause avait été lancés un peu partout dans le monde. J’ai alors pris conscience de l’ampleur que tout cela avait pris, et je me suis dit qu’on avait gagné, et que je n’avais plus besoin de continuer cette grève de la faim, parce que maintenant, le monde entier savait ce qui se passait dans notre pays. Tout le monde voyait que j’étais en grève de la faim, mais que notre gouvernement était lui en grève d’humanité.

Que s’est-il passé après ta grève de la faim ?

Le régime a fait passé une loi en décembre de la même année pour autoriser le concept de la résidence surveillée. Elle n’existait pas avant en Angola. Nous avons été libérés conditionnellement le jour même de l’entrée en vigueur de cette loi, et on a pu rentrer chez nous, en attendant la fin du jugement. À l’issue de celui-ci, nous avons été condamnés mais nos avocats ont fait appel. Et au lieu de nous replacer en résidence surveillée, dans l’attente du nouveau procès comme la loi l’exigeait, la juge a décidé de nous remettre en prison. Nous avons donc repassé trois mois en prison. Ensuite, la Cour Suprême a ordonné que l’on en sorte, nous avions interdiction de quitter le pays et obligation de nous rendre une fois par mois au poste de police. À la fin, la Cour suprême nous a amnistiés. Mais nous n’acceptons pas cette amnistie, car nous considérons qu’il est ridicule d’amnistier des innocents.

Tu as la double nationalité angolaise et portugaise, est-ce que tu vis toujours en Angola aujourd’hui ?

Oui, je vis toujours dans mon pays. Je voyage de temps en temps dans d’autres endroits pour parler de ce qui se passe en Angola, même si je sais qu’en France par exemple, les gens s’intéressent peu à l’actualité de ce pays, car ce n’est pas un pays francophone.

Aujourd’hui en Angola, comment agis-tu pour changer les esprits ? Est-ce que tu utilises toujours le rap ?

Je ne rappe plus beaucoup car l’activisme concret me prend beaucoup de temps et d’énergie, et que j’ai de plus en plus de mal à être créatif. Mais je continue quand même à rapper pour mon plaisir. On vient d’ailleurs de nous empêcher à deux reprises de faire un concert à Luanda, la capitale angolaise. Pour contourner la décision du régime, nous avons décidé de faire le concert malgré tout dans une salle privée, sans public, et de le retransmettre en direct sur Youtube.

Subis-tu des pressions ?

Avec mes amis, nous avons choisi de mener des vies risquées, qui sont donc toujours menacées. Mais je pense que le régime angolais a commencé à comprendre qu’après nous avoir battus, [j’ai eu six points de suture à la tête suite à des coups des forces de l’ordre], après nous avoir manipulés, comme quand on a placé deux kilos de cocaïne dans mon sac alors que je m’apprêtais à prendre un vol pour le Portugal, après avoir kidnappé ma femme à deux reprises, après avoir envoyé des lettres de menaces et des textos à nos familles… Ils ont décidé d’arrêter un peu. Ils essaient de nous faire craquer psychologiquement, mais ils ont compris que ça ne marchait pas. Cette année est une année d’élections en Angola [à 73 ans, le président Dos Santos a annoncé qu’il ne briguerait pas de nouveau mandat, ndlr], on va essayer de faire bouger les choses.