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Entretien : “Le rap est mal traité par les grands médias”

Entretien : “Le rap est mal traité par les grands médias”

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Par François Oulac

Publié le

Alors que le hip-hop est solidement installé dans le paysage culturel français, le malentendu entre le rap et le grand public subsiste dans les grands médias. Comment se porte aujourd’hui la relation entre le pe-ra et les mass media ? Quelques éléments de réponse avec Jean Morel, fondateur de la nébuleuse Grünt et militant pour une presse rap de qualité.

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Le rap et les médias, c’est une histoire compliquée. Fin juillet, la publication de la vidéo de l’agression d’un jeune vendeur de la boutique de vêtements Unküt, propriété du rappeur Booba, par son rival Rohff a défrayé la chronique. Cet énième épisode de la guerre que se livrent les deux artistes rappelle la position souvent occupée par le rap céfran dans les journaux. Celle d’une culture souvent mal comprise des grands médias, fréquemment traitée sous l’angle du sensationnalisme plutôt que de la production artistique.
Quels espaces sont alors laissés pour le fan de hip-hop en quête de contenus et d’information ? Le web s’est depuis longtemps  fait le refuge de nombreuses initiatives. Grünt fait partie de celles-ci. Mêlant freestyles, interviews, mixtapes et articles de fond, ce média a pour vocation de traiter le hip-hop avec passion et intelligence. On a rencontré Jean, fondateur, directeur artistique de Grünt et journaliste à Radio Nova. On a parlé du rap dans les médias, des médias rap, de la culture du freestyle. C’était bien.
Konbini | Comment définirais-tu Grünt ?
Jean Morel | J’appelle ça une nébuleuse, c’est le moyen le plus facile de répondre. On touche à tout, on fait des expérimentations, sa forme change tout le temps. Papier, radio, vidéo… On essaie de ne pas s’éparpiller pour ne pas perdre l’identité du truc. Le noyau de l’identité Grünt, c’est la vision politique qu’on a.
K | Quelle est cette vision ?
Ce qu’on veut, c’est mettre à l’image ce qu’on n’avait pas le sentiment de voir ailleurs, mettre en valeur la musique qu’on aime. Ne pas trahir ceux qui nous écoutent. Il y a un état d’esprit derrière ce qu’on fait et on espère que les gens s’y attachent un peu.
K | Les freestyles sont l’un des traits forts de Grünt. Pourquoi ce format ?
Par volonté de créer notre propre contenu, de faire quelque chose qui ne ressemble pas à ce qu’on voit ailleurs. C’est aussi une réflexion par rapport à Internet. Quand tu récupères une news musicale, tu peux être sûr que 75% des sites que ça intéresse vont la relayer. Le Web vit en vase clos, l’information tourne en rond, donc faire de l’information pertinente juste à partir d’un relais, c’est dur. Avec les freestyles, on capture un truc éphémère.

K | Vous réactivez une tradition qui a tendance à se perdre…
C’est pas nous qui la réactivons. On s’est adressés à des gens qui revendiquent ça, qui ont juste besoin d’un micro pour rapper. On a juste eu la chance de leur tendre un micro à ce moment-là. Pour moi c’est l’essence du rap. On est dans un truc où les morceaux sont de plus en plus produits, travaillés pendant des heures en studio. Le freestyle met le texte plus en valeur que les morceaux studio avec des effets sur les voix, etc. C’est un produit brut en tant que représentation musicale, un happening.
K | Vous profitez aussi du retour en grâce de l’esprit des années 90 dans le rap français.
Il y avait à la fois une volonté du public et une volonté artistique. On a été là au bon moment. On met simplement le public en relation avec les artistes, ce que doit faire tout bon média pour moi.
K | Ce rôle de mettre les artistes en avant n’est plus assuré par les médias, selon toi ? Genre Skyrock, “premier sur le rap” ?
Skyrock n’est pas premier sur le rap, Skyrock est devenu premier grâce au rap. Ils ont utilisé et transformé le rap à leur image pour toucher plus grand, plus large. Planète Rap [émission de Skyrock, ndlr] est dans une logique de promotion. Ce serait marrant de faire un état des lieux des récurrences de Planète Rap à l’année. Je suis sûr que tu trouves cinq ou six fois les mêmes artistes invités.
Et il y a beaucoup plus que 75 artistes talentueux en rap français, à mon avis. Un tel vivier c’est bête de s’en priver ! Avant, sur les radios qui commençaient à diffuser du rap, il y avait une logique de micro ouvert, genre “Venez, on fait juste de la musique”. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Comme on voyait que personne le faisait, on s’est mis à le faire.
K | Comment perçois-tu la façon dont les rappeurs sont reçus sur les plateaux télé ?
Il ne faut pas se plaindre que le rap soit médiatisé, et il faut savoir qu’il se nourrit aussi de ce côté “Les médias ne nous aiment pas”. Mais le problème, c’est qu’il est traité à la légère, d’un point de vue négatif, pas en profondeur… Quand les grandes figures sont invitées en plateau, on est dans une mascarade. On commence l’interview en disant “Yo”, on ne va pas te parler de ta musique mais de ce que tu véhicules, de tes flingues, de pourquoi tu es aussi misogyne…
En fait, le rap est aussi mal traité que tous les sujets d’actualité, et il contient tellement de clichés que ça facilite encore plus ce travers. Ca me désespère qu’il ne soit jamais traité comme une création artistique… Quand je vois Zemmour dire que le rap est une “culture d’analphabète”, j’aimerais bien le voir confronté à cette culture de rimes, très proche du sonnet et de la “culture française” qu’il aime tant.

K | Comment expliques-tu que la plupart des sites hip-hop pointus comme l’Abcdr du Son ou Le Rap en France, y compris Grünt, ne soient pas tenus par des journalistes de formation ?
Personnellement, j’ai toujours été intéressé par le journalisme. Ensuite les journalistes de formation, ceux qui ont fait des écoles et tout, veulent être payés, donc ils sont obligés de se tourner vers les grands médias et de rentrer dans leur logique. Mais je ne sais pas si c’est propre au rap. Étant fan de musique au-delà du rap, je ne lis pas grand-chose en presse musicale.
K | Tu inviterais une tête d’affiche comme Booba à participer à une session Grünt ?
On peut, mais il ne viendra pas. Il ne fait plus de freestyle, il ne se permettra jamais une impro ou un truc comme ça. On a invité Oxmo, mais il nous a dit qu’il n’en faisait plus. Si Claude MC et Befa ont envie de venir c’est quand ils veulent ! Mais en général, les anciens ont le sentiment qu’ils n’ont plus rien à prouver.
Le freestyle c’est un truc que tu fais quand tu as faim, t’as envie de bouffer le micro. C’est la transition entre le MC qui rime, qui doit ambiancer, et le rappeur qui produit des disques, des produits finis avec une démarche artistique globale. Après y’en a qui peuvent pas arrêter. Zoxea, Sëar Lui-Même… Il adore ça, c’est dans ses veines.
K | Tu privilégies les rappeurs émergents qui sont ignorés par les majors ?
Oui et non, si tu regardes la progra, on a invité Rocé, Kohndo, on a fait une Grünt avec les Sages Poètes de la Rue, Papoose… On essaie de mélanger ancienne et nouvelle génération. On touche un public jeune qui est en train de tomber dans le pe-ra, donc on leur fait aussi découvrir le passé. On est dans une logique de qualité. Tant que tu es bon, tu viens. C’est si tu es mauvais que ça risque de poser problème…