AccueilArchive

E-sport : la gameuse Kayane et le sénateur Jérôme Durain donnent leur vision du jeu

E-sport : la gameuse Kayane et le sénateur Jérôme Durain donnent leur vision du jeu

avatar

Par Charles Carrot

Publié le

Les compétitions de jeu vidéo gagnent en visibilité et font parler d’elles jusqu’au Sénat. Avec quelles perspectives ? Entretien avec l’une des plus célèbres joueuses de France, et un homme politique qui a bossé sur la question.

À voir aussi sur Konbini

Aux côtés des cyborgs, de la réalité virtuelle et d’une myriade de produits connectés, l’e-sport (le jeu vidéo en compétition) était l’un des thèmes de l’édition 2016 du festival Futur en Seine. Une conférence était organisée le 9 juin sur la question “L’e-sport va-t-il détrôner le sport ?”. On a rencontré deux de ses intervenants : la présentatrice (et ex-championne du jeu de combat Street Fighter) Kayane, et le sénateur Jérôme Durain.

Cet élu de Saône-et-Loire a rédigé un rapport sur la situation de l’e-sport en France, en collaboration avec le député centriste des Alpes-Maritimes Rudy Salles. Les deux hommes ont remis le résultat de leurs études le 24 mars 2016 à Axelle Lemaire, secrétaire d’État chargée du Numérique. Ils ont formulé plusieurs propositions pour promouvoir et encadrer l’e-sport, avec trois axes centraux :

  • La sécurisation du statut juridique des compétitions de jeu vidéo, jusque ici assimilées à des loteries par la loi, et donc techniquement illégales dans leur organisation ;
  • La clarification du statut des joueurs professionnels avec un dispositif adapté à leurs besoins. Les champions d’e-sport n’ont actuellement pas de statut social dédié et sont contraints de ruser en signant des contrats de travail ne correspondant pas tout à fait à leur activité. Un CDD proche de celui des sportifs a donc été proposé, ainsi que plusieurs mesures de protection des mineurs et une facilitation des procédures de visa pour les compétitions internationales ;
  • Le développement du secteur de l’e-sport en France, notamment à travers une fiscalité attractive.
Ces mesures sont intégrées au projet de loi pour une République numérique et actuellement discutées au Sénat. Une forme de consensus existe sur la nécessité de clarifier le statut juridique de l’e-sport en France, et ce sont des propositions qui ont de bonnes chances d’entrer en vigueur sans subir de grandes modifications. La présentation (plutôt intéressante) du rapport d’étape a eu lieu au bar Le Meltdown de Paris.

Désormais capable de remplir des salles immenses, comme le Zénith de Paris pour des finales mondiales de Call of Duty, l’e-sport peut-il vraiment se démocratiser auprès du grand public, comme le foot ou le tennis ? L’analyse de deux spécialistes.

Konbini | Est-ce la première fois que vous vous rencontrez, pour cette conférence ?

Kayane | On s’est rencontrés pendant le développement du rapport sur l’e-sport que Jérôme Durain devait fournir à Axelle Lemaire. Il a interviewé plusieurs joueurs dans ce cadre-là… dont moi.

Jérôme Durain | On a même fait une partie de Street Fighter ensemble et… j’ai pris une taule ! [Rires.]

Le jeu vidéo, M. Durain, c’était un de vos hobbys avant la production de ce rapport sur l’e-sport ?

J. D. | Seulement un peu. Je suis de l’école de l’arcade ! J’ai beaucoup joué dans les salles quand j’étais étudiant, et puis un peu moins depuis…

K. | Ah, j’ai pu le constater, sur Street Fighter c’était pas fameux ! [Rires.]

J. D. | Mais les jeux de combat, ça n’était pas mes jeux favoris.

League of Legends, c’est balèze à comprendre !”
– Jérôme Durain

Vous avez testé certains des jeux de compétition que vous mentionnez dans votre rapport ?

J. D. | Non, je les ai regardés… L’investissement nécessaire pour maîtriser le jeu est trop important par rapport au temps que j’ai : League of Legends, c’est balèze à comprendre. Quand je regarde des parties sur Twitch, je ne comprends rien. Je n’ai pas beaucoup de temps libre, du coup j’ai observé, je m’y suis intéressé, mais je n’ai pas joué.

Pourquoi pensez-vous avoir été choisi, avec le député Rudy Salles, pour écrire ce rapport sur l’e-sport ?

J. D. | Oh, bah, parce qu’ils cherchaient un jeune parlementaire, un jeune sénateur pour ce sujet. C’était principalement une question de génération, ils voulaient quelqu’un qui comprenne les enjeux.

Vous pensez que vous allez vous retrouver “spécialiste de l’e-sport” pour le gouvernement maintenant, que c’est une étiquette qui va vous poursuivre ?

J. D. | On verra… Si ça peut être utile à l’e-sport, c’est un secteur qui m’intéresse. La mission m’a vraiment plu, je pense qu’on a découvert beaucoup de choses. Et c’est vraiment maintenant qu’on peut avoir un effet “levier” sur le développement de l’e-sport : en cas de besoin, je suis disponible.

K. | C’est vrai que quand des parlementaires ont été engagés sur cette question, on avait vraiment peur, du côté des joueurs. On se demandait si on aurait en face de nous une personne qui serait apte à nous représenter. Et finalement, ça s’est très bien passé dès le premier rendez-vous. Les gens étaient très méfiants à la base, je le voyais bien quand j’en parlais sur les réseaux sociaux. [Elle s’adresse à Jérôme Durain] : ils me disaient de ne pas me faire avoir par vos discours ! Mais je vois que ce ne sont pas seulement des discours. Des choses sont vraiment mises en place pour la reconnaissance de l’e-sport en France, c’est du bon boulot.

J. D. | Il faut dire qu’on n’a pas d’enjeux personnels pour s’intéresser à la question. L’e-sport, politiquement, ça ne me sert à rien. Je suis élu dans un département rural où, globalement, il y a très peu de joueurs professionnels. Je le fais parce c’est intéressant pour tout le monde. Comme en plus la secrétaire d’État Axelle Lemaire a plutôt poussé dans le sens du développement de l’e-sport, l’objectif ce n’est pas de réguler, de restreindre, c’est plutôt d’encadrer afin que la pratique se développe. On s’est inscrits dans cette démarche et je pense que c’est ce qu’on a apporté avec Rudy Salles. On a cherché à trouver le meilleur dispositif possible.

“On était dans l’illégalité la plus totale et ça pouvait finir par éclater si un joueur portait plainte”
– Kayane

C’était ce genre de craintes que vous aviez, Kayane ? Que le gouvernement essaie de faire entrer l’e-sport dans une case ?

K. | J’avais peur que l’encadrement ne soit pas adapté à ce qui se fait en compétition. Mais c’était plutôt une bonne nouvelle en soi. On était dans l’illégalité la plus totale jusque-là, du côté des joueurs comme des organisateurs d’évènements. Et ça aurait pu finir par éclater : si un joueur avait porté plainte contre telle organisation ou association, il y aurait eu de vrais soucis. En France, on est très bien placés dans l’e-sport au niveau européen, il fallait vraiment réglementer.

Les pouvoirs publics souhaitent-ils placer la France à l’avant-garde de l’e-sport ? Ou est-ce qu’on est dans une simple logique de “rattrapage” par rapport aux pays anglo-saxons ou la Corée du Sud ?

J. D. | C’est un peu des deux. On a effectivement constaté que d’autres endroits dans le monde avaient une législation plus favorable : la Corée du Sud, c’est presque un ovni : c’est tellement spécifique à leur culture que le modèle ne nous a pas semblé transposable en France. Il y avait néanmoins d’autres pays qui développaient leur modèle sur l’e-sport, notamment l’Allemagne, et on avait des atouts à faire valoir.

Mais on voulait aussi prendre de l’avance. Et d’ailleurs, certains ministres ou des collègues d’Axelle Lemaire nous ont dit : “Vous avez de la chance, j’aimerais bien faire ce que vous faites dans mon cabinet.” Si on arrive à aller au bout de la démarche – il faut encore que la loi soit définitivement adoptée –, on aura une législation qui ne sera peut-être pas la meilleure du monde, mais qui sera cohérente et sans les failles actuelles.

Les joueurs professionnels sont souvent jeunes… Kayane, vous avez vous-même été championne quand vous étiez mineure. Peut-on envisager la constitution de ligues “seniors” d’e-sport, de vétérans ?

J. D. | C’est à cause de moi que vous parlez de vétérans ? [Rires.]

J’y pensais parce que, contrairement au sport “traditionnel”, on peut supposer que le vieillissement des athlètes est moins un problème au niveau de la compétition.

J. D. | Ce n’est pas ce qu’on nous a dit ! On nous a dit au contraire que dans certains jeux…

K. | Les réflexes diminuent.

J. D. | À 23-24 ans, les mecs sont un peu cramés ! Mais le CDD de cinq ans qu’on propose ne discrimine pas en fonction de l’âge des joueurs. Mettre en place une catégorie dédiée aux “vétérans”, ça fait partie des modalités du jeu, ça échappe à la loi. Ce sont les organisateurs de compétitions privées qui peuvent décider ou non d’organiser un tournoi de vétérans. L’idée du cadre, c’est qu’il permette à tous de jouer quel que soit leur âge.

L’e-sport ne ressemble-t-il pas davantage au sport automobile qu’au sport tout court ? On a par exemple des constructeurs privés, un peu dans le même style que les éditeurs pour le jeu vidéo…

J. D. | L’analogie n’est pas fausse. La différence se trouve dans le nombre des joueurs, dans la pratique du jeu vidéo qui est beaucoup plus massive et qui se développe. Après, pour revenir à la question de la conférence, est-ce que l’e-sport a un avenir, bien sûr que oui. Est-ce qu’on jouera bientôt à FIFA plutôt qu’au football ? Je ne pense pas.

Donc c’est un faux débat ?

K. | En fait, on n’a pas besoin de dépasser ou non le sport. On veut juste progresser dans notre propre domaine, on veut que les joueurs puissent travailler dans de meilleures conditions, avec un meilleur salaire. Que les tournois soient mieux encadrés, qu’il y ait de vraies structures d’accueil derrière,  davantage de sponsors. Et que le CSA ne mette pas des bâtons dans les roues quand il s’agit de diffuser des compétitions.

Avec les règles actuelles, quand on m’interviewe, je dois retirer ma casquette Red Bull. Donc le sponsor ne me verse pas de “salaire” par rapport à l’image que je pourrais donner. Parce que, oui, un sportif qui représente son sponsor à la télé ou dans un média, il touche une prime d’image qui contribue à ses revenus.

Comment a été envisagé ce rapport avec les sponsors ?

J. D. | De la part du gouvernement, il y avait plus de méconnaissance que de craintes, et ces craintes portaient davantage sur le côté “jeux d’argent”. Comment éviter les dérives qui permettraient à tous les margoulins qui le souhaitent de se faire de l’argent dans des conditions plus ou moins douteuses ?

Le principal écueil qu’on devait dépasser, c’était celui-là, notamment du côté des ministères des Finances et de l’Intérieur. Globalement, je n’ai pas eu le sentiment qu’on ait été très polarisés sur la question. Personne n’est naïf, on sait bien qu’un secteur a besoin d’un modèle économique pour se développer. Et les sponsors, dans l’e-sport comme dans d’autres activités à caractère compétitif, c’est un bon moyen d’amener de l’argent sur la table.

Vous ne pensez pas que le gagne-pain des joueurs professionnels risque d’être très dépendant des éditeurs et du succès de certains jeux ? Quel serait l’avenir d’un champion de Street Fighter si la licence disparaissait, par exemple ?

K. | Il pourra se placer sur un autre jeu de combat. C’est ce qu’on voit également dans les FPS, on voit des joueurs migrer sur Overwatch [récent jeu de tir à la première personne, au succès retentissant] parce qu’ils sentent que l’avenir est favorable à ce jeu-là, parce que son éditeur, Blizzard, est derrière et que tout ce qu’il touche devient de l’or.

Un joueur pro de Street Fighter, s’il voit qu’il y a un potentiel ou de l’argent à se faire sur un autre jeu de combat, il va faire le transfert. Et aujourd’hui, même si Street Fighter V ne fonctionne pas autant que prévu, alors que c’est quand même le jeu de combat qui propose des prix de 500 000 dollars [environ 448 000 euros, ndlr], ce qui reste inédit dans la catégorie.

J. D. | L’économie est un champ de destruction créatrice, il y a des secteurs et des entreprises qui disparaissent, et donc des jeux vont eux aussi disparaître. L’important, c’est de créer un cadre qui s’adapte aux licences, qui soit indifférent aux jeux eux-mêmes. Les supports aussi changent. Il y a quinze ans, il n’y avait pas de jeux sur smartphones et tablettes. À mon avis ça va beaucoup bouger, l’essentiel c’est qu’on ait un cadre qui fonctionne.

L’e-sport pourrait-il être rattaché au ministère des Sports ?

J. D. | Je ne sais pas si c’est souhaitable. C’est ce qu’on avait plutôt imaginé à la base mais, au ministère, ils ont un peu peur  des autres fédérations sportives, de l’image que renvoie l’e-sport, qui est très mal connu. Est-ce que ça doit passer par là ? Je ne suis pas sûr, au moins à court terme. Et si le reste des propositions qu’on a formulées entre en vigueur, cela devrait suffire.

La France a de grandes communautés de joueurs, ainsi que des studios de jeu vidéo importants, Ubisoft en tête, mais la plupart des acteurs de l’e-sport restent des entreprises étrangères. Comment vous avez appréhendé cette partie de l’équation ?

J. D. | C’est une réalité qui s’impose à nous. On l’a abordée de la façon suivante : on est entrés en communication avec ces grandes entreprises étrangères. Dans un cadre mondialisé, il s’agissait d’avoir la législation nationale la plus en phase possible avec les besoins des joueurs.

Tout ceci est très sensible et il y a une concurrence entre les États. On propose quelque chose de solide, qui devrait offrir des conditions satisfaisantes à une entreprise qui veut se développer dans l’e-sport en France à long terme.

Kayane, vous pensez que cette institutionnalisation de l’e-sport peut aider à rendre la discipline un peu plus mixte que les sports traditionnels ?

K. | Les compétitions sont déjà mixtes, officiellement. Le problème remonte en fait à la constitution des équipes. On forme généralement les équipes par affinités, entre potes, entre copines, et les équipes mixtes sont rares à la base.

Créer des tournois féminins n’est pas forcément la meilleure chose à faire, parce que cela exclut encore plus les femmes. Si ces tournois leur sont favorables, qu’elles ont davantage à y gagner, pourquoi s’inscriraient-elles aux compétitions mixtes ?

Une bonne solution serait d’encourager à la source les formations mixtes, que des compétitions obligent l’inclusion d’au moins une fille pour que les équipes masculines donnent aux femmes la chance de faire leurs preuves.

Est-ce que l’on se dirige vers une telle évolution ?

K. | Pour l’instant, non. Mais cela fait quinze ans qu’il existe des tournois de Counter Strike féminins, et on ne les voit toujours pas dans les tournois mixtes. Je sais qu’à la Gamers Assembly, sur une quarantaine d’équipes, il n’y en n’avait qu’une seule de filles. On est encore très loin du compte.

Pour vous, cela tient davantage à la communauté ou au contenu des jeux ?

K. | Ni l’un ni l’autre. C’est plus l’envie de se dire “je vais créer une équipe avec mes amis”. C’est à partir du moment où on lance un jeu entre amis que cela se joue.

J’avais donné l’exemple de l’EVO [prestigieuse compétition de jeux de combat ayant lieu à Los Angeles, ndlr] pendant la conférence, et c’était une bonne solution. Il y a eu une année [2010] pendant laquelle les femmes qui s’inscrivaient en compétition féminine étaient obligées de jouer aussi dans le tournoi mixte.

C’est toujours le cas cette année ?

K. | Non, parce que les joueurs ont dit que les joueuses avaient tout autant leur place dans le tournoi mixte. La règle a été écartée ; résultat, l’EVO n’a plus jamais fait de tournoi féminin. J’avais vu 60 filles jouer à Street Fighter cette année-là, ce n’est plus arrivé depuis.

L’e-sport est-il menacé par des pratiques de triche ?

J. D. | Mais le modèle économique des compétitions n’est pas favorable à de la triche à grande échelle. On a un modèle qui encourage le fairplay et l’autorégulation. L’État ne peut avoir qu’un impact assez faible, sur cette question. Peut-être que l’Arjel [Autorité de régulation des jeux en ligne, ndlr], qui contrôle tout le volet pari des jeux, pourrait s’y atteler.

K. | De toute façon, c’est à l’éditeur de contrôler cet aspect-là. C’est lui qui localise les cas et bannit les tricheurs.

J. D. | Le principe de l’autorégulation est déjà à l’œuvre, notamment via le Pegi [l’organisme européen de classification des jeux vidéo, ndlr]. Si on veut voir des sponsors arriver, avoir un modèle économique fiable et un accueil bienveillant de l’e-sport par les pouvoirs publics, il faut que le secteur soit sain, propre. S’il y a des soupçons, tout le secteur perd de son attractivité.

Pour conclure, qu’aimeriez vous dire aux médias et aux gens qui comprennent encore mal l’intérêt de l’e-sport ?

K. | Je pense qu’une fois qu’on les a emmenés au Zénith regarder les finales de League of Legends, ils ont compris l’intérêt. Tant qu’on n’assiste pas aux compétitions en vrai, c’est facile de se faire une image négative, de se dire “ils sont juste assis sur un siège, il ne se passe rien”. Mais une fois que l’on a vu l’engouement des joueurs, du public, on retrouve ce qu’on aime dans le sport. On a des équipes qui se démènent pour gagner, un public qui se lève, qui crie… Même sans comprendre ce qui se passe à l’écran, on mesure l’ampleur du phénomène.