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Guts : “Quitter le hip-hop, c’est comme s’arrêter de respirer”

Guts : “Quitter le hip-hop, c’est comme s’arrêter de respirer”

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Par François Oulac

Publié le

“J’ai pas besoin de vivre dans un décor urbain ou de fumer des blunts pour être hip-hop”

K | Trois années ont passé depuis ton dernier album Paradise For All. A l’écoute, on a l’impression que ta formule n’a pas changé. Quelle a été ton évolution entre cet album et Hip Hop After All ?
Je n’ai pas marqué de rupture. Soit je partais dans un truc plus moderne et expérimental où je me mettais plus en danger, ou alors je restais dans ce que je sais faire de mieux. Des rappeurs comme Grand Puba, Masta Ace ou Rah Digga, ils ont entre 38 et 45 ans. Donc je vais pas attendre dix ans pour attendre de faire un feat avec eux. Ça fait trois albums que je suis en mode instrumental, là je suis avec un label qui me donne les moyens d’aller au bout de mes idées. Même moi, à 43 ans, j’ai pas l’énergie que j’avais dans les années 90 quoi. Donc je me suis dit “là, c’est le moment de faire ce projet”.
K | Ta musique est très éclectique. “Hip-hop après tout”, est-ce que ça veut dire que tu t’es éloigné du genre et que tu y reviens ?
Quitter le hip-hop pour moi, c’est comme s’arrêter de respirer ! Non, j’ai jamais quitté le hip-hop. L’idée c’est plutôt de me dire que j’ai 43 ans, que ça fait 25 ans que je suis producteur de hip-hop, et là il commence à y avoir des papas dans le genre. Dans la soul, le jazz, il y a des papas, mais maintenant depuis peu il y en a aussi dans le hip-hop. Je ne suis plus du tout dans la caricature du producteur : New York, Paris, les vernissages, les soirées hype, le blunt, les fêtes… J’ai flirté avec cette vie-là pendant longtemps, mais aujourd’hui je nettoie les plages le dimanche matin, je vais acheter mes fruits chez les paysans, je cueille mes champignons et mes asperges, je vis dans un endroit qui n’est pas hip-hop du tout…
Depuis 25 ans que je suis dans le digging, je puisais au début dans la soul, le funk, et puis dans des trucs plus obscurs, qui viennent des Caraïbes, du jazz polonais, de la musique de Corée du Sud, du Japon, de Turquie… Et malgré toutes ces musiques que je peux écouter, je continue à être hip-hop naturellement. J’ai pas besoin de vivre dans un décor urbain, de fumer des blunts. Je peux être sur mon île en mode super roots, et pourtant je suis hip-hop.

K | Tu dis sur ton site que HHAA est ton projet le plus ambitieux. Quel était l’enjeu pour toi ?

Oui, c’est le plus ambitieux pour tous les gens que ça implique, notamment le coût financier. Le Bienheureux c’est moi tout seul de A à Z, j’avais besoin de personne. Là j’ai impliqué plein de monde, DJ Fab, le label… Si je me plante y’a des gens qui se plantent avec moi.
K | Parlons des artistes que tu as invités. Est-ce que tu as réfléchi en amont, ou bien tu as marché au feeling ?

Quand je compose un morceau, j’entends déjà la voix. J’entends si c’est un homme ou une femme, j’entends la couleur, le timbre, l’énergie, le flow plutôt vénère ou laid-back… Par exemple l’instru pour Rah Digga, j’entendais le Flipmode Squad. Pareil pour le morceau avec Patrice et les enfants. Ensuite forcément, les artistes que j’entends sont des références pour moi. L’idée, c’était aussi d’avoir des artistes avec qui aucun Français n’avait travaillé. Autrement ça m’aurait soûlé…
K | Est-ce que toutes les collaborations se sont faites en studio ?
Oui, on a tout organisé en amont. Quand on est arrivés à New York tout était déjà calé. DJ Fab m’a donné un énorme coup de main, il connaît la moitié du hip-hop là-bas. On a tout organisé pour que le lundi ce soit la journée avec Masta, le mardi avec Puba etc. A notre arrivée, certains rappeurs avaient déjà écrit, d’autres l’ont fait sur place comme Puba ou Rah Digga ou Lorincia. Je suis dans mon délire old timer, pour moi une collab c’est pas d’échange de fichiers, c’est en studio. On échange des idées, je peux diriger l’artiste..
K | Avec qui as-tu eu la meilleure alchimie ?
[Il réfléchit] Tanya Morgan. Ils sont fun, bon esprit… Avec eux quand tu as fini le studio, tu vas au resto et en soirée ensuite. Lorine Chia, humainement parlant c’était cool… Et Dillon Cooper. C’est un mec du jazz, il est dans une école un peu [il mime quelque chose de coûteux]. Il donne une image street mais en fait c’est un mec super cultivé, très réfléchi… Rah Digga aussi, elle est trop cool. Elle arrive en tailleur, elle se pose, elle nous raconte des anecdotes sur son boulot dans une comédie musicale… Puba tu t’en doutes, c’est un grand nounours qui appelle sa maman toutes les dix minutes, “oui maman, j’enregistre”. Un grand enfant ! (rires)
K | Pourquoi pas d’invités français ?
Parce que là c’était vraiment ancré dans ma culture, c’était mon rêve, j’étais dans une dimension cainri. Et puis je ne voulais pas mélanger le français et l’anglais.

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“New York aujourd’hui n’a plus rien à voir avec les années 90. Il n’y a plus cette effervescence.”

K | Que penses-tu de la nouvelle scène new yorkaise ?
J’adore, je kiffe. Ce qui est ouf, c’est qu’à New York les mecs sont grave en demande de beatmakers boom bap et ils sont en galère…
K | …parce que là-bas tout le monde fait du Lex Luger..?

Exactement. Ils sont en demande et ils n’ont pas les producteurs qui vont les régaler avec ce son golden age. New York n’a plus rien à voir avec les années 90. J’ai vraiment vu la ville évoluer et le mouvement s’est fané. Dans les années 90, dans toutes les boutiques de n’importe quel magasin ça crachait du hip-hop. Il y avait des vans dans la rue avec des mecs sur les toits qui faisaient de la pub pour des albums, des posters partout, des mecs qui rappaient dans le métro… Aujourd’hui il n’y a plus cette effervescence. Mais dès que tu commences à gratter il y a une putain de nouvelle école à New York, surtout à Brooklyn. J’aime tout le Pro Era [collectif représenté notamment par Joey Bada$$, ndlr], les Underachievers, Dillon Cooper, Flatbush Zombies… Action Bronson, à fond. A Detroit, à Los Angeles, à Chicago aussi ça bouillonne, il y a du lourd.
K | Justement, que penses-tu des vagues venues de Chicago et du Sud des Etats-Unis ? On dit que même à New York, tout le monde fait du son d’Atlanta.

Je trouve ça super intéressant, je trouve ça frais, mais j’y suis un peu moins sensible. Il y a un titre sur 100 tous les deux mois qui va me toucher. D’un point de vue créatif c’est assez chanmé, mais j’ai l’impression que dans le fond c’est plus superficiel.

K | Parlons un peu de la France. Ici aussi il y a un retour en force des nineties, avec des groupes comme l’Entourage. Il y a même le Ministère A.M.E.R qui remonte sur scène. Comment tu expliques ça ?
C’est clair qu’en France le boom bap revient en force. Ça part dans des tas de sens différents, il n’y a plus cette dictature du rap hardcore. C’est chanmé. Un jeune de 20 piges qui a bouffé du mp3 pendant six ans, je pense qu’au bout d’un moment il se dit qu’il en a marre de ses délires iPod, mp3 et il se met à acheter des vinyles. Y’en a tellement de gamins qui sont dans la surconsommation de musique, ils n’ont pas connu le délire des nineties. Donc quand ils ont fait le tour de ce qui se fait aujourd’hui, ça leur fait de nouvelles vibes à découvrir.
Y’a aussi des anciens qui restent bloqués sur le délire boom bap, golden age. Combien de gens de ma génération me disent “le hip hop d’aujourd’hui c’est à chier, les textes c’est naze”, etc. Tous ces mecs-là, ils vont pas chercher plus loin que le bout de leur nez, ils diggent pas, ils vont pas chercher les nouveaux talents du hip-hop français. Le rap c’était pas du tout mieux avant, c’est bien tout le temps.
K | Tu veux que les gens ressentent quoi en écoutant ton album ?
Je veux qu’ils ressentent des vibrations positives. J’ai boycotté le délire putes, foncedé, violence… Tous les trucs où j’ai l’impression que ça va pas glorifier le hip-hop comme moi je l’entends. C’est important de me dire qu’un mec qui a passé une journée de merde et qui rentre chez lui dans les embouteillages, ça va le mettre dans une bonne vibe. Je veux que le mec dans sa voiture, il s’oublie. Evasion. Bien-être. Chill.
K | Quels sont tes prochains projets ?
J’ai proposé à Blanka de la Fine Equipe de faire un projet francophone. On a lancé un projet appelé Fine Bouche, avec Billie Brelock, Swift Guad, Milk Coffee and Sugar, Cheeko de Phases Cachées, Hippocampe Fou… On l’a fini, on n’a pas encore de date parce qu’on travaille sur la charte visuelle. Je bosse aussi sur le prochain album de Milk Coffee and Sugar. Ca va sortir au mois d’avril 2015. Je suis toujours en lien avec le game du hip hop français, je suis encore présent. Je travaille avec un artiste japonais appelé Azagaia, inconnu, je l’ai produit. Je suis en train de dealer avec Jakarta Records pour sortir le projet. Et puis sinon, la tournée Hip-Hop After All.