Rencontre avec Jisca, Oulaya et Déborah, le brillant trio d’actrices de Divines

Rencontre avec Jisca, Oulaya et Déborah, le brillant trio d’actrices de Divines

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Par Charles Carrot

Publié le

Avant la sortie du film, ce mercredi 31 août, on a eu la chance de rencontrer les actrices principales de l’excellent Divines, Caméra d’or à Cannes, et sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs.

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Quelques mois après son impact remarquable sur le public et les jurés du 69e Festival de Cannes – le film a été sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs, où le premier long métrage d’Houda Benyamina a raflé la Caméra d’or pour sa mise en scène virtuose, Divines débarque enfin en salles ce 31 août. Konbini a beaucoup aimé le film : multipliant les scènes mémorables, croisant intelligemment ses thématiques, c’est à la fois une histoire d’amitié qui fait vrai et une vertigineuse fuite en avant portée par un casting toujours dans le ton.

On a eu la chance de rencontrer les trois actrices principales du film : Oulaya Amamra, qui interprète le personnage central de Dounia, frustrée par les maigres perspectives qui s’offrent à elle dans sa cité, mais aussi Déborah Lukumuena (qui interprète sa meilleure amie) et Jisca Kalvanda (parfaite en dealeuse de punchlines). Très différentes de leurs personnages, elles démontrent néanmoins la même énergie et n’ont pas hésité à nous chambouler un peu.

Konbini | Comment ça va ? Qu’est-ce que ça vous fait de voir Divines sortir finalement au cinéma ?

Oulaya Amamra | On a la boule au ventre. Honnêtement…

Déborah Lukumuena | C’est un mélange d’angoisse et… d’impatience aussi.

Oulaya Amamra | Ouais, c’est vrai : on a envie que ça sorte mais, en un sens, moi j’ai hyper peur en fait.

Jisca Kalvanda | Ça commence à monter, de voir les affiches, des trucs comme ça. Là, on refait un junket [une journée presse avec des créneaux d’interviews pour les journalistes, ndlr], en fait tout se rapproche et on a plein de choses à faire, on sent vraiment que le bébé va sortir. On a plein de contractions.

Déborah | Ouais, et en parlant de bébé… Moi je ressens un tout petit peu de tristesse aussi, juste un petit peu. Parce que…

Oulaya | … il va partir.

Déborah | Ouais, voilà. On l’a couvé, c’était quelque chose de très secret, et là on va le lâcher.

Oulaya | Et surtout, moi, ce qui me fait peur, c’est qu’on se met toutes nues face au public là, ça va être à la portée de tout le monde. Et quand je dis “toutes nues”, je veux dire que… Tout le monde va voir toutes nos failles. On passe par tous les états dans ce film. Demain il y a la projection dans le quartier où vivent tous mes amis d’enfance…

Konbini | Tu viens de quel quartier ?

Oulaya | Nous on vient de Viry-Châtillon [Essonne, ndlr] avec Jisca, et notre cinéma le plus proche il est à Évry. Du coup, j’appréhende que tout le monde me voie dans cet état là. Personne ne me connaît de cette façon… pas même moi, en fait.

Konbini | Vous êtes plus stressées de la réception publique que critique de Divines ? Ça ne vous faisait pas bizarre, à Cannes, de voir toute une armada de journalistes internationaux se pencher sur le film ?

Déborah | Si, il y avait du stress aussi, mais je trouve que les avis les plus cruciaux, ce sont ceux de nos proches… Des gens qui nous ont vues évoluer, qui nous ont vues grandir, qui ne nous imaginaient pas devenir comédiennes comme ça. Ce ne sont pas les critiques qui font peur – et je pense que les filles pensent comme moi –, mais l’entourage.

Konbini | Cela fait combien de temps que vous travaillez sur le projet ?

Déborah | Eh beh… T’as du temps ? [Rires.]

Oulaya | On a porté le projet pendant… au moins deux ans. Il y a eu plus d’un an de préparation, neuf semaines de tournage…

Déborah | Et cinquante-deux semaines de montage.

Konbini | Le tournage date de quand ?

Jisca | L’année dernière, l’été 2015.

Oulaya | On a commencé le 1er juin…

Déborah | … et on a fini le 4 août.

Oulaya | En tout cas, ouais, on l’a porté pendant longtemps, très longtemps. Rien que le casting, ça a pris du temps.

Jisca | Le casting a duré neuf mois. Après il y a eu au moins six mois de prépa “officielle”, je dis “officielle” parce que le casting c’était aussi de la préparation. En vrai c’est un peu compliqué, je pense qu’on peut même dire que ça fait deux ans et demi que c’est lancé. Et il y avait l’écriture aussi qui a pris du temps, parce que Houda [Benyamina, la réalisatrice] écrit certes de son côté, mais elle s’est nourrie aussi en permanence de tout ce qu’elle voyait, de nous, des impros…

Vous faisiez quoi avant Divines ? Est-ce qu’il y a trois ans, avant le film, vous pensiez devenir des comédiennes à ce niveau-là ?

Jisca | Pour ma part, oui. Je fais du théâtre depuis l’âge de 14 ans, Houda c’était ma prof de théâtre, et c’est à ce moment-là que je suis tombée amoureuse du jeu. C’est vrai que je pensais pas que ça allait arriver là, qu’on aurait un film à Cannes… Mais j’ai toujours voulu être comédienne.

C’était votre cas à toutes les trois ?

Déborah | Non… Personnellement, il y a trois ans, je passais mon bac et je voulais être prof de français. donc rien à voir. C’est en 2014 que j’ai eu un petit déclic. Que je me suis découvert une passion timide pour le cinéma. C’est là que j’ai cherché à provoquer les choses.

Vu votre alchimie dans Divines, est-ce vous étiez amies avant le tournage ?

Déborah | Ouh là ! Surtout pas ! [Rires.]

Oulaya | En fait, Déborah et moi [soit le duo principal de Divines, ndlr], on ne se connaissait pas avant le film. Après, quand on s’est rencontrées au casting, on a dû jouer cette scène où on est défoncées au shit et on part en fou rire… Et on a eu un vrai fou rire ! Donc ça l’a tout de suite fait. On s’est revues ensuite, on a encore explosé de rire, et cetera.

Donc on peut dire qu’on a eu un bon feeling d’amitié dès le départ, et quand on a su qu’on était prises à la fin du casting, on a commencé à se demander ce que feraient ces personnages dans la vie. On notait des idées : aller à la Foire du trône, faire ci ou ça… On faisait tout ce que Dounia et Maimouna faisaient. On est allées traîner à Châtelet, on faisait semblant de voler des objets… On ne volait pas vraiment, hein ! Mais on avait la sensation de voler. Puis on s’introduisait en cachette dans mon ancien lycée, avec Déborah, on vendait des objets à la sauvette… Voilà. On traînait ensemble, elle venait passer la nuit chez moi… On a nourri cette amitié. Elle est venue dormir avec moi au camp de Roms [dans lequel vit Dounia dans le film, ndlr] où je suis allée parce que pour jouer ce personnage j’avais besoin de voir la misère, de savoir ce que c’était.

Concernant Jisca, on a commencé le théâtre ensemble. Quand je l’ai rencontrée, j’avais 12 ans, j’en avais déjà fait durant deux ans, et elle est arrivée dans notre troupe. On a fait presque sept ans de théâtre ensemble, donc on se connaît quand même depuis longtemps.

Ce sont de purs rôles de composition ? Ou bien avez-vous avez mis un peu de vous dans vos personnages ?

Oulaya | Hmm. Je pense qu’on est toutes dans la composition, surtout Jisca, qui est très loin de son personnage [de dealeuse revêche, ndlr] dans la vie. Après, bon je parle pour moi là, mais je crois qu’on a toutes apporté, enfin j’ai apporté des choses à Dounia comme elle m’en a apporté. Maintenant je suis une battante, je suis aussi une guerrière dans ma vie, j’arrive à combattre des choses que j’aurais peut-être pas affrontées si je l’avais pas interprétée, cette fille. Je pense que c’est une relation vice-versa, on apporte des choses à ces personnages, ils nous apportent des choses à nous.

Le générique de début façon Snapchat, il a vraiment été tourné via l’application ?

Déborah | Il n’y a aucun temps mort avec Houda. Les jours off, les week-ends, les répétitions étaient aussi des jours de travail. Du coup, un peu comme l’a expliqué Oulaya, on se promenait souvent avec l’iPhone [présent dans le film]. D’abord on se disait “allez, il faut filmer là, il faut nourrir le film“, et puis il y a une amitié qui est née et on a commencé à vraiment capturer des moments de vie avec cet iPhone. On a produit énormément de rushs [séquences vidéo potentiellement utilisables, ndlr] de cette manière.

La chance qu’on a eue c’est qu’on pouvait se balader librement dans les décors, avec les costumes ; du coup, ça rendait les situations vraisemblables. On donnait un passé, une longévité à cette amitié entre Dounia et Maimouna, pour faire comprendre aux spectateurs que celle-ci ne commençait pas en même temps que le film et qu’elle durait déjà depuis un moment.

Ce sont donc des vrais vidéos prises avec un vrai iPhone avec Snapchat. Et Houda récupérait l’iPhone le soir, avec ses monteurs, et on triait tout ça.

Oulaya | Il a fini dans ma poche, l’iPhone.

Vous restiez toujours près du script ? Ou est-ce que certaines scènes vous demandaient d’improviser un peu, pour faire plus authentique ?

Déborah | Le scénario en lui-même est bien écrit et très détaillé à la base. L’histoire était déjà structurée. Au-delà de ça, c’est vrai qu’Houda nous a laissé une part de liberté, pour faire en sorte que les scènes décollent. En contrepartie, comme disait Jisca plus tôt, Houda se remettait à écrire après les répétitions, elle se nourrissait des improvisations aussi.

Je dirais donc que le film est écrit à 97 ou 98 %, et le reste c’est de l’improvisation. Mais on avait de l’espace : Houda disait souvent qu’il n’y a rien de pire que de juste “tourner ce qu’on a écrit”. Elle nous laissait nous envoler. Je pense par exemple à la scène de la Ferrari. C’était une scène qui, de par son processus technique, était écrite et encadrée, mais Houda nous a demandé de la faire le plus spontanément possible.

Jisca, est-ce que tu te doutais que la réplique “t’as du clitoris” allait avoir un tel écho, quand tu l’as prononcée ? Qu’elle allait être remarquée à ce point par les médias quand ils parlent du film ?

Jisca | Nan, je me doutais pas que ça allait être cette phrase-là. Mais comme Rebecca [le personnage de Jisca] balance des punchlines à chaque phrase, je me doutais qu’il y aurait un petit truc qui serait repris.

C’est quoi pour toi le sens exact de la phrase ?

Jisca | T’as du clito ?

Oui, ça veut juste dire “t’as des couilles”, du coup ?

Jisca | Bah ouais, ça veut dire quoi pour toi, “t’as des couilles” ? [Rires.] C’est exactement la même chose !

Déborah (hilare) | Attention, Jisca ! Tu n’es plus Rebecca !

Pour revenir au film en général, quel est le thème principal de Divines selon vous ? Avant toute chose ?

Oulaya | Je pense que c’est d’abord une histoire d’amitié plus forte que tout. Pour moi, c’est ça le sujet principal du film. Après, il y aussi la quête de dignité de Dounia.

Déborah | Pour moi, c’est ça le thème principal.

Oulaya | La quête de dignité ?

Déborah | Ouais. Je trouve.

Oulaya | Ça se vaut. Ce sont les deux entremêlés, cette quête de dignité, ce besoin de reconnaissance et d’arriver tout en haut, et cette histoire d’amitié.

Du coup, j’imagine que ça vous agacerait qu’on résume Divines juste comme un “film de banlieue” ?

Les trois à l’unisson | ÇA VA, OUI ?

Jisca | Pardon. [Rires.]

Oulaya | On s’est dit qu’à chaque fois qu’on entendrait les mots “banlieue”, “féministe”, on devait crier “ça va, oui”.

Déborah | Ah, mais moi je savais pas !

Vous avez commencé ce rituel quand ?

Jisca | Il y a cinq minutes.

Oulaya | Nan, nan, nan. On a commencé hier soir.

Si je ne me trompe pas, Oulaya, tu es la sœur de la réalisatrice, et…

Oulaya | Mais non, pas du tout.

Ah bon ?

Déborah | Bah non. Sa sœur c’est la scripte.

Ah ?

Déborah | Ça va, pas trop grosse, la  gaffe ? Il faut s’informer…

[Silence embarrassé, puis elle se marrent.]

Oulaya | Mais nannnn ! C’est ma sœur, miskin ! [Rires.] Nan, je suis bien la sœur de la réalisatrice.

Du coup, ça ne faisait pas bizarre d’être dirigée par ta propre sœur sur le tournage ?

Oulaya | Bizarre, je ne sais pas. Forcément, comme c’est ma sœur, elle était plus dure avec moi. Elle me connaît par cœur, on est hyper fusionnelles… Ce qui était très dur, c’est que j’avais tout le poids du film sur mes épaules, c’était le premier pour tout le monde, pour le producteur… Comme j’étais quasiment de tous les plans, je n’avais pas le droit d’être fatiguée, de mal manger, de mal dormir, tout ça. C’était comme un sport de haut niveau, j’étais tout le temps au taquet.

Et en plus, c’est ma sœur. Comme je la connais très bien, je sais exactement comment elle a galéré pour en arriver là. Je les ai vues passer, ces dix années. Je ne pouvais lui faire ça, je ne pouvais pas être fatiguée, ne serait-ce que pour une séquence. C’était pas possible. Du coup, j’avoue que j’ai eu très très peur quand elle m’a annoncé que c’était moi.

Comment est arrivé ce choix ? Comment Houda t’a-t-elle choisie pour le rôle ? Tu te souviens du moment où elle t’a proposé d’être Dounia ?

Je m’en souviens, forcément… En fait, j’ai dû me battre pour le rôle. J’ai dû la convaincre que j’étais le personnage. Parce que, au début, elle n’y croyait pas du tout. Elle me connaît, et j’ai fait de la danse classique, j’étais plutôt féminine, et elle savait que ça allait être compliqué. Que j’étais très loin du personnage à la base, qu’il allait falloir un gros travail d’identification et que cela ne serait pas une tâche facile.

Elle m’a donc carrément déconseillé de passer le casting, et je lui ai répondu que j’étais libre, que j’avais mes chances comme tout le monde. Du coup j’ai appelé moi-même le directeur de casting, et je l’ai passé. Et j’ai forcé. Pour convaincre Houda, j’ai dû me transformer, autant physiquement que dans mon comportement. J’ai commencé à m’habiller de façon plus masculine, j’ai mis des capuches, des bonnets, des joggings… Et concernant mon comportement : je me suis quand même fait virer de mon lycée pour insolence parce que je voulais trop être le personnage.

J’étais devenue Dounia, même à la maison, et je pense que Houda l’a vu. Quand elle m’a dit qu’elle me choisissait, au bout de neuf mois de casting, j’ai pleuré de joie. Je m’en souviens bien, on était à l’arrêt de bus, un soir, et j’ai fondu en larmes – de joie, mais aussi de peur. J’avais peur de la décevoir, j’avais peur de ne pas être à la hauteur… J’avais peur de tout.

Au fait, pourquoi le casting a-t-il duré neuf mois ?

Oulaya | Parce que c’est Houda. Elle est très pointilleuse.

Dans le film, à cause de l’horizon un peu bouché des personnages, l’argent prend une place importante, au point d’être considéré comme le seul indicateur valable de réussite… Qu’est-ce que vous en pensez ?

Déborah | Je pense que c’est ce que beaucoup de gens se disent aujourd’hui. C’est pour cela que ça ne va pas. Le but ultime, c’est la richesse, c’est l’opulence, c’est le luxe. C’est ce qui arrive un peu à Dounia : elle se perd dans l’ordre des objectifs. Mais oui, en 2016, et c’est pour cela que le film est cruellement d’actualité, quand tu as de l’argent, quand tu montres de la richesse, que tu t’habilles bien, c’est considéré comme de la réussite. C’est une terrible erreur, mais c’est la tendance actuelle, au détriment des valeurs humaines.

Le film fait-il un constat uniquement sur le destin des jeunes issus de la banlieue, ou parle-t-il plus généralement d’une jeunesse qui a du mal à trouver sa place dans la société ?

Déborah | La banlieue sert de toile de fond, mais c’est une histoire qui pourrait être transposée partout. Je parlais l’autre jour avec une membre de l’association d’Houda, Mille visages, qui vient d’Europe de l’Est ; et elle disait que le film aurait très bien pu se passer là-bas, tout comme il aurait pu être transposé dans le 3e arrondissement de Paris, ou en Espagne… N’importe où.

Houda parle de gens qui sont exclus de la société, qui sont aliénés. La société se plaint de monstres qu’elle a créés elle-même. Toute cette rage, toute cette colère part de l’exclusion. J’ai d’ailleurs eu une conversation très intéressante avec le chauffeur de taxi hier – je vous jure que c’est vrai –, mais on se disait que toutes les personnes qui partent en Syrie pour devenir djihadistes, ce sont des gens qui se sont sentis exclus, qui n’ont pas été acceptés. Pareil pour les gens sombrant dans la drogue, pour les nombreuses addictions…

Même si Houda n’est pas juge, je pense qu’elle fait tout de même un procès à la politique de la France, qui se met des œillères et pointe du doigt l’autre plutôt que de se pointer du doigt elle-même. Par exemple, en début d’année, on se moquait bien du manque de diversité chez les acteurs américains avec le #OscarsSoWhite, mais regardez les César, c’est encore pire !

Propos recueillis à Paris le 23 août 2016.