Eminem : entre explosion et autodestruction, une opération “Kamikaze” réussie

Eminem : entre explosion et autodestruction, une opération “Kamikaze” réussie

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Par Jérémie Léger

Publié le

La tache Revival

Huit mois plus tôt, en novembre 2017 sortait Revival, un neuvième album censé remettre un Eminem dans la tourmente sur son piédestal après quatre longues années d’absence. Il était attendu au tournant donc. Ce projet – en partie à cause d’une direction artistique bancale, des featurings sans saveur et des samples grossiers – n’a malheureusement pas convaincu le public et les critiques. Malgré aussi la plume toujours aussi affûtée de son auteur.
Mais Marshall Mathers est sensible et en cela, voir son art critiqué de toute part l’a touché en plein cœur. Blessé dans son orgueil, celui-ci avait même lâché un titre, le remix de “Chloraseptic”, dans lequel il répondait violemment à ses détracteurs. Avec panache qui plus est, même si le morceau dans sa version originale a récolté des avis mitigés.
Mais, visiblement, il restait des non-dits et le MC de Détroit en avait encore gros sur la patate. Le Rap God a ainsi dissimulé dans cet album, une bombe dans laquelle il a concentré toute sa colère et ses frustrations accumulées ces derniers mois. Sur la forme, exit les élans pop et rock de ces derniers projets, ce dernier a cette fois fait le choix de revenir à un rap froid et brut et même, chose étonnante, dans l’ère du temps. Porté par des punchlines incisives et pour la plupart acides, le cocktail est explosif.

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La rage au micro

Immédiatement après l’impact, les dégâts causés par ce Kamikaze sont effectivement monstrueux. Sur les deux premiers morceaux, Em démarre sur les chapeaux de roues en adoptant un flow très épuré et ne hurle plus au micro. De plus, dès les premières détonations, on comprend que Kamikaze sera une violente réponse adressée à tous ceux qui n’ont pas aimé Revival.

Enfoiré, ferme ta gueule quand je parle, petite pute
Je suis désolé, attends, c’est quoi ton talent ? Oh, critiquer”
“Peut-être que si j’avais autotuné ma voix, vous l’auriez acheté
Vous dites que je ne suis plus dans le coup, mais vous n’avez pas compris le sens de mes lignes
Ça vous est passé au-dessus car vous étiez trop débiles pour comprendre
Vous êtes attardés mais prétendez être les plus intelligents
Avec votre expertise et votre savoir, mais vous ne serez jamais un artiste
Je suis plus exigeant envers moi-même que vous ne pourriez jamais l’être
Je ne serai jamais parfait, mais je serai toujours honnête”

Mais pourquoi s’arrêter là ? Au-delà des attaques envers son public, ce sont tous les médias, les artistes et les influenceurs qui ont craché sur son dernier album qui se voient attirer les foudres de Shady. Le ton est donné : par l’intermédiaire de son alter ego démoniaque, Eminem va régler ses comptes à coups de rimes et de punchlines. Comme à la grande époque.

Après quoi, c’est tout le rap game et particulièrement la jeune génération de mumble rappers qui en prennent pour leur grade, Lil Yachty, Lil Pump, Lil Xan pour ne citer qu’eux. Ce n’est bien sûr pas la première fois que Marshall Mathers exprime ses frustrations au sujet de l’évolution du hip-hop. Cette tendance actuelle de marmonner des textes superficiels, Eminem ne l’aime pas et l’avait récemment fait savoir dans le morceau “Caterpillar” de Royce Da 5’9″. En définitive, les seuls artistes qu’il semble estimer aujourd’hui se comptent sur les doigts de la main. Des artistes comme Kendrick Lamar, J. Cole ou encore 50 Cent qu’il cite et encense entre deux attaques acides.
Autre reproche fait à la jeune génération : le fait de ne pas suffisamment respecter les musiciens des générations plus anciennes. Histoire de leur remettre une nouvelle fois les pendules à l’heure, il s’emploie à redonner aux anciens leurs mérites. En les citant d’une part (Prodigy exemple), mais aussi grâce à sa pochette. Un avion en plein crash qui s’inspire de l’imagerie utilisée sur l’album Licensed to Ill des Beastie Boys sorti en 1986. Beaucoup le savent, Eminem a été bercé par ce groupe mythique. Par ce clin d’œil, il invite ainsi tout le monde à se souvenir que non, le hip-hop ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui sans ses pionniers. À méditer.

L’art de la guerre

Au-delà de la violence verbale dont il fait preuve à l’égard de ses homologues, là où Eminem fait fort, c’est dans la réalisation de son projet de critique et de destruction. Plutôt que de simplement assassiner cette jeune génération avec ses textes, il a décidé en plus d’utiliser ses propres codes contre elle. En d’autres termes, il se sert des forces de ses ennemies pour mieux les frapper. Une stratégie offensive que le bad boy de Détroit a su utiliser à la perfection tout au long de sa carrière légendaire.
Dans le cas présent, il suffit de tendre l’oreille et se pencher sur l’ambiance globale de l’opus et la teinte de ses productions pour s’en rendre compte. Habitué à solliciter son cercle de producteurs proches sur ses albums, Eminem (accompagné par son mentor Dr. Dre à la DA) a choisi cette fois de convoquer des producteurs actuels et ainsi prendre les préceptes de la nouvelle génération pour les décrédibiliser.
L’exemple le plus parlant pour illustrer cette démarche reste le titre “Not Alike”, en collaboration avec son binôme de Bad Meets Evil, Royce Da 5’9″. Vous ne remarquez rien ? L’instrumentale de ce titre se veut très proche de celle de “Look Alive“, le dernier banger street de BlocBoy JB et Drake. Logique quand on sait que c’est Tay Keith, producteur phare de Memphis qui a produit les deux morceaux.
Toujours sur “Not Alike”, on peut remarquer qu’Eminem reprend à plusieurs reprises le flow des Migos utilisé sur leur hit “Bad And Boujee”. Autre exemple, il se joue aussi de Lil Pump en adoptant son flow de “Gucci Gang” sur “The Ringer”. Toujours pas convaincus ? “Revival didn’t go viral” : dans cette phase extraite du morceau “Greatest”, il adopte l’intonation de Kendrick Lamar sur “HUMBLE.”. Les deux titres étant produits par Mike Will Made It, cela n’est évidemment pas une coïncidence.

Que retenir de tout ça ? Le fait qu’Eminem n’a rien perdu de sa hargne, de sa fougue et qu’il sait toujours autant manier les mots pour frapper là où ça fait mal. Techniquement exemplaire, il arrive même à battre un nouveau record de vitesse sur le morceau “Lucky You'” où il enchaîne 0.41 syllabes par seconde. Ce n’est pas aussi speed que sur “Majesty” de Nicki Minaj, mais le Rap God, au débit ultra rapide, se montre ici bien plus endurant, le couplet étant bien plus long. Cerise sur le gâteau, en se servant des forces de ses adversaires contre eux, il ajoute même à son plan de revanche une touche d’audace. En définitive, il prend un gros risque et fonce dans le tas. Alors bien sûr tout ceci est brillant, mais…

Plus dure sera la chute ?

Bien souvent lors d’une frappe, on dénombre malheureusement quelques bavures et des dommages collatéraux. L’opération Kamikaze d’Eminem n’échappe pas à la règle. Si se servir de la façon de faire de la nouvelle génération pour mieux la piéger semble habile, cette stratégie le dessert tout autant.
En effet, entendre Shady rapper sur des beats trap s’avère globalement déstabilisant pour l’auditeur, tant il en maîtrise maladroitement les codes. Il en va de même pour ce qui est de le voir taper sur les “mumble rappers”. Cela semble assez ironique de la part d’un artiste qui nous habitue depuis des années à rapper vite et technique, quitte à être trop souvent incompréhensible.

Par ailleurs, se défendre des critiques subies en musique est honorable, encore plus à l’heure où les conflits se règlent de plus en plus via les réseaux sociaux. Sauf que, là où ça pèche avec Eminem, c’est que ses piques, aussi efficaces soient-elles, ont surtout l’air de sortir de la bouche d’un vieux tonton aigri nostalgique de sa gloire passée.
Ainsi, à l’image de sa chanson devenue devise à Détroit, “Détroit Vs. Everybody”, Eminem donne aujourd’hui le sentiment d’être seul contre tous, le vilain petit canard du hip-hop isolé et en pleine crise existentielle. Désireux d’obtenir la reconnaissance et le respect qu’il mérite incontestablement, il se mord la queue en se montrant peut-être un peu trop condescendant envers les plus jeunes. Tout ça bien sûr en ayant du mal à se remettre profondément en question.
Mais Marshall a probablement conscience de ce paradoxe. Une opération “Kamikaze” fait de gros dégâts, mais amène obligatoirement à sa propre destruction. C’est pourquoi dans l’incontournable interlude téléphonique de son manager Paul Rosenberg, celui-ci le somme de ne pas tomber dans un cercle vicieux d’aigreur.

“Hey Em, c’est Paul. J’ai écouté le nouvel album. Tu comptes vraiment répondre à tous ceux qui t’ont critiqué toi et ton travail ? Je veux dire… Je ne sais pas si c’est vraiment une bonne idée… C’est quoi la prochaine étape ? Kamikaze 2, l’album où tu réponds à tous ceux qui n’ont pas aimé l’album que t’as fait en répondant à tous ceux qui n’ont pas aimé l’album d’avant ? C’est un bourbier. Je ne sais pas si c’est vraiment une bonne idée. Rappelle-moi.”

Il n’y a plus qu’à espérer une seule chose : aussi brillant soit-il, prions pour qu’Eminem, en jouant le kamikaze, ne se soit pas tiré une balle dans le pied.