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Quand 21 Savage reprend les pépites soul et rock de GI pendant la guerre froide

Quand 21 Savage reprend les pépites soul et rock de GI pendant la guerre froide

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Par Brice Miclet

Publié le

Sample Story #36. DJ Dahi, célèbre producteur, a déterré des morceaux de musique de soldats américains basés en Allemagne pendant la guerre froide.

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(© Epic Records)

En 1971, l’armée américaine organisait un concours musical à destination des groupes de soldats stationnés en Allemagne. À la clé, l’enregistrement d’un album, et une tournée dans les bases européennes. Déterrées 30 ans plus tard, ces pépites soul et rock font aujourd’hui le bonheur de DJ Dahi, producteur, entre autres, des derniers cartons de 21 Savage.

En sortant son dernier album le 21 décembre 2018, le rappeur américain 21 Savage est parvenu, au sprint final, à s’inviter dans les tops albums de l’année. C’était moins une, mais puisque I Am > I Was est lourd, c’est mérité. Il y a du beau monde à la production : Metro Boomin, bien sûr, mais aussi l’inévitable Wheezy, et l’excellent DJ Dahi. Ce dernier, grand nom du beatmaking US depuis 2012, a déjà collaboré avec Sean Price, Jay Rock, Kendrick Lamar, Vic Mensa, SZA, Travi$ Scott, Dr. Dre, Madonna, Vince Staples… La liste est encore longue, très longue. C’est lui qui se charge de produire “A Lot”, morceau d’ouverture du nouvel album de 21 Savage.

Les premières notes résonnent, et l’on sent tout de suite qu’il s’agit d’un sample. Des voix masculines chantant en voix de tête un langoureux “I love you for so many reasons”, puis équipées d’un beat à la basse gong confectionné par Dj Dahi. Le rap de 21 Savage arrive, sobre, introspectif, toujours soutenu par ce sample, qui cache une histoire assez folle au centre de laquelle on retrouve la 7e armée américaine.

Un peu d’histoire est nécessaire pour comprendre la portée de cet échantillonnage. En 1943, les États-Unis font leur entrée dans la Seconde guerre mondiale et envoient leur premier contingent, la 7e armée, sur les plages de Sicile. À la fin de la guerre, c’est elle qui reste en Europe pour endiguer les tensions restantes, et surtout servir de base à l’influence des États-Unis sur le vieux continent. Son QG est à Stuttgart, et elle compte un peu plus de 270 000 soldats stationnés dans plusieurs villes d’Allemagne de l’Ouest en 1961. Aujourd’hui, elle a changé plusieurs fois de nom, mais continue d’être grandement active.

Un moyen d’échapper à la guerre du Vietnam

Quel rapport avec 21 Savage ? Pour le comprendre, il faut zoomer sur l’année 1971. À l’époque, l’armée américaine est dotée d’un département appelé Army’s Entertainment Division, visant à créer des événements et des activités pour ses soldats. Elle entreprend notamment de créer à Mannheim une sorte de tremplin musical : The Original Magnificent Special Services Entertainment Showband Contest. Tous les musiciens stationnés en Allemagne peuvent y concourir. Surtout, le premier prix est une session d’enregistrement dans un studio à Francfort suivie d’une tournée en Europe (et donc un moyen d’échapper à la guerre du Vietnam dans laquelle les États-Unis sont alors embourbés). Tous les groupes amateurs qui se sont formés afin de se produire sur les scènes des bases allemandes pour divertir les troupes candidatent. Cette première édition est remportée par une formation composée de trois chanteurs et quatre musiciens, East Of Underground.

Les studios allemands ont toujours eu une excellente réputation, et la qualité des enregistrements effectués par ce groupe d’inconnus est bluffante. Ils captent six reprises, dont “Oye Como Va” de Santana, “Poppin Popcorn” de James Brown, ou encore “I Love You For All Seasons” de The Fuzz, toutes trois sorties l’année précédente.

Cette dernière est sobrement rebaptisée “I Love You” par East Of Underground et, comme leur album, sort un label au nom particulier : The United States Special Services Agency, Europe. C’est ce titre qui fera le bonheur de DJ Dahi, puis de 21 Savage.

Seul reste le guitariste du groupe

East Of Underground, malgré la qualité évidente de sa musique, ne connaîtra pas le succès, et restera ce que l’on appelle un “stage band”. L’album, qui servait surtout à vanter les mérites de la vie sur les bases auprès des recrues potentielles, ne se vend que très peu, et tombe dans l’oubli. Jusqu’à ce qu’en 1997, un collectionneur mette la main sur un exemplaire, déterre East Of Underground, et pousse le label Wax Poetics à le rééditer, tout comme les disques des vainqueurs de l’édition de 1972 du Original Magnificent Special Services Entertainment Showband Contest.

C’est comme cela que DJ Dahi a pu se pencher sur la musique de ces GI musiciens. D’ailleurs, il est assez peu surprenant de l’entendre sampler cet extrait en particulier. Le producteur est en effet un grand adepte des samples vocaux, qu’il parvient à marier parfaitement avec les voix des rappeurs pour lesquels il compose. Il est aussi un grand amateur des samples en reverse, mais ça, c’est une autre histoire.

Personne ne sait ce que sont devenus les membres d’East Of Underground. Seul le guitariste, Lewis Hitt, a refait surface au début des années 2000. Le sampling permet souvent aux artistes oubliés de connaître une seconde vie musicale, mais c’est loin d’être toujours le cas. La preuve.