Pour Jacques Attali, une sortie de l’UE et de l’euro “serait une folie”

Pour Jacques Attali, une sortie de l’UE et de l’euro “serait une folie”

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Par Arnaud Pagès

Publié le

À la suite du Brexit, plusieurs pays de l’Union européenne se sont posés la question d’une sortie de l’Europe. Si notre pays prenait un jour une telle décision, quelles seraient les conséquences d’un “Frexit” ? L’économiste et essayiste Jacques Attali a répondu à nos questions.

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Souvent pointée du doigt comme étant une cause aggravante des difficultés économiques de la France, l’Union européenne (UE) – et Bruxelles en particulier — n’a pas une place de choix dans le cœur de nombreux Français. Pour autant, un sondage réalisé par TNS Sofres peu de temps après le Brexit indiquait que 45 % de nos concitoyens ne souhaitaient pas que la France quitte un jour l’UE, contre 33 % qui y étaient favorables. Mais dans ce même sondage, la part des indécis représentait 22 % des personnes interrogées, ce qui ne permet pas d’affirmer qu’en cas de référendum les Français voteraient nécessairement contre un “Frexit” (un terme qui reprend ceux utilisés par le passé de “Grexit” et de “Brexit”, au sujet de la Grèce et du Royaume-Uni).

Vieille rengaine des souverainistes et des nationalistes, une sortie de la France de l’Union européenne et un retour au franc entraîneraient de très importants bouleversements dans la vie quotidienne des Français. Quelles en seraient les conséquences exactes ? Pour les partisans de la sortie, la France retrouverait des marges de manœuvre dont elle a un besoin vital, et s’affranchirait du diktat d’une administration européenne qui bride sa capacité à créer des emplois. Pour les militants du maintien, un Frexit serait l’équivalent d’un cataclysme de grande ampleur qui mettrait la France à genoux.

Pour y voir plus clair, nous avons rencontré Jacques Attali, économiste, écrivain et ancien conseiller spécial de François Mitterrand à l’Élysée. Le portrait qu’il trace d’une France qui aurait quitté l’Union européenne fait froid dans le dos.

Konbini | Quelles raisons pourraient pousser la France à vouloir sortir un jour de l’Union européenne ?

Jacques Attali | Pour certains qui désignent l’Europe comme bouc émissaire de tous les problèmes, ça irait mieux si on sortait de cette Europe qui nous impose des contraintes de déficit budgétaire et des normes. C’est le discours des militants du Front national, mais c’est un discours qu’ils n’osent plus tenir car il est tellement absurde que tout le monde se rend compte qu’il ne tient pas la route.

Si on sort de l’Europe il faudrait sortir de l’euro. Sortir de l’euro c’est quelque chose d’extrêmement concret qui ne peut pas avoir lieu. Il y a des choses qui sont faites et sur lesquelles on ne peut pas revenir. On ne peut pas revenir sur le vote des femmes. Ni sur la peine de mort. Et l’euro fait partie des choses sur lesquelles on ne peut pas revenir. Si on le faisait, ça entraînerait des conséquences épouvantables.

Comment ça se passerait techniquement ?

La sortie de l’euro ne peut pas arriver par surprise du jour au lendemain. Ça prendrait du temps. Il faudrait imprimer des billets, décider d’une parité entre l’euro et la nouvelle monnaie, mettre en place toute une logistique… Trouver une astuce pour instituer une monnaie intermédiaire au cas où la remise en route du franc intervienne avec décalage après l’abandon définitif de l’euro… Pendant ce processus, tout le monde saurait qu’un jour l’euro ne sera plus la monnaie française. Qu’est-ce que les gens vont dire ? Je ne parle pas des spéculateurs mais plutôt des particuliers. Que vaudra la nouvelle monnaie ?

La France est l’un des rares pays à être en déficit sur sa balance des paiements. Le jour où on sortira de l’UE, la monnaie va tomber. Parce qu’il faudra financer nos importations. Le jour même où on changera l’euro pour le franc, le franc perdra de sa valeur.

“À partir du moment où la sortie de l’Union sera programmée, le système bancaire français fera faillite”

C’est quelque chose qu’on peut quantifier ?

On parle d’une baisse de valeur de 20 à 30 % au minimum. C’est donc une perte très importante de pouvoir d’achat. Il y aura un phénomène d’inflation compte tenu du fait que le franc ne fera pas le poids face à l’euro. Par exemple, si les gens veulent acheter une voiture étrangère, ou partir en voyage à l’étranger, ce sera particulièrement pénalisant.

Les gens vont se dire qu’ils ne vont pas garder leur argent en franc et prendre le risque de voir leurs économies perdre de leur valeur. Et ils auront peur de rester dans les banques françaises. Ils voudront retirer leur argent. À partir du moment où la sortie de l’Union sera programmée, le système bancaire français fera faillite. Il y aura un tel écart entre l’euro et le franc, que le franc risquera d’être déclaré inconvertible. Pour bien voir tous les mécanismes à l’œuvre lors d’une sortie, il faut regarder Bye bye l’euro, un documentaire-fiction qui décortique ce qui se passerait en cas de Frexit.

On peut supposer également que cette sortie de l’Union européenne détruirait automatiquement des emplois ?

Avant cela, il y aura eu un tel chaos avec l’effondrement du système bancaire que le nombre des actifs aura déjà baissé… La dévaluation de la monnaie cumulée à la baisse du pouvoir d’achat aura un impact sur le nombre de demandeurs d’emploi qui augmentera mécaniquement, [la baisse de la consommation entraînant un ralentissement de l’activité économique, ndlr].

L’un des grands arguments du FN concernant le Brexit, c’est de dire que pour l’instant les Britanniques souffrent beaucoup mais qu’ensuite leur économie va repartir. Qu’en est-il réellement ?

Les Anglais n’étaient pas dans l’euro et pour l’instant ils ne sont sortis de rien. Et personne ne sait ce qui va réellement se passer. De plus, on ne peut pas comparer Brexit et Frexit. Ce que dit le FN est valable en sens inverse, on peut dire aussi qu’actuellement la situation est difficile avec l’euro mais que ça finira par aller mieux. C’est ce que disent depuis toujours les partisans de la monnaie unique. C’est un discours simpliste du FN qui ne trompe personne.

Quelle est la position des économistes ?

La quasi totalité des économistes pensent que sortir de l’Union et donc de l’euro serait une folie. La seule hypothèse où ça pourrait avoir un impact positif, c’est si dans 20 ans l’Allemagne allait vraiment mal et que la zone euro allait mal aussi, alors la France pourrait peut-être aller mieux. Mais la sortie de l’Union ne peut se faire sans un renoncement à l’euro qui fera tâche d’huile auprès des autres pays…

Une sortie de la France ferait donc imploser l’Union européenne ?

S’il y avait un Frexit, ce serait la fin de l’Union européenne et le retour inévitable des nationalismes. La sortie de la France ferait automatiquement imploser l’Union européenne. La seule chose qui restera, ce sera une zone où l’euro sera encore la monnaie de l’Allemagne et de quelques pays qui gravitent autour d’elle. Mais c’est tout.

Concernant la dette, que se passerait-il concrètement ?

Pour ce qui est de la dette externe, elle serait beaucoup plus coûteuse, car il faudrait la payer avec une devise étrangère alors qu’on la paye en euro actuellement. De plus, les taux d’intérêt de la dette augmenteraient énormément, car il serait de plus en plus difficile d’emprunter.
Notre dette exploserait. On se retrouverait dans une situation pire que la Grèce. Nous serions à la merci de nos créanciers. La situation nous échapperait complètement.

Quelles seraient les conséquences sur les Français les plus défavorisés ? Est-ce que l’État pourrait maintenir son système de protection des plus pauvres ?

L’État pourrait toujours le faire, mais avec une très grande difficulté du fait qu’il aurait beaucoup plus de mal à emprunter. Sa marge de manœuvre serait très fortement réduite. Les systèmes d’aide actuellement en place, que ce soit le RSA ou les allocations familiales, devront certainement être revus à la baisse. Pour l’État, le budget deviendrait un exercice impossible.

Il faudrait faire dans la douleur des économies beaucoup plus importantes que celles qui avaient déjà été faites. Avec l’augmentation du chômage, il y aura une baisse de la consommation et donc une baisse des recettes fiscales. Donc nettement moins d’argent dans les caisses. Ce qui veut dire par exemple couper les subventions des collectivités territoriales, geler l’avancement et le recrutement des fonctionnaires, fermer certains organismes publics…

La vie quotidienne des Français sera donc très lourdement affectée ?

On parle d’une réelle paupérisation. À peu près tout ce que nous consommons au quotidien, depuis la baguette de pain jusqu’à notre smartphone, est fabriqué en partie avec des produits qui sont importés. Il y aura un double phénomène d’augmentation du prix des importations, donc du prix des produits de notre quotidien, et de baisse importante de la valeur de l’argent, donc de notre pouvoir d’achat. Les Français auront moins d’argent pour acheter des produits qui seront devenus beaucoup plus chers.

Face à nos concurrents économiques, les États-Unis et la Chine, nous serions en position de faiblesse ? 

Nous serions dans une procédure d’isolement de la France sur la scène internationale. Encore une fois, le nationalisme reprendrait le dessus. Si l’euro disparaît, dans 30 ans on peut se retrouver avec une nouvelle guerre franco-allemande.

Si on résume les conséquences du Frexit avec la faillite du système bancaire, la paupérisation généralisée, l’aggravation de la dette, l’augmentation du taux de chômage, la fragilisation de l’économie, l’implosion de l’Europe… Ce serait l’apocalypse pour l’économie française !

Tout ceci en effet. Ce serait bel et bien la fin de l’Europe et un cataclysme pour l’économie française. L’État serait en situation de blocage budgétaire, il y aura une crise politique majeure avec un décrochage économique impossible à rattraper. Nous coulerions. Une sortie de l’Union et de l’euro conduirait la France à la déchéance absolue.