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Maladie mentale, sororité, réseau pédophile : les 6 livres de la rentrée littéraire

Maladie mentale, sororité, réseau pédophile : les 6 livres de la rentrée littéraire

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Par Camille Abbey

Publié le

Petite sélection des romans à lire absolument. De quoi s'y retrouver dans les quelque 500 romans de cette nouvelle rentrée.

1.# Ensemble, on aboie en silence, de Gringe

(© Harper Collins/Melania Avanzato)

© Harper Collins

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Le livre

Guillaume, aka le rappeur Gringe, essaie de reconstituer la mosaïque de son enfance et celle de son petit frère, Thibault, à l’aide de bribes de souvenirs. Guillaume est “colérique, précieux, angoissé”, Thibault est “adorable, mais frondeur”, “Thibault est candide, [Gringe] est calculateur”.

C’est le choc, quand ils partent de leur paradis perdu, près de La Rochelle, pour Cergy, un “colossal bloc de béton posé au milieu de nulle part”. Petit, Guillaume protège Thibault des autres mais les dangers ont peu à peu changé de nature et c’est bientôt de lui-même, qui est diagnostiqué schizophrène, et des voix qu’il entend que Guillaume aimerait le soustraire. Un après-midi, Gringe rentre de cours et le voit discuter avec l’inspecteur Derrick, dans le poste.

Gringe, ce “Chevalier de Lumière”, de deux ans l’aîné, n’a pourtant pas toujours été exemplaire. Il y a aussi de la violence et de la brutalité, au lycée par exemple où il se dévêt de son costume protecteur pour le brimer et l’humilier.

Avec Orelsan viendra la notoriété. Guillaume est dépassé, fait n’importe quoi, tente de s’oublier, ne vit le succès qu’à moitié, se sabote et s’interdit d’être heureux. L’argent qu’il gagne, il le dilapide. Tous les regards sont braqués vers lui et se détournent de son petit frère. Il n’arrive plus à lui venir en aide.

Viendra ensuite le temps des voyages à deux, où ils traînent leurs blessures, puis la possibilité d’un apaisement, sans doute avec ce livre confession.

Pourquoi on aime

Les récits de jeunesse de Gringe et sa quête introspective côtoient les textes poétiques ou bruts de Thibault, peuplés de monstres, de soirées hallucinées, mais aussi de drogue et l’alcool. Ses visions, ses trips sont des voyages qu’il détaille avec onirisme. Ses voix le guident dans des aventures folles et parfois dangereuses.

Les deux frères se ressemblent malgré tout dans leur impossibilité à se conformer à ce que la société attend d’eux, ainsi que dans l’amour des mots. Ils vivent dans un éternel présent.

C’est aussi un récit sur les troubles psychiatriques, les difficultés à vivre avec, les errances médicales, les jugements abscons, les regards fuyants et les discours infantilisants. Avec sensibilité, le rappeur décrit ce que peuvent être les espoirs, les abattements et la culpabilité ressentie, à tort.

Le résultat est un livre magnifique, sans concession où cheminent beaucoup d’amour et un peu d’humour. On savait que Gringe pouvait manier avec dextérité les mots dans un rap aux paroles désabusées, mais il sait aussi faire naître la littérature, à l’endroit des souvenirs, au croisement de la mélancolie et de la tendresse.

Extrait

“Comme une perche tendue qu’il m’a offert de saisir, en acceptant de s’embarquer avec moi dans la rédaction de ce livre. Et, chose étrange, c’est en traversant les portes de son hallucinant monde intérieur que j’ai pu remettre la main sur cette partie de moi qui s’était brutalement éteinte un après-midi de juillet.

[…]

Nos deux destins sont étroitement liés, au-delà des liens du sang. Thibault n’est pas seulement mon frère, je réalise qu’il est aussi un meilleur ami.

Le seul qui me soit resté loyal. Le seul qui me comprenne et qui me porte. Mon épaule la plus solide. Le véritable Chevalier Lumière, c’est lui.”

Ensemble, on aboie en silence, de Gringe, Harper Collins, 9 septembre.

2.# La Colère, d’Alexandra Dezzi

(© Stock/Jean-Baptiste Mondino)

Le livre

Un peu paumée après son premier succès littéraire et son passé de rappeuse, Alexandra Dezzi, moitié d’Orties, navigue entre la maison de ses parents en banlieue, les cours de boxe à Paris, où elle se défoule et tente de déverser toute la violence en elle et l’appart du prof de boxe, où ils passent beaucoup de temps au lit. Dans ce nouveau roman transparaît une soif d’assouvir de bas instincts, des pulsions, un retour à l’état sauvage, dans le sang et dans le stupre. Elle décrit aussi la violence d’une relation à sens unique, sous-tendue par l’aveuglement causé par le vertige du désir et le plaisir masculin égoïste, qui annihilent tout le reste : ses envies mises de côté, l’amour-propre…

Elle raconte aussi son viol par deux rappeurs dans un Formule 1 et la destruction psychique qui en découle. La souffrance inapaisable se transforme en colère. Elle est le seul moyen de s’en sortir, de sortir la rage sourde de soi. “Seule la lave te conduira vers la sortie. La lave qui jaillira, souveraine et brûlante, répandant sa coulée noire au-dessus de toi.”

Pourquoi on aime

C’est le texte coup de poing d’une rappeuse sur le désir inassouvi, les blessures et un certain manque d’amour, écrit avec des fulgurances, des mots qui claquent. Elle livre de façon brute et puissante son quotidien morose et ses souvenirs traumatisants, ses rages et ses espoirs. Les scènes de sexe brûlantes, mais aussi ses frustrations, sont narrées avec force. Le sexe, comme la boxe – et comme ses écrits –, sont modelés par ses pulsions, ses peurs et ses élans.

Extrait

“C’est ton tour. Tu ne rentres pas assez vite, ça commence mal. Ton agressivité est trop palpable. Tu prends quelques coups, maîtrisés, qui tiennent plus de la touche que de l’impact mais qui te font prendre conscience du danger. […] Il ne faut pas que tu te déconcentres. Tu dois rester focus. En même temps, à cet instant précis, tu te rends compte de l’intensité, vous êtes en pleine débâcle, face à la jouissance d’un archaïsme enfoui, cette soif d’assouvir vos bas instincts, vos pulsions martiales, ce retour à l’état sauvage, survivaliste, enclin au sang et à la souffrance. C’est lui ou toi. Détruire l’autre.”

La Colère, d’Alexandra Dezzi, Stock, 26 août.

3.# L’Autre moitié de soi, de Brit Bennett

(© Autrement/Emma Trim)

Le livre

En 1954, à Mallard, en Louisiane, des jumelles de 16 ans, Stella et Desiree, disparaissent. Direction La Nouvelle-Orléans. Elles ont fui ce village de descendants d’esclaves, de Blancs et de mulâtres, où il est de bon ton de se marier avec plus clair de peau que soi. Après un an, Stella prend la poudre d’escampette du jour au lendemain, laissant Desiree désespérée. Ayant rencontré un jeune homme blanc dont elle tombe amoureuse et fuyant le racisme systémique et la ségrégation, elle se fera passer pour blanche sa vie durant, tandis que sa sœur épousera un homme noir, puis finira par revenir auprès de sa mère dans son village d’origine. Les filles des deux femmes se retrouvent à Los Angeles et les secrets resurgissent.

Pourquoi on aime

Dans ce second roman magistral, l’autrice Brit Bennett traite du colorisme, qui repose notamment sur la hiérarchisation des couleurs de peau au sein des Noirs. Dans cette saga familiale très prenante et bien ficelée sur plusieurs générations, des années 1950 aux années 1990, les histoires s’entrecroisent sous forme de quêtes d’identité différentes, liées à la couleur de peau mais aussi au genre. La question des origines taraude tous les personnages. D’où viennent-ils ? À quel groupe appartiennent-ils ? Ressemble-t-on à des parents qui n’ont pas la même couleur que soi ? Qu’est-ce que ça veut dire être Noir ? Est-ce une couleur de peau ou le fruit d’une histoire, d’un héritage ? Ces questions sont abordées avec brio par l’autrice qui crée une tension permanente dans l’intrigue, entre quête de filiation, besoin d’appartenir à un groupe et envie de se démarquer, d’être soi. La gémellité est un fil rouge dans ce roman-fleuve passionnant, que ce soit autrui comme autre soi-même ou soi dédoublé, scindé.

Extrait

“On était censé être en sécurité à Mallard : à part, à l’abri parmi les siens. Mais, même dans cette drôle de ville où on n’épousait pas plus noir que soi, on restait des gens de couleur, ce qui signifiait qu’on pouvait être tué juste parce qu’on essayait de s’en sortir. Les sœurs Vignes, petites filles en robe de deuil qui grandiraient sans père parce que des hommes blancs en avaient décidé ainsi, l’avaient appris à leurs dépens.”

L’Autre moitié de soi, de Brit Bennett, Autrement, 19 août.

4.# Comme un empire dans un empire, d’Alice Zeniter

(© Seuil/Astrid di Crollalanza)

L’histoire

Antoine vient de Bretagne et après hypokhâgne, s’est engagé comme assistant parlementaire auprès d’un député PS. Il participe avec fougue à des luttes pour lesquelles il vibre, puis vit peu à peu la décrépitude du Parti socialiste. “Le parti est un animal crevé dans le ventre duquel on s’abrite encore mais ça commence à puer. […] Cette façon de faire de la politique est morte et je n’en connais pas d’autre.” Il cherche de vraies luttes, fuit le cynisme, rêvant aussi d’écrire et d’ailleurs. Comme Annie Ernaux, il est passé de la classe moyenne à l’élite parisienne. Il se voit comme un transfuge de classe, qui oscille entre la fierté du parvenu, la colère du “tout ça pour ça”, la défense inquiète de celui qui a peur du retour à sa place d’origine. Avec les gilets jaunes, il a le “sentiment que ce n’est plus possible de continuer comme avant, […] que plein de gens commencent à aborder des sujets qui étaient considérés comme des trucs d’allumés ou d’extrémistes jusque-là. L’urgence climatique, la fin du pétrole, la sortie du capitalisme.”

Quant à L, alors adolescente en banlieue parisienne au début des années 2000, elle se passionne pour le Web, Reddit, 4chan, tout un imaginaire qu’elle partage avec d’autres. Elle vivait bien plus sur Internet qu’au lycée ou dans sa famille. Dans sa vingtaine, elle intègre les Anonymous et devient un “berger”. Elle défend Julian Assange et participe aux attaques. On découvre l’histoire des Anonymous, les codes du dedans en opposition au dehors.

Pourquoi on aime

Ces deux personnages, qui vont cheminer ensemble, ont un besoin d’insurrection, de révolte. Où sont les débats et les grands combats ? On sent la désillusion des jeunes face à la politique, le cynisme qui gagne du terrain, le glissement des élus – ou aspirants élus – vers la politique politicienne, vers le calcul électoraliste.

On trouve un peu de Despentes, dans le style cash et percutant et dans les sujets de société très actuels, comme le revenge porn. Le personnage de L fait penser à La Hyène dans Vernon Subutex, héroïne vengeresse et badass. Cette fiction brasse des sujets d’actualité sans paraître artificielle.

Extrait

“À chaque retour, Antoine se disait que sa fuite à la fin du lycée était née de la peur qu’il puisse se retrouver prisonnier et qu’à force d’écouter la maison il finisse par considérer que l’aquarelle de la Sagrada Família sur le mur n’était pas si laide, tout comme le chien en porcelaine dont les yeux étaient trop grands, et que le fauteuil était à parfaite distance du meuble apéro, pourquoi on sortirait d’ici après tout, on est bien, pas vrai qu’on est bien.”

Comme un empire dans un empire, d’Alice Zeniter, Flammarion, 27 août

5.# Chavirer, de Lola Lafon

(© Actes Sud/Lynn S. K.)

Histoire

Cléo, 13 ans, se donne à corps perdu pour sa passion, le modern jazz, qu’elle pratique à la MJC de Fontenay. Elle ne rêve plus que “de devenir pro”. Quand Cathy, élégante et chaleureuse, qui dit travailler pour la fondation Galatée, la repère, elle fait figure de bonne fée. Pour avoir la bourse, Cléo doit tout donner, se montrer “moderne” et “non conventionnelle”, dans l’espoir de passer les étapes de sélection. Sa présence à des déjeuners le mercredi midi est requise. C’est là que de vieux jurés s’enquièrent de ses avis sur tout et que l’un d’eux l’embrasse et glisse sa main sous sa robe, pour tester sa “maturité”. Elle quitte les lieux. Une honte en dissimule alors une autre, celle de s’être laissée faire et la honte de ne pas avoir su se détendre pour se laisser faire.

Cléo n’a pas la bourse, mais doit dénicher d’autres candidates pour Cathy, devenir son assistante. Telle une rabatteuse, elle recrute d’autres adolescentes qui assisteront à ces déjeuners. D’abord victime, elle devient aussi bourreau.

Pourquoi on aime

Lola Lafon consacre son dernier roman à son sujet de prédilection, l’emprise et les abus sexuels. À la suite du livre Le Consentement sur Matzneff, et de l’affaire Epstein, on découvre avec stupeur ce réseau pédophile où des danseuses préados étaient appâtées à l’aide d’une fausse bourse, pour satisfaire de vieux dégoûtants grimés en membres du jury d’une institution factice.

On suit le parcours de Cléo, adolescente en 1985 et jeune femme de 28 ans en 1999, ainsi que d’autres victimes qui peineront toute leur vie à se reconstruire. Les jeunes filles détruites pour certaines, poursuivront leur vie cahin-caha, dont Cléo qui non seulement a subi, mais se sent responsable d’avoir fait subir. Elle s’en voudra toute sa vie, se sentant être une “mauvaise victime”. Ce récit montre en filigrane le mal-être de toutes ces filles, après un tel traumatisme, mêlant honte, culpabilité et incompréhension.

Extrait

“Le système Galatée ne disait pas autre chose : que la meilleure gagne ! L’affaire Galatée nous tend le miroir de nos malaises : ce n’est pas ce à quoi on nous oblige qui nous détruit, mais ce à quoi nous consentons qui nous ébrèche ; ces hontes minuscules, de consentir journellement à renforcer ce qu’on dénonce.”

Chavirer, de Lola Lafon, Actes Sud, 19 août.

6.# Le Cœur synthétique, de Chloé Delaume

(© Seuil/Sophie Couronne)

Le livre

Adélaïde, 46 ans, traverse une crise existentielle. Elle a vécu ces 7 dernières années avec Elias, jusqu’à ce que la routine lui use l’âme et les nerfs. Elle avait toujours été amoureuse, quittant un homme pour d’autres bras, mais elle découvre alors le célibat et en même temps l’invisibilité des femmes âgées. Elle se sent “devenue socialement un fantôme, sur le marché de l’amour, de la viande avariée”. Cette recherche d’un homme tourne à l’obsession et toute sa vie est régie par ce désir d’être à nouveau en couple, ayant une peur panique d’être seule, une “épousite aiguë” qui relève de la névrose.

Elle travaille dans une maison d’édition réputée, reprise par un requin obnubilé par les chiffres, qui veut remplacer la littérature par des livres d’autoroute, dont celui sur le tour de France des fromages. Elle ressent la même pression et cruauté des échecs dans sa vie personnelle que dans son travail.

Après maints coups humiliants pour l’ego, elle va finalement trouver la rédemption autour d’elle, grâce à ses amies, des “sœurcières” d’un soutien sans faille. “Il n’y a que l’amitié et la sororité qui préservent de l’abîme. Mode de vie adapté, en cercle se regrouper, s’organiser pour rire et ne pas crever toute seule.”

Pourquoi on aime

Ce texte puissant décrit la dépendance affective, comment certaines femmes ne se sentent pas exister en dehors du regard des hommes.

On pense à Mona Chollet qui décrit parfaitement dans Sorcières le rejet des vieilles femmes, la perte de leur pouvoir de séduction. Les sujets abordés – la rupture, la vieillesse, la solitude, l’âgisme, le sexisme – sont lourds et plombants mais grâce à la plume alerte et au mordant de l’autrice, la pilule passe avec humour et nous apporte beaucoup d’espoir.

Ce texte est aussi drôle et piquant envers le milieu de l’édition, ses querelles entre éditeurs, la valse des prix, les rentrées littéraires qui se suivent mais ne se ressemblent pas.

Extrait

“Adélaïde croyait exister hors du regard des hommes, s’être construite au-delà de leur désir. Aujourd’hui qu’elle devient un produit obsolète, la régression la guette, elle est assujettie. Elle préférerait tant être lesbienne, ses goûts sexuels, elle les maudit. Adélaïde ressent une forme de colère, elle aimerait être capable de se passer du couple. Elle se veut autonome, parfaitement accomplie. Pour autant ce manque l’accable. Ce soir la solitude lui pèse comme un sac plein de chatons qu’on mène à la rivière. Personne ne pense à elle et elle ne pense à personne. Elle est de son vivant, pour le monde, un souvenir.”

Le Cœur synthétique, de Chloé Delaume, Seuil, 20 août.