Dans l’assiette d’un détenu : petite histoire de la cantine carcérale

Dans l’assiette d’un détenu : petite histoire de la cantine carcérale

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© Louie Chin

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Par Konbini Food

Publié le

Yomi, 35 ans, nous emmène dans les coulisses d’un Top Chef carcéral.

Konbini publie les bonnes feuilles de Cantine générale, premier ouvrage pop culturel (bilingue) dédié à la cantine sous toutes ses formes et à la manière dont elle nous accompagne tout au long de notre vie en société. Un livre imaginé par les Magasins Généraux-BETC et Phamily First que vous pouvez vous procurer en librairie ou en ligne.

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Dans les prisons françaises, pas de réfectoire mais une “gamelle” obligatoire. Quand le temps se fait long, les détenus le passent à cuisiner. Privés de liberté, ils sont malgré tout libres de bien manger. Condamné à une peine de 5 ans et demi pour trafic de stupéfiants, Yomi, 35 ans, nous emmène dans les coulisses d’un Top Chef de délinquants aux cœurs fondants qui font du système D l’ingrédient d’un bon repas derrière les barreaux.

Cantiner en prison

En prison, pas vraiment d’espace de restauration collective mais un plateau-repas glissé dans sa cellule, ladite “gamelle” dans le jargon. Celle-ci porte aussi bien son nom que sa réputation et se résume le plus souvent à des plats surgelés et fades produits par des services externes de restauration. Décriée pour son goût et ses chiches quantités, elle est massivement boudée et jetée. Yomi garde un souvenir amer de son séjour au placard. “La prison c’est à la dure. Tu ne vas pas manger du barbecue, mais du vieux thon en boîte. Même si tu as la dalle, il ne faut pas toucher à la gamelle à part si t’es au mitard, là t’as pas le choix.”

Il arrive même que les détenus s’inventent une nouvelle religion pour obtenir de meilleurs repas. Inspirés par la série Orange is the New Black, une centaine de détenus d’une prison écossaise ont prétexté être juifs pour prétendre aux repas casher, réputés de meilleure qualité. Ne pouvant questionner leur foi, le stratagème a fonctionné. De la fiction à la réalité… il n’y a qu’un pas. En dehors des repas, les détenus ont la possibilité d’acheter d’autres produits, alimentaires ou hygiéniques, avec leur propre argent. Cette supérette pénitentiaire qui regroupe les vivres élémentaires (riz, yaourts, pain) s’appelle officiellement : la cantine. Elle donne par extension le verbe “cantiner” qui désigne l’action d’acheter des produits de première nécessité pour les consommer instantanément ou les cuisiner ultérieurement.

Dans l’univers carcéral, la cantine a donc gardé son sens d’origine : un magasin de ravitaillement pour les soldats où ils pouvaient acheter du tabac, de la nourriture et des boissons. Prisonnier ou soldat, peut-être le même combat, celui de s’octroyer une parenthèse de normalité dans un univers hors de la réalité. En prison, le système de cantine est simple, chaque semaine ou quinzaine, le détenu choisit parmi la liste de produits proposés en faisant attention aux limites de quantité et à ses économies disponibles. Le pécule du prisonnier est approvisionné par les mandats envoyés par ses proches.

<em>Orange Is the New Black</em>. (© Netflix)

Rien ne se perd, tout se transforme

Si elle n’est pas bonne à consommer tout de suite, la “gamelle” peut s’avérer être une bonne alliée en tant qu’appoint pour cuisiner. Un morceau de pain, un bout de fromage, une sauce, peuvent venir agrémenter un plat que l’on préparera plus tard dans sa cellule. Un geste auquel Yomi s’est habitué. “Quand on est un mec sensé, on ne prend pas la gamelle. Mais certaines fois, elle peut être généreuse, tu peux avoir des pommes, des fruits, que tu pourras transformer dans un autre repas.” En prison, la nourriture est un bien précieux, qu’il fait bon ne pas galvauder. Pas question de jeter les restes d’un repas, tout est conservé et réutilisé pour être mangé tel quel ou réadapté dans une autre recette. Comme beaucoup, Yomi a appris sur le tas les rudiments de la cuisine carcérale, la transformant en un moment bénéfique à la vie en prison et à l’équilibre personnel :

“Je préfère me faire à manger moi-même, je sais ce que je mange et en même temps ça m’occupe le cerveau. C’est thérapeutique. Quand tu viens de recevoir tes cantines, tu t’imagines déjà faire tes repas, c’est quelque chose qui fait partie des moments importants pour les détenus comme le parloir, le sport, ou un joint.”

Privé de liberté, la galère des premiers jours laisse place à la débrouillardise et à la créativité dont a été témoin Yomi. “Les gars peuvent te faire des pizzas, des gâteaux qui donnent même envie au surveillant ! Parfois tu manges mieux en prison parce que tu as le temps de cuisiner. Le temps que tu n’as pas dehors, tu l’as en prison, tu passes souvent 22 heures sur 24 en cellule, ça aide.” Le do it yourself est de mise en milieu carcéral car derrière la difficulté de l’approvisionnement, rien n’est plus compliqué que la cuisson, qui se fait fatalement au sein des cellules. Pour mener à bien cette tambouille in situ, un système est utilisé : la chauffe. Ce réchaud artisanal, fabriqué le plus souvent avec des canettes, un bol, du fer, un mouchoir ou un tissu et de l’huile, est l’instrument indispensable des détenus gourmets voulant s’octroyer un repas digne de ce nom. Il existe plusieurs variantes de la chauffe aujourd’hui, qui serait utilisée depuis le XIXe siècle.

Have a prison break

Après avoir apprivoisé le feu en cellule, les détenus composent avec leur imagination et la contrainte d’espace, de choix et de moyens qui demandent une ingéniosité à toute épreuve. Ce surcroît de créativité donne parfois naissance à de curieuses inventions culinaires comme le “Gloubi”, une sorte de tourte réalisée à partir d’œufs, de chips écrasées et de lait. En mélangeant ces ingrédients, on obtient une pâte que l’on fait cuire dans une poêle. Une fois le premier côté doré, on la retourne pour cuire la partie supérieure. Les productions internes sont donc légion, à l’image de l’alcool, fabriqué par une simulation de fermentation de la levure contenue dans de la mie de pain. La cellule devient lors de ces moments un espace de création et de fédération.

“Les gars cuisinent grave. Pendant le ramadan par exemple, l’un faisait des bricks, l’autre des pastels ou un tiéboudienne. Il y a des mecs qui ont du talent. Parfois, on faisait même rentrer des épices de dehors, les mecs se les calaient entre les cuisses comme pour un téléphone”, se remémore Yomi.

Mais même avec toute l’imagination du monde, ce sont souvent les choses les plus simples qui manquent le plus, comme en témoigne Yomi. “Les trucs comme les glaces ou des kebabs, ça manque vraiment… Parfois tu penses à ces choses-là avant de dormir. Des gens demandent souvent à leur famille de leur amener un grec, c’est-à-dire que pendant le parloir la sœur ou la mère du détenu cache un grec sous son manteau… Quand tu as quelques mois en prison tu peux t’en passer et jongler avec les pâtes, le poulet, mais quand tu as pris des années, tu vas t’en lasser et avoir envie de goûter autre chose.”

En prison, plus que nulle part ailleurs, la cantine est donc signe de liberté, elle permet au détenu de manger ce qui lui plaît et non ce qui lui est imposé. Cantiner pourrait même s’apparenter à un acte de révolte contre le système carcéral : “Non chère prison, je ne mangerai pas de ton pain, je préparerai le mien.” Cuisiner devient alors un acte qui n’appartient qu’au détenu, lui redonnant un semblant de dignité qu’il croyait avoir perdue.

Texte : Terence Bikoumou et Agathe Hernandez
Illustration : Louie Chin
Pour vous procurer le livre, c’est par ici.