L’avenir de la mode réside-t-il dans le non-genre ?

L’avenir de la mode réside-t-il dans le non-genre ?

L’industrie de la mode a toujours été divisée en deux. À ma gauche, les collections et autres Fashion Weeks dites pour femmes ; à ma droite, celles conçues pour ces messieurs. Mais depuis quelque temps, un renouveau souffle sur l’industrie, lui arrachant au passage son caractère ancestralement binaire. Bienvenue dans le futur non-genré de la mode.

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La Fashion Week parisienne du prêt-à-porter commence ce mardi 29 septembre, et on peut d’ores et déjà s’attendre à voir quelques mannequins transgenres fouler les podiums. C’est que le monde de la mode vient de vivre une petite révolution, certains de ses acteurs s’amusant à pousser la confusion des genres plus loin que jamais.

Mais si l’on met cette vague gender-fluid en perspective, on réalise qu’elle vient de loin, très loin même. Décryptage de ce phénomène, qui pourrait devenir bien plus qu’une simple tendance.

Tout commence avec l’androgynie. De nombreuses icônes en ont fait leur fer de lance : Coco Chanel et son look de garçonne bien sûr, au début du XXème siècle, mais aussi Marlene Dietrich, Lauren Bacall, ou encore l’icône british Twiggy, qui s’appropriait les codes masculins dans les années 60.

Les hommes ne sont d’ailleurs pas en reste : après l’extravagant pianiste Liberace dans les années 50, Mick Jagger a cultivé un look androgyne à la fin des années 60, suivi de près par David Bowie. Si ce dernier se joue d’une apparence teintée de féminité dès 1971 (peu avant la sortie de son album The Man Who Sold The World, en 1972), son célèbre personnage Ziggy Stardust poussera le brouillage des genres à l’extrême.

À travers ces célébrités, et bien d’autres encore, l’androgynie infuse petit à petit dans la pop culture. Et certains créateurs vont largement s’en inspirer. En 1985, le grand amoureux des contre-cultures qu’est Jean Paul Gaultier présente sa jupe pour hommes. L’année suivante, Yves Saint Laurent s’attaque au versant féminin avec sa création du Smoking, un costume pour femmes.

Les mannequins qui présentent les collections sont alors des androgynes cisgenres : si les femmes défilant pour YSL présentent certains traits masculins, elles se définissent néanmoins comme femmes.

Gender-fluid superstars

Petit à petit, les frontières du genre continuent à s’effacer les unes après les autres. Au point que les années 2010 sont marquées par l’essor des mannequins transgenres. “C’est assurément une tendance contemporaine, mais ce n’est pas une nouveauté“, affirme Maxime Foerster, auteur de Elle ou lui ? Une histoire des transsexuels en France.

C’est qu’auparavant, certains individus gender-fluid avaient déjà défilé pour présenter des collections du sexe opposé au leur.

Certains noms sont devenus connus. C’est le cas de Michel Marie Poulain, peintre français s’étant défini comme femme, et ayant défilé tout en parvenant à dissimuler son sexe réel durant l’entre-deux-guerres.

Karine Espineira, universitaire spécialisée en gender studies et auteure de La transidentité : de l’espace médiatique à l’espace public, tient aussi à rappeler que : “Rien ne nous dit que des modèles transgenres n’ont pas défilé sans même que nous le sachions.”

Pour être mannequin transgenre, il fallait alors tromper, dissimuler. Les créateurs ont donc initié une petite révolution dans le monde du catwalk en engageant à dessein des hommes pour présenter leurs collections femmes, et vice-versa.

En 2010 déjà, la top Brésilienne Léa T était devenue l’égérie de Givenchy, paradant sur les podiums au milieu de resplendissantes jeunes femmes. Deux ans plus tard, elle subit des opérations chirurgicales de réassignation sexuelle, avant de devenir le visage de Redken en 2014.

Ensuite, elle défile à nouveau pour Givenchy, présentant la collection Automne-Hiver 2014. Entre-temps, sa forte médiatisation l’a propulsée au rang de nouvelle coqueluche des médias.

En parallèle, le mannequin bosniaque Andrej Peijic suit une trajectoire similaire, défilant aussi bien pour présenter des collections masculines que féminines. Il marque d’ailleurs les esprits à l’occasion du défilé de la collection Printemps-Été 2011 de Jean Paul Gaultier, en arborant la robe de mariée, pièce phare de la collection.

Elle a ensuite rajouté un “a” à son prenom en 2014, après être elle aussi passée entre les mains de chirurgiens. Puis elle a marqué l’histoire d’une pierre blanche en devenant le premier mannequin officiellement transgenre à figurer dans le Vogue US, en mai 2015. Impossible de la manquer d’ailleurs, le magazine de mode lui ayant consacré quatre pages entières.

Notons également qu’en juin dernier, le très médiatisé Hari Nef a créé l’événement en devenant le premier transgenre à intégrer l’uber-célèbre agence de mannequinat IMG Worldwide, comme l’a rappelé Vogue.

Une tendance amenée à perdurer

Lea T, Andreja Peijic et Hari Nef sont les cas les plus célèbres, mais ils sont loin d’être isolés. De manière générale, les mannequins hommes transgenres sont de plus en plus nombreux.

Mais les femmes transgenres ne sont pas en reste. C’est ce que l’ancienne nageuse Casey Legler a mis en évidence, en devenant la première à signer un contrat en tant que modèle homme, auprès de Ford Models.

De multiples signaux indiquent que la tendance s’impose de plus en plus. L’été dernier, l’agence de mannequinat Apple Model Management a même ouvert une succursale à Los Angeles n’employant que des individus transgenres, comme le rapporte The Advocate.

Pour Karine Espineira, il y a donc bien une  “vague transgenre dans la mode” :

Bien que cette inscription puisse connaître des flux et des reflux au gré de l’esprit de chaque époque, elle s’installe pour longtemps.

De son côté, Maxime Foerster confirme : “C’est plutôt un mouvement de fond qu’une tendance éphémère.

Les barrières du genre semblent donc se franchir les unes après les autres. Alors que les androgines cisgenres n’ont plus rien de transgressifs, les transgenres (voire même les transsexuels) occupent maintenant l’espace en marge qui leur était réservé. Un nouveau zeitgeist est né, vient de faire ses premiers pas, et parviendra peut-être un jour à s’imposer comme une nouvelle norme.

Mais rien n’est joué pour autant : si la mode des transgenres fait beaucoup parler d’elle depuis quelques temps, elle reste encore largement minoritaire au sein de la fashion industry.

Elle est d’ailleurs souvent cantonnée à des milieux relativement undergrounds où l’argent ne coule pas à flots. C’est ce dont fait état Raya Martigny, jeune parisien(ne) gender-fluid posant en tant que mannequin femme, qu’on peut d’ailleurs retrouver sur plusieurs pages dans le dernier numéro du magazine WAD :

J’ai travaillé avec des artistes, des étudiants des Beaux-Arts, des jeunes stylistes et créateurs de vêtements, pour des clips vidéos musicaux… Malgré cela, ça ne paye pas vraiment de quoi vivre.

Mis à part quelques mannequins transgenres qui ont réussi à percer au niveau international, il est vrai que la plupart peinent encore à s’offrir de vrais salaires grâce à leur métier. Mais patience : cette nouvelle mouvance, qui vise un brouillage complet entre les genres, s’impose un peu plus chaque jour et semble faire écho chez les créateurs.

Vers une industrie de la mode unisexe ?

Certains jeunes créateurs ont carrément fait de ce non-genre leur ADN. Parmi eux, il faut citer J. W. Anderson, Public School, Teflar Clemens ou encore Hood By Air, véritable chef de file de cette mouvance. À chaque défilé, la marque new-yorkaise fondée par Shayne Oliver crée la fascination et la confusion, tant ses créations et ses modèles font abstraction de toute notion du genre – notamment grâce à Boychild, mannequin fétiche du créateur.

Et la France dans tout ça ?

Mais il n’y a pas que les Américains, les Anglais ou les Suédois qui se revendiquent de cette nouvelle école. En France aussi, des créateurs bousculent les codes et arrachent à la mode son caractère ancestralement binaire, où hommes et femmes sont divisés par la barrière jusqu’alors infranchissable des collections sexuées.

C’est le cas d’AMI, marque enfantée par Alexandre Mattiussi en 2011 et lauréate du Grand Prix de l’ANDAM en 2013 (comme Martin Margiela et Viktor & Wolf avant elle). Bien que ses collections ne soient présentées que dans le cadre des Fashion Weeks hommes, son fondateur l’affirme : les vêtements AMI, créés pour être portés au quotidien, sont également destinés aux femmes.

D’ailleurs, la jeune maison frenchy doit en partie son succès à une petite tribu de personnalités féminines : l’actrice Géraldine Nakache, la journaliste Daphné Bürki ou encore la chanteuse Christine and the Queens, qui portait l’un de ses costumes lors des dernières Victoires de la Musique (dont elle a été sacrée), et dont l’intérêt pour la théorie du genre n’est plus à démontrer. Lors d’une interview pour Konbini, la jeune femme questionnait tout haut :

Est-ce qu’être une fille c’est porter une jupe ? Est-ce qu’être un garçon c’est porter un pantalon ? Est-ce que moi, à un moment, je peux dire que je suis un homme si j’ai l’impression d’être un homme ?

Parmi les partisans d’une ligne de vêtements affranchie de toute notion de sexe, on compte également Andrea Crews, fondée en 2009 par Maroussia Rebecq.

Originellement, nous faisions des pièces qui étaient plus proches de la sculpture que du prêt-à-porter. Elles étaient uniques et destinées à une personne, celui ou celle qui la choisirait : homme ou femme, jeune ou vieux, petit ou gros…, rappelle la créatrice. Aujourd’hui il y a plus d’homme-femme et de femme-homme, les genres se mélangent, on serait plutôt multi-sexe, le style suivra.” 

Cette idée de mode multi-sexe, certains jeunes créateurs français l’ont poussée au maximum, en décidant de ne créer qu’une seule et unique collection, pour femme et pour homme. C’est le cas de Maison Marchand Moustafa, une marque fondée en 2012 par deux femmes : Sophie Moustafa et Iris Marchand. Cette dernière explique :

Le concept d’androgynie était vraiment le point d’origine de la marque. J’ai un physique très androgyne, j’ai fait plusieurs défilés pour les Fashion Weeks homme, je joue beaucoup sur cet équilibre et j’y tiens énormément.
Quand j’étais plus jeune je le vivais très mal, je me forçais à mettre des trucs de filles car on me traitait de garçon manqué, les gens se posaient des questions sur mon genre. Puis j’en ai eu marre, j’ai assumé petit à petit ce côté androgyne, et j’ai commencé à m’habiller comme ça me plaisait.
Le problème qui est alors survenu c’est que chez les mecs, c’était souvent too much. Trop grand. Trop masculin. Je cherchais l’entre-deux. Je voulais mixer les genres, ou les supprimer simplement. Que les gens ne se posent plus la question.

Des initiatives encore trop rares

Iris Marchand le constate : si, en ce début de XXIème siècle, la confusion des genres semble donc avoir gagné du terrain, réduisant les stéréotypes sexuels à des concepts archaïques et désuets, le chemin à parcourir est encore long.
Si l’on prend du recul, les institutions et autres créateurs qui parviennent à s’affranchir des codes classiques et sexués de cette immense industrie, à l’instar de Selfridges, HBA, Andrea Crews ou Maison Marchand Mustafa, ne restent qu’une infime minorité. Notamment dans l’Hexagone. Maroussia Rebecq tient d’ailleurs à le rappeler :

La France capitalise sur son image de Paris-capitale-de-la-création et de son style parisien, chic et intemporel. C’est bien, mais elle est très loin derrière en matière d’innovation.

À l’heure où la question de l’identité sexuelle ne cesse de se poser dans nos sociétés, il est peut-être temps de passer la seconde.

Article co-écrit par Maxime Retailleau et Naomi Clément.