Les Oscars et les Noirs, 80 ans d’histoire orageuse

Les Oscars et les Noirs, 80 ans d’histoire orageuse

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Par Théo Chapuis

Publié le

A la lueur de la polémique “Oscars So White”, Konbini a voulu remonter le fil de l’histoire entre les Noirs et les Oscars. Une relation complexe, faite de hauts et de bas.

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2016 marque la deuxième année consécutive où aucun acteur(trice) noir(e) n’est nommé aux Oscars. A l’annonce des heureux élus nommés cette année, Spike Lee écrivait alors sur Instagram : “Je ne veux pas manquer de respect [à l’institution]… mais comment est-il possible que pour la seconde année consécutive, les 20 concurrents des catégories d’interprétation soient blancs ?” . Si le réalisateur de La 25e Heure n’est pas toujours suivi lorsqu’il souffle sur les braises des polémiques, de nombreuses personnalités et anonymes ont reconnu que l’Académie ne ménageait que peu de place à la diversité – quand elles ne la soupçonnaient pas de faire preuve d’un racisme latent. Ainsi, lancé l’année dernière, #OscarsSoWhite, le hashtag dédié à l’indignation face à l’hégémonie ethnique aux Oscars, a repris des couleurs.

Lupita Nyong’o, oscarisée dans la catégorie “meilleure actrice dans un second rôle” en 2014, a partagé son indignation elle aussi“Je suis déçue du manque de diver­sité dans les nomi­na­tions de cette année […] Je soutiens mes collègues qui appellent au chan­ge­ment”, a écrit la comédienne il y a un mois. Avec Spike Lee (décoré d’un oscar d’honneur en 2015), Will Smith et son épouse Jada Pinkett Smith ont déclaré qu’ils boycotteraient la 88e cérémonie des Oscars. Certains Blancs du milieu, tels George Clooney ou Ricky Gervais, leur apportaient également leur soutien – tout comme Sasha Baron Cohen qui préfère le faire sur le ton de l’humour.

2 911 Oscars pour des Blancs… 36 pour des Noirs

Il faut reconnaître que quelque chose cloche au pays merveilleux de Hollywood : depuis sa création en 1929, la prestigieuse Académie a décerné 36 Oscars à des Afro-américains sur un total de… 2 947 statuettes distribuées – si, si, Francetv info a compté. Sur 87 ans, les Noirs représentent donc 1,2% des oscarisés – une part infime. Ce n’est pas si étonnant lorsqu’on sait que l’Académie, vieille institution aux 5 765 membres anonymes, est encore dominée en 2016 par une écrasante majorité de vieux hommes blancs.

En 2012, le LA Times publiait un article retentissant sur ce point. Le papier révélait que l’Académie était constituée par 94% de Caucasiens et 77% d’hommes. Les Noirs représentent quant à eux environ 2% de l’Académie, tout comme les Latinos. Aussi, l’âge moyen du membre de cette association est de 62 ans et seul 14% du total auraient moins de 50 ans. Avec un tel panel, difficile de faire bouger les lignes en faveur de l’égalité des sexes ou pour une meilleure représentation des minorités.

Un premier Oscar pour un rôle d’esclave

Un peu d’histoire. Le premier Noir à remporter l’illustre statuette est une femme, Hattie McDaniel, pour son second rôle dans le grand succès Autant en emporte le vent, sorti en 1939. Aux côtés de Clark Gable et Vivien Leigh, elle incarne un rôle tristement symbolique, celui de Mama, servante dévouée de la jeune Scarlett O’Hara dans le sud des Etats-Unis.

La 12e cérémonie des Oscars se déroule le 29 février 1940, à l’hôtel Ambassador de Los Angeles. Un problème, et de taille : l’hôtel n’accepte pas les personnes de couleur. Scandale : la toute première cérémonie de l’Académie où une Noire doit être récompensée risque de se dérouler… sans elle. Rien de si surprenant dans l’Amérique ségrégationniste de Roosevelt : après tout, les acteurs noirs du film de Victor Fleming étaient tout simplement interdits de se pointer à la première du film, le 15 décembre 1939, à Atlanta.

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Mais McDaniel a des alliés. En premier lieu, Clark Gable, premier rôle masculin et immense star de l’époque, qui menace de boycotter la cérémonie si elle ne peut s’y rendre. Et c’est finalement grâce à la persuasion du producteur, David O. Selznick, que Hattie obtient la permission exceptionnelle d’assister à la remise des prix. Elle se trouve alors isolée, séparée de l’équipe du film, à une table où seuls son compagnon et son agent siègent. Une place de serviteur. “Oui, c’est bien une actrice noire qui est récompensée d’un Oscar, mais elle est récompensée pour avoir interprété un rôle stéréotypé de Noire : elle joue une esclave soumise, qui un peu d’humour, etc. Ce n’est pas le plus gratifiant”, commente Jean-Michel Frodon, contacté par Konbini.

Pourtant, lorsque vient son tour d’aller chercher sa statuette, elle délivre un discours empreint de dignité, qui fera date :

Il faut attendre près de dix ans pour qu’une statuette soit décernée à un homme noir : un Oscar d’honneur à James Baskett, en 1948, pour son rôle d’Oncle Rémus dans Mélodie du Sud. Le tout premier acteur afro-américain à remporter l’Oscar dans un premier rôle est Sidney Poitier, à l’âge de 37 ans pour sa prestation dans Le Lys des champs de Ralph Nelson en 1963 – après avoir été nommé cinq ans plus tôt à cette même récompense pour le film La Chaîne avec Tony Curtis, une première également. Pour une fois, le Noir n’est ni esclave, ni prisonnier, ni musicien, ni danseur. Cet Oscar sera encore plus symbolique que celui de Mc Daniel, d’après Jean-Michel Frodon :

Par opposition à Hattie McDaniel, sa récompense est plus ambiguë car Sidney Poitier devient alors la figure importante d’une transformation relative : d’une part, en ces temps de lutte pour les droits civiques, il sera attaqué par beaucoup de Noirs, notamment les Black Panthers, qui ne le trouvent pas assez combattif, voire un peu “Oncle Tom”. D’autre part, c’est un acteur qui se sera battu pour changer les choses pour que les acteurs noirs gagnent davantage de respect. C’est sans doute la différence entre révolutionnaires et réformistes.

On peut s’attendre à ce que les choses aient changé ensuite, à ce que les Noirs soient enfin incorporés comme des acteurs de l’industrie du cinéma à part entière, tout comme les Blancs. Mais non. Jean-Michel Frodon le rappelle, avant de changer les modes de représentation au cinéma, il faut changer ceux de la société :

“Une forme de racisme laxiste dominant règnera sur la société américaine jusqu’après la lutte pour les droits civiques. La présence du racisme est encore tellement ancrée dans la société américaine que la question du racisme au cinéma ne se pose même pas à ce moment-là. Il y a donc eu quelques figures noires récompensées, mais c’est l’arbre qui cache la forêt.”

Réformer, oui, mais pas trop quand même

Récemment, plusieurs acteurs noirs ont effectivement été récompensés dans la catégorie reine : Denzel Washington en 1999 (Training Day), Halle Berry en 2002 (A l’ombre de la haine, 2002), Jamie Foxx en 2005 (Ray), Forrest Whitaker en 2006 (Le Dernier Roi d’Ecosse). Quant au film Twelve Years A Slave, réalisé par le cinéaste Steve McQueen, il a été sacré meilleur film en 2014. Une première pour un Noir.

Mais ces avancées se heurtent aujourd’hui à une actualité tragique : le meurtre de Noirs par des policiers blancs. La cause des Noirs américains a été alors défendue par les militants du mouvement #BlackLivesMatter. Certains, comme Kendrick Lamar, lui ont donné une caisse de résonance : le rappeur de Compton écrivait avec le titre “Alright” le véritable hymne du mouvement – et réintroduisait la question du racisme au pays de Rosa Parks dans le hip-hop. Cette question s’est même invitée jusqu’à la sacro-sainte messe du Superbowl et ses références au mouvement Black Panther dans la performance de Beyoncé – artiste jusqu’ici plutôt réservée sur la question raciale.

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Dans ce contexte tendu, également pressée par la polémique #OscarsSoWhite, l’Académie n’a pu faire autrement qu’annoncer une réforme du mode de nomination de ses membres. Celle-ci est supposée favoriser la diversité, faire une plus grande place aux femmes et réduire le nombre de ses membres “à vie”. Mais est-ce suffisant ? Pour Jean-Michel Frodon, pas vraiment :

Je n’y crois pas beaucoup, ça n’a pas grand sens en réalité. Le problème est davantage dans l’industrie du cinéma elle-même que dans le jury des Oscars. En fait, ils ne sont pas massivement en retard : les membres de l’Académie sont un reflet un peu plus conformiste et pas très jeune, alors c’est bien de rajeunir et de diversifier le panel, mais le problème de manque de diversité au cinéma est structurel.

Pourtant, c’est bien la 88e cérémonie des Oscars qui est visée par le scandale. On l’accuse notamment d’avoir snobbé certains films un peu trop “black” qui auraient sans doute pourtant fait office d’honnêtes concurrents, tel Straight Outta Compton et Creed. “Ces deux films sont les deux exemples les plus frappants”, commente Jean-Michel Frodon, pour qui l’année 2015 n’aura pourtant pas été marquée par un chef-d’œuvre centré sur la cause noire.

Pour le critique, s’il ne faut pas minimiser l’impact de la campagne “Oscars So White”, il ne faut pas qu’il occulte les divers soucis de représentations de la société civile par l’industrie du cinéma – dans son ensemble :

Le peu de place que le monde du spectacle accorde à d’autres catégories de personnes que des hommes blancs et hétéros relève d’un problème beaucoup plus général. Le problème de fond, ce n’est pas que les Oscars soient trop blancs, c’est un souci autrement plus vaste de sous-représentation des minorités visibles : les Noirs, les femmes, etc. Même si la polémique “Oscars So White” permet de révéler un certain nombre de choses sur l’état général du cinéma.

Un problème global

L’état général du cinéma ? En France aussi, nous aurions des progrès à faire selon Jean-Michel Frodon. Il estime que “jusqu’à une date très récente, au début des années 2000”, les minorités visibles ont été exclues des écrans comme personnages centraux, comme acteurs de premier plan, comme grands réalisateurs :

“On pourrait dresser une liste avec la reconnaissance d’Abdellatif Kechiche, des acteurs du film Indigènes de Rachid Bouchareb, de Roschdy Zem. Or, on surmontera le problème lorsqu’on arrêtera de citer une liste et que ça devienne normal qu’ils fassent partie du paysage du cinéma. On arrêtera alors d’en citer 4 ou 5 pour dissimuler une indifférence plus générale.”

De Hollywood à Paris, même combat : le cinéma doit mieux représenter la société dans laquelle il s’incrit. Et pour conclure, on ne résiste pas à citer Omar Sy, qui s’exprimait ainsi dans Télérama du 30 janvier 2016 :

L’avancée est très faible quant à la place des Noirs sur la scène artistique. Pas seulement des Noirs. Aujourd’hui, le monde de la culture et des arts ne représente pas du tout le pays dans sa diversité. Le système américain des quotas est peut-être une solution, mais il ne pourra pas nous dispenser d’un véritable travail sur nous-mêmes. Nous en sommes tout à fait capables.