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Mathieu Kassovitz, 20 ans après La Haine : “Je n’aurais pas pu faire ce film aujourd’hui”

Mathieu Kassovitz, 20 ans après La Haine : “Je n’aurais pas pu faire ce film aujourd’hui”

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Par Inès Bouchareb

Publié le

Cette année, nous célébrions les vingt ans de la sortie de La Haine, incontournable portrait d’une jeunesse française révoltée. À cette occasion, nous avons rencontré son réalisateur, Mathieu Kassovitz, pour lui parler de son film culte, son éventuelle suite et de sa vision de la France d’aujourd’hui.

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Vingt ans après sa sortie, La Haine reste le portrait d’un certain malaise français, et résonne avec toujours autant de justesse. Ce film est indéniablement devenu culte. Alors que les problèmes soulevés dans La Haine ne semblent pas avoir trouvé de solution en 2015, nous avons rencontré le réalisateur Mathieu Kassovitz, à Paris, venu présenter le film à l’occasion d’une projection anniversaire au cinéma les Fauvettes dans le cadre du Première cinéma club.

Entre violence des cités, radicalisation terroriste, commémoration de la mort de Zyed et Bouna et vide politique dans le cinéma français, Kassovitz se livre à sa manière : crue, sans langue de bois… et nous explique pourquoi il ne donnera pas de suite à La Haine.

K | Vingt années se sont écoulées depuis la sortie de La Haine. Pourquoi célèbre-t-on la sortie de ce film ?

Mathieu Kassovitz Parce qu’il a malheureusement prédit des choses dont nous sommes témoins aujourd’hui et qui font écho au film. “L’important c’est pas la chute, c’est l’atterrissage”, c’est toujours d’actualité ! On l’avait dit dans le film : si l’on ne respecte pas ces mômes-là, un jour ils nous manqueront de respect en retour. C’est exactement ce qu’il se passe aujourd’hui. On a perdu une génération qu’on n’a pas respectée, à laquelle on n’a pas fait attention.

“Ce sont malheureusement des sonnettes d’alarme qu’on a tirées il y a vingt ans”

Quand je vois les évènements du 13 novembre, j’entends cette mauvaise blague de “C’est l’histoire d’une société qui tombe”. Ce que dépeint La Haine n’a pas un rapport direct avec ces attentats, mais ce sont malheureusement des sonnettes d’alarme qu’on a tirées il y a vingt ans.

Un gamin de 2015 qui regarde La Haine en tire-t-il le même message qu’un gamin de 1995 ? 

Non, je ne pense pas. Beaucoup voient La Haine comme une comédie. À l’époque, les gens se sentaient plus impliqués, avec le contexte historique, politique et social des années 90. Ils pouvaient communiquer avec le film comme avec une actualité. Aujourd’hui, les mômes réagissent aux bonnes blagues et aux bonnes répliques. Ce qui reste, c’est le fond d’injustice sociale et d’affrontement entre les classes du bas et du haut.

Vous l’auriez tourné différemment en 2015 ?

Non, parce que je ne l’aurais pas tourné. Cela aurait été impossible de faire ce film-là aujourd’hui. Les violences policières, ce n’est plus le sujet. On a des problèmes plus graves, des problèmes de fond. Pour La Haine, je me suis juste servi du sujet de la violence policière pour parler de respect et d’affrontement entre deux types de sociétés. De nos jours, on ne pourrait plus se servir de ce symbole-là pour raconter cette histoire. On ne peut plus raconter l’histoires de trois mômes à qui il n’arrive rien et qui ont des problèmes avec la police. 

Cette année, on a commémoré les 10 ans d’un drame, celui de Zyed Benna et Bouna Traoré. Ça aurait pu être une porte d’entrée vers un nouveau film ?

Non. L’histoire qui m’a inspiré La Haine, c’est celle de Makomé M’Bowolé, l’histoire d’un garçon qui s’est fait tirer une balle dans la tête alors qu’il était enchaîné dans un commissariat. L’histoire de Zyed et Bouna, malheureusement, c’est de la négligence professionnelle de la part de la police. C’est pas des policiers qui sont allés tuer des enfants, c’est pas du tout la même chose ! Je ne parle pas de l’imbécilité ou de l’idiotie de ces flics, qui n’ont pas voulu leur mort. Moi, je parle de flics qui voulaient tuer des mômes. À l’époque, il y avait des bavures policières tout le temps.

Même si le monde a changé, vous aviez déclaré vouloir réaliser une suite à La Haine juste après les attentats de Charlie Hebdo

Oui, j’ai dit ça. Et puis après je me suis rendu compte que c’était un domaine dans lequel il n’y avait rien à dire. Les infos disent tout et font très bien le travail. On ne peut pas faire de cinéma avec ça.

“Aujourd’hui si tu parles de banlieue et de djihadisme, il n’y a rien de rigolo”

Et puis il y a Nicolas Boukhrief qui doit sortir son film Made in France. D’ailleurs, on ne sait pas si ça sortira, justement. Ce sont des sujets, oui, mais c’est impossible d’en faire une comédie. La Haine, c’est une comédie et c’est pour ça que ça a marché. Tu rigoles tout le temps ! Si ce n’était pas drôle, les gens ne seraient pas allés voir le film. Aujourd’hui si tu parles de banlieue et de djihadisme, il n’y a rien de rigolo.

Donc après le 13 novembre, vous n’avez pas eu d’envie artistique ?

J’ai envie de régler les problèmes dans la rue plutôt qu’au cinéma, qui a beaucoup moins d’importance qu’à l’époque. Le film que j’ai envie de faire aujourd’hui ne sortirait jamais au cinéma, il serait trop agressif. Il parlerait de toutes les violences.

“C’est pas parce que j’ai fait un film qui a plu que j’ai une vocation”

Mais globalement aujourd’hui j’ai pas envie. J’ai pas de film à faire. J’ai pas besoin de faire de film, je gagne beaucoup mieux ma vie en étant acteur. Moi je suis bien à la maison, je fais de la PlayStation et quand les gens me disent que je devrais faire un film je réponds que j’ai autre chose à foutre. C’est pas parce que j’ai fait un film qui a plu que j’ai une vocation. 

Vous dites que les informations ont pris la place du divertissement. Vous constatez un vide politique dans le cinéma français aujourd’hui ?

Il n’y a pas de politique dans le cinéma, tout simplement parce qu’il n’y a pas de spectateur pour ça. J’ai fait un film qui est certainement un des films les plus politiques du cinéma français, L’Ordre et la morale, et il n’a fait que 150 000 entrées. Personne n’est allé le voir. Ce sont pourtant des évènements qui se sont passés il n’y a pas si longtemps que ça, et si ça n’a pas marché, c’est parce que c’est une histoire avec des Noirs. Ça n’intéresse personne, les Noirs.

Pour revenir à la jeunesse française en révolte, voilà il y a un mois, des jeunes qui voulaient manifester après les tueries en ont été empêchés à cause de l’état d’urgence. Quel est votre point de vue là-dessus ? 

Si j’étais responsable de la sécurité des Français, j’interdirais ces manifestations. Pas par peur que ça dégénère, mais parce qu’un autre attentat peut être perpétré. Maintenant, attentats ou pas, est-ce qu’on laisse les gens s’exprimer… je ne sais pas.

“Ils prennent les gens pour des cons”

Et puis la COP21 c’est de la merde ! De la branlette ! Ils prennent les gens pour des cons. De la même façon que quand tu regardes un pub pour des médicaments pour adultes, on te montres des dessins animés pour enfants. Ils pensent de manière générale que les gens sont des cons… S’il n’ y a pas de public pour le cinéma politique, c’est qu’il n’y a pas de cinéma politique pour éduquer le public.

Comment on change ça, alors ? 

Faut faire de bons films. Et puis on n’est pas un pays de cinéma assez grand. Aux Etats-Unis, si tu veux faire un film avec trois millions de dollars, tu es sûr de rentrer dans tes frais. En plus c’est en anglais, donc tu peux le vendre à l’étranger. Alors qu’en France tu dois faire un film en français, sinon tu n’as pas les aides nationales. C’est impossible à exporter, sauf au Benelux. Tu réduis ta capacité de remboursement et t’es quasiment sûr de pas l’avoir.

Donc s’il y a un vide politique dans le cinéma français, c’est à cause du financement des films français ?

Non, c’est naturel. Faut pas se plaindre de ça. On fait des films en français, on préserve la langue française. Mais à partir de là, les gens prennent de moins en moins de risques et font des comédies. Quand j’ai tourné L’Ordre et la morale, les producteurs ont dit après la sortie “On ne finance plus ce genre de films”. C’est des financiers : s’ils investissent un million, ils veulent récupérer un million cinq.

Et pourtant La Haine est un succès international. À quoi l’attribuez-vous ?

Parce qu’on parle du hip-hop et d’un problème social qui était reconnu dans le monde entier à ce moment-là. Tous les mômes de l’Italie et au Mexique s’y reconnaissaient.

Les problèmes d’aujourd’hui en France sont moins universels ? 

“Aujourd’hui c’est les jeunes contre les jeunes”

Ce n’est pas la même chose. On parlait d’un truc symbolique : les jeunes contre la police. Aujourd’hui c’est les jeunes contre les jeunes.


Si on parle de radicalisation religieuse et de terrorisme, n’est-ce pas un problème pour d’autres États aussi ?

Non, parce que ne pas s’intégrer à une culture, ce n’est pas la même chose que ne pas s’intégrer à la culture française. On peut pas rendre universel le problème français avec les musulmans. C’est un problème très spécifique, les musulmans en France. Les Américains et les Anglais n’ont pas le même problème, pas du tout.

“Les mômes qui font les conneries aujourd’hui, qu’ils aillent se faire foutre”

Les trois mômes de La Haine, pour en faire des gamins qu’on aime et dont on pleure la mort, c’est un gros travail. Moi je les connais, c’était des potes. Maintenant les mômes qui font les conneries aujourd’hui, qu’ils aillent se faire foutre ! Je ne les connais pas, donc je ne peux pas parler d’eux. D’ailleurs je n’ai pas du tout envie d’en parler.

À une époque on pouvait encore voir une certaine beauté dans la violence mais aujourd’hui je ne peux plus excuser ces gens-là. J’ai toujours excusé les casseurs, les gens qui se battaient contre le système… Mais là, c’est plus possible. Je ne vois pas en quoi on peut relever la jeunesse des quartiers en montrant la merde dans laquelle ils sont aujourd’hui. 


En vingt ans, c’est devenu pire “la merde dans les quartiers” ?

“C’est la faute de personne et de tout le monde à la fois”

Ce connard de Coulibaly qui a fait le massacre à l’HyperCacher, il existe une interview de lui qui dit qu’il est heureux et fier de rencontre le président Nicolas Sarkozy. Il explique qu’il a de la chance de pouvoir s’exprimer, qu’il espère qu’il va lui trouver du travail et qu’il pourra avoir juste une petit carrière pour pouvoir vivre sa vie. Il dit très clairement qu’il respecte le système français et le président. Comment en deux ans est-ce que ce mec a pu passer d’un mec respectable et respectueux à un mec qui va tuer des gens et des enfants ? C’est la faute de personne et de tout le monde à la fois.

Et ce portrait d’Amedy Coulibaly, vous ne pensez pas que ça vaille une œuvre cinématographique ?

Non, le schéma n’est pas cinématographique. Un mec qui est déçu par le système et qui tombe entre les mains de radicalistes, je ne vois pas l’intérêt de raconter sa vie. Il part, il s’entraîne, il revient et il tire sur la foule. Qu’est ce que tu apportes aux gens à montrer ça ? On a ça dans les news tous les jours ! Ça t’intéresse de raconter les 24 heures qui précèdent la fin ? Non, c’est des débiles mentaux, point. Si tu passes une heure à raconter leur vie, t’es obligé de les aimer. Je ne peux pas.

“J’ai pas du tout envie de faire exister ces gens-là”

Dès que tu parles d’eux, tu les excuses, tu les justifies, tu leurs donnes de la substance. C’est comme les journalistes qui parlent de Marine Le Pen tout le temps. Même si t’en parles en mal, tu la fais exister. J’ai pas du tout envie de faire exister ces gens-là.


Vous parlez de Marine Le Pen mais vous ne votez pas. Pourquoi ?

Parce que je ne me sens pas en démocratie tant que je ne peux pas être représenté complètement par le vote. Et tant que le vote blanc n’est pas représenté je ne me sens pas en démocratie. Je ne veux pas voter par déni ou contre quelqu’un. J’aimerais voter par admiration et conviction pure et dure et j’ai voté une seule fois dans ma vie : c’était en 1988 pour Mitterrand.

En 1981 j’avais 14 ans et il y avait toutes les roses dans la rue et on trouvait ça magnifique. En 1988, Malik Oussekine était déjà mort et Charles Pasqua envoyait les voltigeurs dans la rue, il y avait des émeutes tout le temps. Mais j’ai voté en 1988 pour Mitterrand. Entre 1992 et 1995 je fais La Haine et après je vois que tous ces socialistes ont fait pire que les autres, alors j’ai pas envie de voter.

A quoi est-ce dû, selon vous ?

Le problème du parti politique et du politicien c’est pas sa conviction personnelle mais la machine à laquelle il est obligé de faire face pour pouvoir faire passer ses idées. À partir du moment où la machine elle-même ne fonctionne pas correctement, tu ne peux pas travailler dans ce système.

Les politiciens, ils sont obligés de sucer des bites et de se faire enculer

Demande aux flics ! Moi j’adore leur parler, ils viennent avec une vraie conviction de justice au bout d’un an, maltraités par leurs supérieurs, sous-payés, quand tu te fais cracher dessus dans la rue et que t’as pas de soutien psychologique, forcément tu deviens un gros con ! Les politiciens c’est la même chose : ils sont obligés de sucer des bites et de se faire enculer. C’est juste pas possible.

Propos recueillis par Inès Bouchareb et Theo Chapuis