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François Ozon, réalisateur de Frantz : “Même les mensonges peuvent être heureux”

François Ozon, réalisateur de Frantz : “Même les mensonges peuvent être heureux”

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Par Charles Carrot

Publié le

Avant la sortie du joli Frantz avec Pierre Niney le mercredi 7 septembre, on a eu la chance de rencontrer son réalisateur, l’éminent François Ozon.

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Peu de temps après la fin de la Pierre Guerre mondiale, un jeune Français, Adrien (Pierre Niney), se rend sur la tombe d’un soldat allemand tombé au front, dans sa ville natale. Il y est surpris par la famille de celui-ci et notamment par sa veuve, Anna (Paula Beer). Expliquant avoir bien connu ce soldat francophile, Frantz, avant la guerre, Adrien provoque néanmoins par sa venue de violentes réactions dans ce coin de l’Allemagne meurtri par le conflit et la défaite…

Après Jeune & Jolie et Une nouvelle amie, le dernier long métrage de François Ozon change totalement d’ambiance et de décor, et c’est une réussite : film d’époque en noir et blanc d’une admirable élégance formelle et intelligemment composé, Frantz est beau, touchant et beaucoup plus imprévisible qu’il n’y paraît de prime abord. Si l’on n’échappe pas à quelques dialogues un peu trop lyriques pour être honnêtes (comme ce “Ma seule blessure, c’est Frantz”, entendu dans la bande-annonce), le film dépeint bien la complexité des relations franco-allemandes dans l’entre-deux-guerres, à l’échelle des individus, avec une vraie science du retournement de situation. Porté par un casting d’acteurs impeccables et tout en retenue, l’Allemande Paula Beer en tête (même si Pierre Niney ne démérite pas), Frantz fait partie des meilleures surprises de cette rentrée cinéma.

Mais d’où vient l’idée de base du film ? Pourquoi la Première Guerre mondiale ? Pourquoi le noir et blanc ? En plus d’un Supercut pour parler en vidéo de ses influences cinématographiques générales, on a eu la chance de pouvoir discuter un peu avec François Ozon au sujet de Frantz, et il nous a chaleureusement expliqué ses intentions.

Konbini | Qu’est-ce qui vous a donné envie de réaliser un film d’époque comme Frantz ? De quelle manière avez-vous appréhendé la reconstitution de cette période post Première Guerre mondiale ?

François Ozon | En fait je n’ai pas du tout voulu faire un film historique initialement : j’ai d’abord voulu faire un film sur le mensonge et le secret. Ensuite, je me suis dit que ce thème prendrait plus de force dans un cadre dramatique. Et après, en choisissant un contexte proche de la Première Guerre mondiale, qui est une période de deuil, de souffrance, avec des millions de morts partout en Europe et dans le monde… je me disais que ce thème allait prendre encore plus de force.

Donc dans un second temps, je me suis renseigné sur la période, sur la reconstitution… Ce qui est bien c’est qu’il y a énormément de documents. C’est plus facile que pour d’autres périodes où les archives sont nettement moins fournies.

Vous vouliez faire un film autour du secret… avant même de penser à adapter la pièce de Maurice Rostand dont est tirée l’intrigue de Frantz ?

Oui. Quand j’ai découvert la pièce de Maurice Rostand, j’ai aimé le point de départ, l’histoire de ce jeune Français qui vient déposer des roses sur la tombe d’un soldat allemand. Mais très vite, je me suis rendu compte qu’Ernst Lubitsch [un brillant réalisateur germano-américain, ndlr] l’avait lui-même adaptée dans les années 1930, et ça m’a un peu découragé. Et puis finalement, en voyant le film, j’ai compris que ce qui m’intéressait personnellement, c’était le point de vue allemand. C’était le côté de la jeune fille, le mystère de l’arrivée de ce jeune garçon français, le fait qu’on ne sache pas pourquoi il est là.

Du coup, j’ai beaucoup transformé le texte original. Et puis le gros changement aussi, c’est que Lubitsch a fait son film dans les années 1930, et il ne savait pas que la Seconde Guerre mondiale arrivait… Je trouve que cela change profondément la perspective de l’histoire.

Dans quelle mesure l’ombre de la Seconde Guerre mondiale se ressent dans Frantz ? Je ne l’avais pas remarquée…

C’est surtout par rapport au film de Lubitsch ! Avec notre regard d’aujourd’hui, il se termine d’une manière qui peut paraître un peu ironique, un peu naïve… Adrien est intégré dans la famille, tout va bien, ils vont se marier, happy end. Lubitsch veut croire en la réconciliation franco-allemande, c’est un film extrêmement pacifiste, humaniste… Mais quand on sait que la Seconde Guerre mondiale arrive, cela paraît un peu improbable.

Dans Frantz, je voulais que l’on sente beaucoup plus les tensions, le nationalisme de chaque côté de la frontière. Et surtout, la signature du traité de Versailles, l’humiliation des Allemands… puis la montée du nazisme. Laquelle n’est évidemment pas vraiment traitée dans mon film, mais dont on trouve déjà les germes au lendemain de la Première Guerre mondiale.

[SPOILERS dans les deux questions suivantes]

Dans Frantz, vous ajoutez donc un nouvel acte qui n’est pas présent dans la pièce ou le film de Lubitsch, et qui crée un important retournement de situation… Est-ce que cela partait d’une volonté de surprendre le spectateur, de déjouer ses attentes ?

Non, pas vraiment : cela vient d’une volonté de construire le film en miroir. Le personnage d’Adrien fait le voyage vers l’Allemagne, et pour moi il était important que le personnage d’Anna fasse le voyage vers la France. Qu’il y ait une forme de traversée des apparences, et que pour Anna il y ait une forme de désillusion. Elle pense avoir rencontré le prince charmant, et finalement le prince n’est pas si charmant, et son royaume ne l’est pas non plus. Je voulais que le personnage d’Anna en vienne à s’émanciper en faisant ce voyage à travers la France, en découvrant Adrien dans sa vie, dans son quotidien, dans son contexte.

Est-ce qu’il y a une forme de lâcheté dans le comportement d’Adrien, dans ses mensonges ?

Oui, mais je pense qu’elle est compréhensible : Adrien a vécu la guerre dans sa chair, Anna et lui sont tous deux des victimes du conflit, d’une manière différente. Adrien a connu le champ de bataille, il a sans doute vu des choses atroces, il a dû faire des choses atroces. Donc sa possibilité de résilience est encore plus compliquée que pour Anna, qui a vécu la guerre de l’extérieur — d’autant qu’elle s’est surtout passée sur le territoire français. Bien évidemment, elle a perdu Frantz, mais il y a un désir de vie plus fort chez elle, alors qu’on trouve quelque chose d’un peu morbide chez Adrien. Si vous vous penchez sur les témoignages des Poilus qui sont rentrés du front, ils sont tous traumatisés, il y en a énormément qui finissent dans les hôpitaux psychiatriques…

Donc si on remet le personnage dans son contexte, il est compréhensible. Je ne crois pas qu’il soit lâche, je pense qu’il est plutôt… désynchronisé par rapport à Anna. Je pense qu’Anna, d’une certaine manière, comprend plus vite les choses et veut s’en sortir, elle veut vivre. Lui ne sait pas trop, et quand il lui dit de rester à la fin du film, c’est trop tard, elle s’est extirpée de toute cette histoire.

[FIN DES SPOILERS]

C’était un défi, de réaliser la moitié du film en allemand ?

C’était un plaisir en fait, parce que j’aime beaucoup l’allemand. C’est la première langue que j’ai appris à l’école, et j’étais très excité par l’idée. J’avais déjà fait un film sur l’Allemagne, mais tourné avec des acteurs français, Gouttes d’eau sur pierres brûlantes [d’après une pièce de Rainer Werner Fassbinder, sorti en 2000]. Cette fois c’était vraiment important pour l’histoire de jouer avec des Allemands, et j’étais ravi. En plus les acteurs allemands sont très bons, donc il n’y avait pas de problème.

Justement, comment vous avez trouvé Paula Beer, l’actrice qui joue Anna ? C’est elle qui porte véritablement le film…

J’ai fait un casting, j’ai rencontré plein de jeunes Allemandes qui parlaient français. Très vite, Paula, qui avait vingt ans, m’a semblé correspondre exactement au personnage. Donc je lui ai demandé de venir à Paris, on a fait des essais avec Pierre [Niney], et l’alchimie entre eux a tout de suite très bien fonctionné.

Dans Frantz, les sentiments sont très intériorisés, refoulés, tout est dans les regards et les non-dits… C’est quelque chose qui vous intéressait davantage que des formes d’expression plus démonstratives ?

Eh bien… C’est un film sur le secret, sur des émotions qui ont effectivement du mal à s’exprimer. Il y a une complexité dans toutes ces émotions, les personnages se posent des questions morales et se trouvent face à des dilemmes cornéliens : est-ce que je dis ceci ou cela, est-ce que je risque de faire du mal autour de moi… Ils sont traversés par des questions existentielles, donc ce qui était intéressant, c’était de montrer ces luttes intérieures.

Après, il y a aussi la barrière de la langue : Adrien débarque en Allemagne, il parle un peu allemand mais je pense que s’il le parlait couramment, les choses se seraient passées différemment pour lui. J’avais cette volonté de montrer que les gens sont un peu “empêchés”.

Vu son déroulement, le film est-il conçu comme une histoire d’amour ou comme son contraire ?

Je pense que c’est une histoire d’amour contrarié. Mais la plupart des histoires d’amour le sont… On est souvent amoureux de la mauvaise personne, au mauvais moment… Il y a toujours des problèmes, non ?

Que vaut l’allemand de Pierre Niney ?

Oh il est très bon ! Il faut demander à des Allemands… Non, je plaisante. Il ne parlait pas du tout allemand au départ, il a fait anglais et espagnol à l’école, donc c’était un vrai défi pour lui. Ce qu’on a fait au début, c’est… J’avais un traducteur allemand et je lui ai demandé d’enregistrer tous les textes de Pierre pour qu’il les ait dans l’oreille. Or le traducteur avait une voix très allemande, comme on peut imaginer, un peu autoritaire, un peu agressive, et il articulait tout très fort.

Pierre quand il a entendu ça il m’a dit “Attends, je vais pas pouvoir écouter la voix de ce mec pour apprendre mon texte”, donc il a demandé à Paula de lui enregistrer tous ses dialogues. Du coup, il écoutait la voix de Paula, qui est charmante et qui lui donnait en plus les bonnes intonations. Il a appris ainsi phonétiquement chaque dialogue.

La peinture et la musique prennent une place vraiment importante dans Frantz — même l’affiche ressemble à un tableau. Pourquoi avoir profondément lié ces aspects au scénario du film ?

Pour moi, il me semblait évident que ce qui pouvait unir les deux peuples de la France et de l’Allemagne, c’était l’art, la culture, l’éducation. Il y avait donc la connaissance de la langue de l’autre, mais aussi la peinture : ce tableau de Manet [présenté dans le film], la musique avec Chopin et la littérature avec les poèmes. C’était cela qui réunissait le couple potentiel Adrien-Frantz.

Était-ce une référence au film de Lubitsch de tourner le film en noir et blanc ?

Non. Le noir et blanc n’était pas mon choix premier : au début je devais tourner le film en couleur. Mais dès qu’on a fait les repérages, en ex-Allemagne de l’Est, je me suis dit que ce serait plus fort si c’était en noir et blanc. Que ce serait paradoxalement plus “réaliste” — parce que toute notre mémoire de cette époque est en noir et blanc. Toutes les archives, tous les documents… On a l’impression que cette guerre s’est déroulée en monochrome. Cela me semblait le meilleur moyen d’intégrer le spectateur dans l’histoire, de ramener plus de réalisme et de vérité.

Du coup, votre utilisation occasionnelle de la couleur dans le film est un peu surprenante : on pense initialement qu’elle fait référence à des souvenirs heureux… et finalement ce n’est pas le cas…

[Plaisantant à moitié] Si, c’est heureux : même les mensonges peuvent être heureux.

Il y a cette scène dramatique dans les tranchées, qui est en couleur…

Est-ce que ce n’est pas une scène heureuse, finalement ? C’est une scène de coup de foudre ! [Rires.]

Mais comment avez-vous décidé de tourner certaines scènes comme celle-ci en couleur, plutôt que d’autres ?

Pas de manière rationnelle, en tout cas [rires]. Pas de manière logique, au grand dam de mes producteurs, qui auraient voulu que les choses soient un peu plus claires. Je voulais que ce soit sensoriel. Je ne voulais pas m’interdire la couleur, je voulais pouvoir en mettre à certains moments si je trouvais que cela fonctionnait, sans formule. Et effectivement, les gens sont un peu déstabilisés, mais c’est bien parfois de déstabiliser le spectateur, de le faire s’interroger sur ce choix.

Pour moi, la couleur c’était quand il y avait de la vie, de manière générale, et quand il y avait une présence de Frantz. Quand il revenait d’entre les morts, un peu comme un fantôme. Au lieu de le traiter comme un esprit en noir et blanc, je trouvais intéressant qu’il y ait de la couleur.

Êtes-vous nostalgique d’un certain “âge d’or” du cinéma ?

Je ne suis pas… nostalgique, mais c’est vrai que j’ai un amour particulier pour les cinéastes de langue allemande qui ont émigré dans les années 1930 et 1940 à Hollywood, et qui ont fait pour moi le plus grand cinéma hollywoodien. Ernst Lubitsch, Billy Wilder, Douglas Sirk, Fritz Lang… Tous ces cinéastes qui ont fui le nazisme parce qu’ils étaient juifs ou opposants au régime, et qui ont nourri le cinéma américain.

Après Frantz, quelles thématiques avez-vous envie d’explorer à l’avenir ? Est-ce que ce film est annonciateur d’autres projets internationaux ?

Le prochain sera très français. Mais comme je me suis rendu compte que Frantz était mon film le plus chaste, le prochain sera très érotique. Enfin, plus sexuel, je dirais. Il sera moins chaste.

Les thèmes de vos films étant très variés jusqu’ici, est-ce qu’il y a un genre cinématographique que vous n’explorerez jamais ?

Eh bien… Je ne sais pas. Je n’aurais jamais cru que je ferais un film sur la guerre, mais je l’ai fait. A priori, mon goût personnel ne m’amène pas vers la science-fiction, mais bon. En même temps je n’ai pas envie de m’interdire quoi que ce soit. Peut-être qu’un jour je me retrouverai à faire un blockbuster dans l’espace… Pourquoi pas !