Frédéric Beigbeder : “J’essaie de cracher dans la soupe le plus violemment possible”

Frédéric Beigbeder : “J’essaie de cracher dans la soupe le plus violemment possible”

photo de profil

Par Charles Carrot

Publié le

Pour la sortie de L’Idéal, son second film en tant que réalisateur, on a pu discuter avec Frédéric Beigbeder de ses intentions et de ses paradoxes. On attendait de la punchlineon a eu du Baudelaire.

À voir aussi sur Konbini

C’est ce mercredi 15 juin que sort L’Idéal en salles : suite plus ou moins directe des aventures d’Octave Parango dans 99 francs (sans Jan Kounen et Jean Dujardin), il s’agit du second long métrage réalisé par Frédéric Beigbeder lui-même après L’Amour dure trois ans, et de la seconde adaptation par lui-même d’un de ses romans (ici Au secours pardon). Reprenant sa collaboration avec l’auteur, Gaspard Proust y campe l’ex-publicitaire reconverti en “model scout”, métier consistant à repérer des mannequins potentiels et à leur promettre monts et merveilles, en échange d’une généreuse commission des agences de top-modèles. Octave Parango est tiré de sa tranquille routine luxurieuse (femmes, alcool et drogues) par un scandale à L’Idéal, numéro un de l’industrie des produits beauté : il n’a que quelques jours pour leur trouver une nouvelle égérie…

On se demandait ce qui avait motivé Frédéric Beigbeder à réaliser un tel film, neuf ans après la sortie de 99 francs. Donc, on lui a posé quelques questions : sur lui, sur ses intentions et ce paradoxe qu’il cultive avec ses critiques récurrentes de phénomènes auxquels il participe, d’une certaine manière (on pense forcément à la représentation de la femme). Via son passage amusant dans les Recettes pompettes et la récente couverture de son magazine, Lui, dédiée à Audrey Fleurot (l’actrice principale de L’Idéal), l’auteur a prouvé qu’il possède toujours un talent de communicant et un certain sens de la punchline qui tache. Qu’il a confirmé lors de notre rencontre.

Konbini | Qui est Frédéric Beigbeder en 2016 ?

Frédéric Beigbeder | Oh là là… J’aimerais bien connaître la réponse à votre question. Je continue justement d’écrire des choses parce que j’essaie de savoir qui je suis. Les fictions, qu’elles soient romanesques ou cinématographiques, m’aident à essayer de cerner mes contradictions. À mûrir. J’ai beaucoup de mal.

L’Idéal, c’est un film qui parle de la Russie d’aujourd’hui, de la France ? Ou c’est plutôt une fable ?

C’est une satire. C’est une tentative de ricaner de choses très graves : la dictature de la beauté, l’oppression capitaliste… Ce sont des questions très profondes et, en même temps, le but c’est de se marrer avec tout ça. Est-ce que ça parle de la France, de la Russie ? Oui, ça se passe dans ces deux pays, Ddonc ça en parle.

Vous avez ressenti le besoin de mettre à jour des choses par rapport à votre roman, Au secours pardon, en le transposant au cinéma ?

Oui, dans le film il y a beaucoup d’éléments nouveaux, les réseaux sociaux, l’Apple Watch, de nouvelles chaînes de TV… En réalité, ce que je dénonçais dans le roman – à savoir la frénésie de la mode, de la consommation, de la beauté éphémère, toute cette idolâtrie – n’a fait que s’aggraver depuis dix ans. Du coup, j’ai dû beaucoup moderniser le livre, qui n’était pourtant sorti qu’en 2007.

Quelles ont été vos sources d’inspiration pour cette histoire-là ? 99 francs s’appuyait beaucoup sur votre propre expérience, est-ce autant le cas pour Au secours pardon et donc pour L’Idéal ?

Peut-être un peu indirectement : je suis aujourd’hui directeur de la rédaction d’un magazine [Lui, ndlr] où il y a beaucoup de photos de mode, dénudées, très sexy. Je ne suis pas vraiment sorti de ce métier-là. Donc, là encore, j’essaie de cracher dans la soupe le plus violemment possible. Pour être enfin débarrassé.

“C’est merveilleux de dénoncer des choses en étant ‘propre’ soi-même, mais je n’y arrive pas. Je dénonce des choses de l’intérieur”

C’est un peu paradoxal cette volonté de critiquer chaque métier que vous exercez…

Il y a un poème de Baudelaire, que je peux vous réciter, qui m’intéresse par sa complexité :

“Je suis la plaie et le couteau
Je suis le soufflet et la joue
Je suis les membres et la roue
Et la victime, et le bourreau”

Et voilà. C’est merveilleux de dénoncer des choses en étant “propre” soi-même, mais je n’y arrive pas. Je dénonce des choses de l’intérieur, en étant dans un système et prisonnier de celui-ci. J’essaie quand même de montrer ce qui me révolte, ce qui me choque, ce qui me déplaît… Mais c’est pour déconner ! Je ne suis pas un chevalier blanc, je n’aime pas la pureté. C’est d’ailleurs le titre du dernier livre de Jonathan Franzen, Purity. Comme lui, je trouve que la pureté est effrayante. Et que mes contradictions sont aussi les vôtres, celles de tous ceux qui vivent dans une société occidentale.

Vous n’avez pas peur d’être accusé de ne jamais “assumer” quoi que ce soit ?

Comment faire pour assumer, expliquez-moi… ? Qu’est-ce que je devrais faire pour qu’on dise que j’assume ? Je devrais démissionner de tous mes métiers et disparaître comme Octave, au bord d’un lac, dans une forêt lointaine ?
Je trouve ça très intéressant de s’autocritiquer. Quand on n’aime pas une situation, il y a deux solutions. L’une d’entre elles consiste à foutre le camp, l’autre c’est de se moquer de soi-même. Pour le moment je n’ai pas foutu le camp.

Qu’est-ce que l’auteur Frédéric Beigbeder cherche à raconter dans ses histoires ?

Ce qui m’intéresse, moi, quand je lis quelque chose ou que je vais au cinéma, ce sont les émotions. J’aime le rire, les larmes, la colère… Être énervé, emporté, admirer des paysages. J’espère avoir réussi à montrer le parcours d’un type qui est un connard au début, et qui s’humanise progressivement. Que l’on voie des trajectoires, et que l’ensemble du film décrive un peu notre époque.

L’Idéal est-il vraiment une suite de 99 francs, ou est-ce plutôt une forme de remake ?

Ce n’est pas faux… Oui, à chaque fois, dans un secteur différent, Octave nous explique d’abord son métier. Puis, il est de plus en plus énervé, avant de se révolter. Cela pourrait être une sorte de mélange de James Bond et d’Edward Snowden, si vous voulez. Un personnage qui, chaque fois, traverse des endroits et finit par faire tout exploser.

C’est quoi le plus difficile dans le métier de réalisateur ? Y a-t-il une chose qui vous fait regretter de ne pas avoir fait d’études de cinéma ?

Évidemment, si j’arrive à faire du cinéma sans avoir fait d’études de cinéma, c’est un peu embêtant pour ces écoles de cinéma. Ce que je n’ai pas, c’est une formation technique. Je ne connais pas les noms des caméras, je sais juste qu’on a tourné celui-ci avec une Alexa, et un peu des Canon, mais c’est tout.
Autrement, je pense que si on s’entend bien avec son directeur de la photographie, son chef déco, sa costumière et l’ingénieur du son, comme tout le monde se parle, on arrive tout à fait à faire du cinéma. C’est ce que j’ai fait.

Et puis, après avoir été rédacteur dans la pub pendant dix ans, après vingt ans de télé… Je crois que j’ai quand même une petite habitude des plateaux. Mais je n’ai fait aucune étude de cinéma. Peut-être que les meilleures études de cinéma, c’est d’aller au cinéma. D’y aller beaucoup, beaucoup, beaucoup, et pas seulement pour voir des films contemporains. Dans L’Idéal, je fais des allusions à beaucoup de films anciens…

Lesquels par exemple ?

Eh bien, il me semble qu’on voit très clairement des références au Docteur Folamour, à Fellini dans la scène de la fête… J’ai placé des allusions à toutes les grandes satires. Il y a par exemple un plan avec la caméra en plongée, où l’on voit beaucoup de visages de mannequins étalés sur le sol, c’est une référence à Citizen Kane. Ce sont des petits plaisirs de cinéphile.

“Je pense que dans vingt, trente ans peut-être, on verra des acteurs faire l’amour à l’écran sans que cela ne choque personne”

Avez-vous eu l’impression d’édulcorer le film par rapport au roman ?

Pas vraiment. Peut-être que les aspects pornographiques du roman ont été diminués, il y avait des partouzes avec des mannequins, des choses plus crues… C’est possible dans un livre, mais c’était pareil avec 99 francs, le film est édulcoré parce que sinon il serait classé X. Vous ne pouvez pas mettre des scènes de sexe explicites, c’est la loi. Personnellement je suis pour qu’on puisse faire des adaptations plus littérales ! Le roman, comme c’est de l’écrit, ça a sans doute un impact un peu moindre.
Il y a plein d’autres exemples du genre. Crash, de David Cronenberg, c’est beaucoup moins trash que le livre de J. G. Ballard. Le cinéma n’a pas le droit de montrer de la pornographie. Mais on est à une étape où ça va évoluer, et je pense que dans vingt, trente ans peut-être, on verra des acteurs faire l’amour à l’écran sans que cela ne choque personne. Ou que cela soit interdit.

Comment avez-vous choisi les passages, les dialogues à garder tels qu’ils étaient dans le roman et les moments à adapter ?

La sélection se fait de manière progressive. La première version du scénario est de Nicolas Charlet et Bruno Lavaine – ce sont les scénaristes de 99 francs –, qui ont créé la structure. Ensuite, je suis repassé derrière avec Thierry Gounaud. On rajoute, on enlève… Je ne peux pas tellement vous dire pourquoi ! Il y a des phrases que je tenais à entendre dans le film, c’est vrai. Par exemple quand Jonathan Lambert dit : “Messieurs, notre but est simple : que trois milliards de femmes aient envie de ressembler à la même.

C’est la phrase qui résume le film, et le monde de la mode, pour vous ?

Je dirais que c’est agréable d’entendre un grand dirigeant dire de manière laconique une chose qu’on nous cache toute l’année, en général. Je voulais aussi qu’il y ait le passage où il évoque la méchante reine de Blanche-Neige, où il dit qu’il veut que les femmes se demandent si elles sont la plus belle. Et que le métier de L’Idéal, c’est de leur répondre que “non, t’es moche, t’es grosse, t’es vieille”. Après, je ne sais pas si c’est par fidélité au livre, c’est plus par plaisir de mettre des petites phrases courtes. Ça clarifie les choses.

Vous avez une volonté particulière de créer des punchlines qui claquent… Est-ce un reliquat de votre passé de publicitaire ?

Je ne sais pas, un roman, c’est aussi très dialogué, très ciselé…  Et j’aime bien ça aussi au cinéma. En fait j’aime bien les films d’écrivain. J’aime Guitry, j’aime Pagnol… J’ai lu un livre sur Vadim récemment, il faisait appel à Roger Vailland par exemple… On faisait travailler les écrivains. Aujourd’hui, c’est un peu moins le cas. Et c’est dommage, on le ressent sur les films. C’est bien d’avoir des phrases qui claquent dans un film. Donc ce n’est pas une référence à la pub, mais plus à un cinéma que j’aime, très écrit.

“Pour toutes les questions de la vie quotidienne, nous avons décidé que Mark Zuckerberg avait raison”

Il y a plusieurs phrases marquantes du film qui ne sont pas du tout développées : j’ai retenu notamment celle qui disait que “tout le monde ne demande qu’à être sélectionné toute sa vie”. Est-ce quelque chose qui s’applique vraiment à tous les domaines ?

Celle-là n’était pas dans Au secours pardon. Le héros dit : “Dans le système capitaliste, la vie est un casting.” Eh oui. Cette invention nommée Facebook fait des petits, Instagram, Twitter, tout ce que vous voudrez, je ne les connais pas tous. Et on sent qu’à chaque fois ça véhicule une idéologie… Le pire c’est Tinder, et d’ailleurs on le pastiche dans le film. Il me semble que cette idéologie-là, du narcissisme séducteur, c’est comme si tout le monde passait un casting en permanence : pour trouver un boulot, pour trouver un mari, une femme… Pour toutes les questions de la vie quotidienne, nous avons décidé que Mark Zuckerberg avait raison. Que la vie privée n’avait plus d’importance et que nous devions tous passer un casting toute la journée, toute l’année.

C’est une vraie nouveauté ? Cette compétition entre individus existait déjà auparavant…

Il y avait déjà de la compétition, mais comme dirait Michel Houellebecq, il y a eu une “extension du domaine de la lutte”. C’est devenu une lutte sexuelle et donc, maintenant, une lutte physique. C’est notre apparence physique qui compte, sur Instagram ou Facebook, ou sur Tinder. On n’est pas jugés sur nos capacités à réciter du Baudelaire ou du Platon ! On est jugés sur notre gueule. Le problème n’est pas nouveau, mais c’est peut-être plus violent quand ce sont des milliers d’inconnus qui vous jugent.

À ce propos, vous avez probablement autant de fans que de détracteurs… Que diriez-vous à ceux qui vous détestent ?

Qu’ils ont raison. Tout le monde a raison. Je voulais être aimé à tout prix jusqu’à l’âge de 40 ans. Puis… vous verrez, ça passe ce truc là. Aujourd’hui, je fais ce que je fais. Les gens aiment ou pas, et ça m’est égal. Je ne travaille pas pour être aimé.

“Il y a sans doute des gens qui peuvent me trouver sexiste, je respecte leur opinion. On peut vite mélanger ‘sexy’ et ‘sexiste’. Tous les mois, quand je sors un numéro de Lui, je me fais traiter de sexiste”

Et quand vous êtes accusé de sexisme ?

Pour moi, la situation est très compliquée. Il y a sans doute des gens qui peuvent me trouver sexiste, je respecte leur opinion. Le problème aujourd’hui, c’est qu’on peut vite mélanger “sexy” et “sexiste”. Du coup, tous les mois quand je sors un numéro de Lui je me fais traiter de sexiste. En général, ces accusations-là viennent de féministes de l’ancienne génération, c’est à dire ni Femen, ni Pussy Riot,  ni pro-sexe, mais plutôt des féministes puritaines.

D’où ça vient d’ailleurs, la place prise par les Femen et les Pussy Riot dans le film ?

Je trouvais ça marrant qu’Octave, qui a quand même un comportement dégueulasse avec les femmes, se fasse casser la figure par ce genre d’activistes – avant de pactiser avec elles. On peut imager qu’une solution au problème du sexisme, ce serait un féminisme qui ne serait pas puritain mais sexuel.

Vous avez choisi Gaspard Proust pour ce film. Vous vouliez un acteur qui vous ressemble davantage physiquement que Jean Dujardin ?

Non, pas du tout, d’ailleurs Jean Dujardin était très bien dans 99 francs. À l’époque j’avais des lunettes, ça aidait. Je pense que c’est davantage un problème d’âge, Octave a dix ans de moins que moi dans Au secours pardon. Et c’est le cas de Gaspard.

Il y a ça, et puis il y a son cynisme sur scène ! Je veux dire, si vous êtes réalisateur et que vous avez besoin de quelqu’un qui dit des horreurs avec charme, un type marrant tout en étant extrêmement nihiliste, vous pensez rapidement à Gaspard Proust.

Pour conclure, est-ce que vous avez déjà des envies pour un prochain long métrage ? 

Comme envie : j’ai envie de paresser, d’être dans mon hamac, de profiter de la vie pendant tout l’été. Mais peut-être que ce serait plus courageux maintenant, après deux films, d’écrire un scénario complètement original.