Il y a 21 ans sortait Fight Club et la presse française… le démolissait

Il y a 21 ans sortait Fight Club et la presse française… le démolissait

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Par Louis Lepron

Publié le

Un film "dégueulasse", "putride" et "anarcho-nauséabond".

Il est toujours délicieux de se plonger dans les écrits parus à l’époque de la sortie de films désormais cultes. Le plaisir de voir que le temps peut remettre à leur place des critiques ciné un peu trop sûrs de leur goût. Il y a 21 ans, le 10 novembre 1999, un jeune réalisateur de 27 ans dévoilait son troisième long-métrage (si l’on met de côté Alien 3, qu’il n’assume pas, n’ayant pas eu le final cut) : Fight Club.
À l’affiche, deux immenses stars des années 1990 : Brad Pitt (Tyler Durden), qui revient auprès de David Fincher quatre ans après son sublime Seven, et Edward Norton (Le Narrateur), qui vient tout juste de connaître une notoriété mondiale grâce à American History X. Alors que Matrix sort la même année, le cinéaste américain entend proposer une version tout aussi dystopique de notre société, adaptant à l’écran le roman sombre de Chuck Palahniuk, publié trois ans plus tôt.
En résulte une fable qui pourfend la société de consommation incarnée par Ikea et Starbucks (Jean Baudrillard, si tu nous lis) ; met en lumière des hommes qui ont si peu confiance en eux qu’ils en viennent à se battre dans la cave glauque d’un bar miteux ; défonce allègrement ces entreprises où de petits patrons règnent dans des open spaces déprimants entre l’imprimante et le café, pour mieux raconter l’émergence d’un mouvement underground, violent et anarchiste.

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“Dégueulasse”, “putride”, “assommant”

Allons donc voir ce qu’en pensait la presse française en 1999. La semaine de sa sortie, Libération titre sobrement : “La culture du navet. Cette semaine : ‘Fight Club'”. Et le quotidien d’introduire le film de David Fincher en ces termes :

“Parmi les qualités gâchées de ce sous Van Damme embouteillé, ne prêtant à aucune polémique contrairement à ce que s’emploie à faire croire le battage promo spéculant sur une pseudo ‘violence insoutenable’ et un non moins fumeux ‘nazisme sous-jacent’, on retient : 1) l’insomnie, 2) Edward Norton.”

Dur. Edward Norton est d’ailleurs décrit comme une “tête à gifles”, dont la carrière s’est apparemment “évanouie là”, tandis que Brad Pritt “n’avait [jamais] atteint cette indignité bariolée de faux jeune zonard chic où le font basculer ses katas de Johnny Vicious périmé, dans les couloirs du pavillon de banlieue servant de QG à sa secte de faf SM d’opérette”.
Pour Libération, sous la plume du journaliste Bayon, Fight Club est de trop pour une seule et grande raison distillée au sein de ses deux derniers paragraphes : des “combats plats“. Et de conclure : “L’assommant Fight Club ne sait tout bonnement pas se battre, ce qui tombe mal pour un marathon de 2 h 15 de bourre-pif supposé.” Comme si le titre du film n’était pas à la hauteur de sa promesse testostéronée.
Vingt et un ans après, les années sont passées, et ce n’est clairement pas la tête boursouflée de Jared Leto qui nous revient lorsqu’on pense à Fight Club. Vingt et un ans après, nous reviennent surtout les notes de “Where is my Mind”, des Pixies.

Les Inrocks dégainent quant à eux la carte publicitaire, visant le début de carrière de David Fincher, qui consistait à faire des clips, de Madonna à Michael Jackson : “Il y en aura encore certains pour trouver ce film inventif et drôle (à condition de supporter un spot publicitaire de 2 h 15 et le cabotinage de Brad Pitt), mais ils n’oseront pas dire que Fight Club est ‘objet gentil’.”
Nous sommes au numéro 450 des Cahiers du cinéma, revue fondée par André Bazin. La sentence d’Emmanuel Burdeau est aussi brutale qu’irrévocable : “Globalement, Fight Club rend nécessaire la création du concept culinaire, esthétique, moral, de ‘film dégueulasse’.”
Télérama étrille tout le monde, du cinéaste aux acteurs :

“Brad Pitt et Edward Norton collent bien à ce que réclament leurs rôles respectifs : cabotinage arrogant et sobriété soucieuse. Qu’importe : pris dans la tourmente des images chocs, ils deviennent anodins. Quant à Fincher, il paraît près de ressortir à chaque coin de plan le tour de passe-passe qui sustentait ‘The Game’, son film précédent : tout cela n’est qu’un jeu. Trop tard, le degré de macération atteint par sa pauvre fable putride et bêtasse ne laisse plus qu’un seul recours : passer sur ce film-tache le savon rose dont il a fait son très douteux fétiche promotionnel. Ça partira très bien.”

Le Figaroscope, n’y voyant que du point Godwin – une référence amenée notamment par le journaliste américain Roger Ebert qui trouvait le long-métrage “fasciste” –, n’hésite pas à apporter de nouveaux adjectifs pour définir l’œuvre : Fight Club n’est pas plus ‘nazi’ que ‘fasciste’, tout bonnement anarcho-nauséabond. Débectant, dangereux, car porté par le talent.”
Le Parisien poursuit, avec cette avalanche de termes qui, à la fin de la phrase, ne disent plus grand-chose du film : “Déroutant, étouffant, oppressant, révulsant, déstabilisant, parfois même écœurant.”
Le critique ciné est perdu, bouleversé après la projection presse, sans repères cinématographiques, ayant à cœur d’utiliser d’innombrables termes pour se raccrocher aux branches d’un film qu’il ne saisit pas.

Fight Club se termine mal. Fight Club se termine bien”

Une partie de la presse française vient pourtant au secours de David Fincher. Le magazine Première en fait partie, écrivant ainsi : Fight Club est un film ouvertement homo. Fight Club n’a rien d’un film homo. Fight Club est un film facho. Fight Club est un film libertaire. Fight Club se termine mal. Fight Club se termine bien. Et, surtout, il débouche sur une impasse.”
Dans Le Nouveau Cinéma, Olivier Bonnard développe cette idée d’impasse : “Le voile de l’ambiguïté est levé : des deux côtés, c’est l’impasse. Et le cinéaste se tient là, au milieu, porte-voix d’une génération pratiquant l’auto-scarification. La caméra virtuose au poing. Et la rage au ventre à l’idée de ne savoir où aller.”
Enfin, Le Point y voit aussi “une œuvre impressionnante et dont on sent qu’elle annonce peut-être une réalité qui, déjà, frappe à nos portes”.
Depuis sa sortie au cinéma et son “flop” au box-office (100 millions de dollars de recettes pour un budget de 63 millions), Fight Club est par la suite devenu l’un des plus grands succès DVD de l’histoire de la Fox et l’une des œuvres les plus appréciées des critiques et du public.
Car le film est aujourd’hui non seulement une représentation pertinente de la décennie 90’s pour les adolescents qui l’ont traversée, mais concentre en lui ce que les chercheurs en sciences humaines Sébastien Dupont, Jocelyn Lachance et Serge Lesourd appellent, dans leur essai Le Film Fight Club, une “puissance métaphorique” :

“L’adolescence n’est-elle pas, pour chacun, une sorte de Fight Club, un lieu anonyme, transitoire, où le sujet se ‘cogne’ aux autres et à lui-même, dans un semi-consentement imposé par la puberté ? À cet endroit, le film nous pose une question : ‘Comment sortir de ce lieu transitoire de combat lorsque la société contemporaine tend à imposer au sujet d’y perdurer ?'”

Car comme disait feu Studio à son propos :

“‘Fight Club’ est un condensé de cinéma, une vraie leçon de mise en scène, où Fincher mixe une multitude de techniques narratives avec une réelle inventivité […]. Dans ‘Fight Club’, il y a à voir, mais aussi à penser.”