Déborah Lukumuena, chronique de son succès fulgurant après Divines

Déborah Lukumuena, chronique de son succès fulgurant après Divines

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Par Mehdi Omaïs

Publié le

César en 2017 de la meilleure actrice dans un second rôle pour Divines, Déborah Lukumuena, 24 ans, partage cette semaine l’affiche des Invisibles avec Audrey Lamy et Corinne Masiero. Retour sur un début de carrière foudroyant.

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(© JC Lother)

11 heures du matin. Un samedi. Tandis que son visage squatte les colonnes Morris sur les affiches des Invisibles de Louis-Julien Petit, là, juste à côté, Déborah Lukumuena savoure des croissants et une boisson chaude dans un café avoisinant la Gare du Nord. Avenante et solaire, elle se délecte, non sans une grande humilité, d’un début de trajectoire artistique vertigineux. “De toutes les façons, mon éducation fait que je ne prendrai jamais la grosse tête”, lâche-t-elle avec la vitalité qui la caractérise.

Née de parents congolais le 4 décembre 1994 à Villeneuve-Saint-Georges, dans le Val de Marne, elle grandit, en 4e position, dans une fratrie de cinq enfants. Elle a deux sœurs – l’aînée est chef de produit et la cadette, encore à la fac – et deux grands frères, ambulancier et déménageur à la ville. “On a de très fortes personnalités et on est entiers. Plus jeunes, on s’amusait autant qu’on se tapait dessus. Ça pouvait être conflictuel et je pouvais en arriver aux mains avec mon frangin, qui mesure 2 mètres et pèse 110 kilos. (rires)

Déborah Lukumuena est, elle aussi, très grande. Comme sa mère, dont les enfants ont a priori hérité du gène. Elle est élevée dans la pétulance, l’énergie, dans cette famille nucléaire et volubile qui survit, fort heureusement, au divorce des parents. L’intéressée n’a alors que 6 ans. “C’est peut-être à ce moment, en partie, qu’est née cette colère qui m’habite jusqu’à aujourd’hui. Elle se dit en effet animée depuis toujours par ce sentiment qui la rend tour à tour enjouée ou volcanique, spontanée ou impulsive “C’est aussi mon moteur !” Déborah veut en tout cas exister, compter, avoir un beau destin.

Elle est également très fière de ses racines congolaises, bien qu’elle ne soit plus retournée en république démocratique du Congo depuis 18 ans. “Normalement Kabila, qui a été monstrueux avec son peuple, sort bientôt en faveur de Martin Fayulu. Je me sens totalement concernée par les élections actuelles car j’ai toujours vécu avec la culture de ce pays. En revanche, je ne pratique pas la sapologie même si j’ai de la tendresse pour cet art. (sourire)” Déborah a même réussi, en écoutant sa mère, à parler le lingala, une langue bantoue pratiquée par des dizaines de millions de personnes.

Par amour des lettres

À l’école, les appréciations sur ses bulletins sont souvent les mêmes : “Bon travail et bon niveau mais Déborah doit apprendre à se canaliser.” Fuyant les mathématiques comme la peste, discipline avec laquelle son professeur l’a jugée irréconciliable, elle apprécie l’histoire, les langues et surtout le français. Elle reste d’ailleurs en contact avec plusieurs enseignants de cette matière. “Je voulais faire ce métier à l’époque, transmettre le goût des mots”, se souvient-elle. Tous les mercredis et samedis, elle les passe à la bibliothèque Jules Verne d’Epinay-sous-Sénart. Elle se passionne pour Lettres d’amour de 0 à 10 de Susie Morgenstern, pour les séries de BD Max et Lili et Les Nombrils… Ce goût de la lecture, dont elle ignore la provenance – personne n’est branché livres dans sa famille –, elle le cultive jusqu’à aujourd’hui, en creusant dans l’œuvre de son compatriote congolais Alain Mabanckou. “Son roman Verre Cassé, c’est juste incroyable !” Et d’insister : “Autant les lettres j’adore, autant les chiffres, je n’y comprends rien. Faut me voir galérer en calcul mental pendant les soldes, ça rend dingue ma mère ! (rires)”

Plus tard, alors qu’elle est en deuxième année de licence de lettres modernes à Paris 4, et qu’elle se passionne pour Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau ou Gargantua de François Rabelais, un déclic intervient. Déborah Lukumuena tombe sur la série Les Tudors et vibre devant le jeu de l’acteur Jonathan Rhys-Meyers, qui incarne avec maestria le tumultueux roi Henry VIII.

“J’étais aussi dingue de Marie-Antoinette de Sofia Coppola, ses macarons et ses Converse sous des robes du 17e siècle. Mais la découverte des Tudors et, surtout, de son acteur principal, a été décisive. Si je suis devenue actrice, c’est grâce à lui. Il est tellement magnétique et charismatique. J’aimerais trop le voir en vrai pour le lui dire.”

Ni une ni deux, elle repère un conservatoire non loin de chez elle mais, juste avant de s’y inscrire, une annonce de casting l’interpelle. “Recherche une fille noire, grande, entre 16 et 22 ans, avec des formes. Pas d’expérience exigée.” Consciente de correspondre à ce second rôle, destiné à Divines, le premier long-métrage de Houda Benyamina, elle postule sans pour autant croire totalement en ses chances. “J’ai envoyé un mail avec ma photo et, écrit en dessous, Déborah Lukumuena, 91, Essonne. Basta !”

Divine providence !

Deux semaines passent. Son téléphone sonne. La directrice du casting lui donne rendez-vous pour une audition filmée. On la fait revenir plusieurs fois. Elle rencontre ensuite Houda Benyamina, qui la “rafale de questions”. Quand elle croise enfin la route d’Oulaya Amamra, celle qui fera main basse sur le rôle principal de l’opus, l’alchimie opère. La cinéaste sait dès lors qu’elle a trouvé son duo mais poursuit les répétitions et les essais pendant neuf mois, afin de tester le mental de ses jeunes actrices inexpérimentées. Banco. Après un parcours du combattant, dont elle a tu chaque étape à sa famille, Déborah obtient le rôle. Le premier jour du reste de sa vie s’ouvre sous les traits de Maïmouna, la meilleure amie de l’héroïne. Le tournage dure deux mois.

“On a senti une étincelle. Je savais intimement qu’on n’en bavait pas autant pour que ça soit un pétard mouillé. Houda avait une vision. Elle ratait et recommençait, beaucoup, pour être au service de la vérité. Le film raconte la responsabilité des actes, la place du tort, partagé ou non. C’est presque un roman d’éduction, celui d’une jeune fille qui, parce que sa dignité a été bafouée, se transforme. J’aime ce questionnement autour de quelqu’un qui n’a plus rien à perdre.”

Jisca Kalvanda et Déborah Lukumuena, dans <em>Divines</em>.

Pour Déborah Lukumuena, comme pour toute l’équipe de Divines, un merveilleux voyage commence quand le film est sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs du Festival de Cannes. “J’étais dans ma chambre quand on me l’a annoncé. J’ai sauté comme une dingue et me suis fait mal au genou. J’avais un soin dans les cheveux, un foulard et, quelques minutes plus tard, je suis allée fêter la bonne nouvelle avec Houda et les autres dans le 10e arrondissement.” De cette folle parenthèse sur la Croisette, la jeune femme retient ce mélange d’intensité et de violence, ces critiques autant dithyrambiques qu’assassines. Et bien sûr, cette fameuse Caméra d’Or remportée par Houda Benyamina, laquelle a donné au film encore plus d’altitude. Il voyage à travers les pays et les publics et, bientôt, arrive la cérémonie des César, pour laquelle Déborah est nommée dans la catégorie du meilleur second rôle féminin. Accompagnée de son frère, elle se réjouit quand Oulaya et Houda remportent respectivement les prix du meilleur espoir féminin et du meilleur premier film. “À ce moment, je me suis dit qu’ils ne nous feront pas toutes gagner.

Garder les pieds sur terre

Et elle se trompe. JoeyStarr et Anna Mouglalis rejoignent la scène pour remettre le précieux. Le rappeur fait languir le public, demandant à deux reprises s’il est prêt pour le verdict. “Je respirais mal, je ne sais pas comment je me suis levée en entendant mon nom, comment j’ai fait pour ne pas tomber en montant les marches, pour ne pas lâcher mon micro, pour sortir le discours de mon sac.” À la maison, sa mère, devant la télé, exulte et l’accueille plus tard en peignoir. “Je suis rentrée en Uber Van, dans une robe Jean-Paul Gaultier, en plein 91. Le contraste était dingue.” Son César, qu’elle a présenté à ses proches comme un être aimé, est désormais bien caché dans sa chambre. Et c’est tout un symbole puisqu’il s’agit de la première actrice noire à remporter ce prix.

Déborah Lukumuena, cérémonie des César 2017. (Photo by Stephane Cardinale – Corbis/Corbis via Getty Images )

Son bonheur a néanmoins quelque peu été entaché, brièvement, par des internautes qui, le soir même de la remise des prix, ont tenté d’exhumer des tweets et des posts du trio de Divines pour desservir les lauréates. Deborah garde en tout cas le menton haut et la “bonne colère” chevillée au corps. “Je ne veux pas qu’on m’enferme dans des cases. Personne n’y parviendra. Par la suite, j’ai refusé des rôles parce qu’ils étaient trop cliché.

Quand d’autres auraient flambé, Déborah a choisi le perfectionnement. Après Divines, elle passe le concours du conservatoire. Elle est reçue et progresse à vitesse grand V, notamment dans sa voix et sa respiration. C’est à ce moment-là que Louis-Julien Petit lui propose le rôle d’une travailleuse sociale, venant en aide à des femmes SDF, dans sa comédie dramatique et sociale Les Invisibles, en salles ce mercredi. La directrice de l’établissement l’autorise à rallier le tournage en adaptant son emploi du temps.

“C’était une autre expérience de cinéma. Dans Divines, il y avait beaucoup de préparation. Et là, aucune ! Pas de répétition, pas de lecture… On a vu le documentaire de Claire Lajeunie, des reportages… On a visité un centre d’accueil à Grenoble… Louis-Julien voulait de la spontanéité. Il y avait une promesse de vérité excitante et effrayante. J’avais en effet peur de ne pas être légitime face à ces femmes [les actrices du film ont connu la vie dans la rue et sont désormais stabilisées, ndlr]… Mais très vite, elles ont été chaleureuses. On a formé un vrai microcosme.”

Naturelle et lumineuse, Déborah séduit dans ce rôle touchant. Mais ne se déconcentre pas pour autant. Oh que non. Il lui reste un an et demi avant de terminer le conservatoire. Et elle a du pain sur la planche puisque, du 10 au 27 janvier, elle sera seule en scène au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis dans la pièce L’Anguille, adaptée du roman de l’auteur comorien Ali Zamir. Un spectacle qu’elle jouera notamment à Paris, au Tarmac, du 29 janvier au 2 février, et dans lequel elle incarne une jeune femme seule en mer. Prochaine étape ? “J’aimerais trop rencontrer Cate Blanchett. Elle, c’est trop la classe. Si je la vois un jour, ma vie peut s’arrêter.” Elle sort son téléphone portable et, en fond d’écran, se matérialise la sublime actrice australienne, un Oscar à la main. “Tu vois comme je l’aime ! Je l’adore dans Blue Jasmine… Et je crois que je vais revoir Carol ce soir.” On lui souhaite le même succès !