Entretien croisé : De l’or pour les chiens, ou l’art de faire œuvre commune

Entretien croisé : De l’or pour les chiens, ou l’art de faire œuvre commune

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Par Manon Marcillat

Publié le

Main dans la main, primo-réalisatrice et actrice débutante signent un long-métrage lumineux.

Après une saison sur les plages de surf du sud-ouest, Esther, 17 ans, quitte les Landes et rejoint la capitale sur les traces du garçon qu’elle a aimé le temps d’un été. Mais c’est finalement au sein d’une communauté religieuse que la jeune fille va se trouver, puis se réaliser.

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Pour son premier long-métrage au sortir de la Fémis, Anna Cazenave Cambet a choisi de revisiter les codes très genrés du coming of age movie en prenant le parfait contre-pied. Ici, pas d’apprentissage par la découverte de sa sexualité mais plutôt une redécouverte de soi par les règles et un cadre qui venait à manquer à l’héroïne.

Pour porter son premier film, la réalisatrice a jeté son dévolu sur une actrice débutante, la solaire Tallulah Cassavetti, et c’est main dans la main que les deux jeunes femmes ont accouché ensemble d’un beau portrait de jeune fille qui sort des cadres. Konbini a pu discuter teen movies cultes, séries et histoires non binaires avec elles. Entretien croisé.

Konbini | Que faisiez-vous avant de vous rencontrer ?

Tallulah Cassavetti | Quand on s’est rencontrées, j’étais en terminale arts appliqués et aujourd’hui, je suis à l’école Duperré en céramique. J’ai vu l’annonce de casting sauvage passer sur Instagram et comme j’avais fait un peu de figuration, je connaissais la directrice de casting. Je trouvais ça très loin de moi et de mon univers mais c’était un peu comme tenter un concours sur Internet finalement. Et ça a marché. Ensuite, il y a beaucoup de mois de “rien”. C’était flou et la période de casting s’est étirée pendant longtemps. 

Anna Cazenave Cambet | J’ai fait une école de photos à Toulouse et je suis montée à Paris. J’ai ensuite passé le concours de la Fémis en réalisation et j’ai réalisé mon film tout de suite en sortant. Mais j’avais des expériences de courts-métrages. Dans le cadre de mes études, j’ai réalisé deux courts : Lemanja – Cœur océan et Gaber Levis qui a commencé sa carrière à Cannes et qui a été propulsé dans les festivals du monde entier. C’était une histoire d’amour entre deux jeunes filles qui a été vue dans des pays très homophobes.

K | C’est votre premier long-métrage à toutes les deux. Quelles dynamiques ça instaure ?

A.C.C. | Ce n’était pas la même chose pour nous deux. Moi je suis passée par la Fémis et j’ai beaucoup d’expérience de courts-métrages. Je n’ai pas vraiment eu ce sentiment de passer du court au long. Sur ce film, c’était une petite production, avec une petite équipe et on devait aller vite. Je me suis entourée d’une équipe très jeune pour qui c’était également le premier long donc il y a eu beaucoup d’énergie. On était comme des gamins lâchés avec les outils pour faire un film. Je n’ai pas eu le temps de paniquer.

(© Rezo Films)

T.C. | Moi ce qui m’a impressionnée, c’est la confiance qu’on m’a accordée dès le début. C’était à la fois impressionnant et encourageant. Je n’ai pas l’impression qu’on ait suivi un schéma précis, on s’est adaptées l’une à l’autre. On a appris à se connaître tout en travaillant et plus on se connaissait, plus ça confirmait qu’on avait envie de travailler ensemble. On avait amorcé un lien très sérieux, il n’y a pas eu de choc brutal. C’était intense mais joyeux. 

K | S’entourer de débutants, c’était une volonté ?

A.C.C | J’avais envie de travailler avec une équipe avec qui j’ai un lien générationnel. En tant que femme réalisatrice, je n’aurais pas été à l’aise d’avoir des hommes de 50 ans à des postes de pouvoir au-dessus de moi. Puis quand on tourne dans ces conditions, on attire des jeunes qui ont envie et ça peut rebuter des professionnels plus anciens. 

Je voulais également travailler avec une comédienne qui n’avait pas tourné car je ne voulais pas qu’elle soit identifiée sur d’autres rôles. Je voulais fabriquer avec elle car on n’a pas le même rapport aux comédiens confirmés. On a donc inventé notre propre façon de travailler qui est beaucoup passée par la parole. Il y a eu une rencontre humaine qui a dépassé le travail et une confiance “à la ville” s’est rapidement instaurée. Malgré son jeune âge, Tallulah a été une vraie alliée du film, elle le porte sur tous les plans. Lui donner ce rôle, c’était en faire ma première alliée.

K | Quelles sont vos références de teen movie respectives ?

A.C.C. | Je pense immédiatement à Gummo d’Harmony Korine et à certains films de Larry Clark. Parmi mes références, il y a aussi La Collectionneuse d’Éric Rohmer, À nos amours de Maurice Pialat, Sans toit ni loi d’Agnès Varda ou Fishtank et American Honey d’Andrea Arnold. Mais je me rends compte que ce sont plutôt des films-portraits de très jeunes femmes que des teen movies. La Nouvelle Vague a beaucoup raconté ça.

“Coming of age”, c’est un terme que je ne connaissais pas mais qui est venu se poser sur le scénario et le film assez naturellement. C’est une notion qui se résume souvent par une actrice qui a une sorte de révélation au travers de sa sexualité et ça m’intéressait de me dire que j’avais fait l’inverse, sans pour autant le théoriser. C’est plutôt ça mon idée du récit initiatique car pour moi, se révéler par l’accès au corps d’un homme, c’était un schéma assez dépassé et masculin. L’adolescence était aussi le sujet de mes courts, c’est un sujet qui me passionne.

“On est en train d’ouvrir une brèche sur des histoires jamais racontées mais ça ne veut pas nécessairement dire que c’est subversif.”

T.C. | Ces films-là, je les ai regardés pour préparer le tournage mais sinon, je regarde beaucoup de teen movies comme Mean Girls ou Ten Things I Hate About You. Depuis quelques années, j’essaie de sortir de ces schémas pour aller vers des modèles plus variés, vers un cinéma queer et féministe. Je redécouvre ce genre par un prisme nouveau donc c’est très enrichissant. J’adore les films sur les adolescents car c’est souvent des films esthétiques et stylés, avec des codes vestimentaires et esthétiques très prononcés. La série Euphoria, c’était une des références du film par exemple.

K | Justement, pourquoi les séries sont-elles aussi en avance lorsqu’il s’agit de proposer des modèles féminins bien plus variés et réalistes ?

A.C.C | C’est vrai que les séries ont ouvert la voie à un autre regard sur la féminité et la sexualité féminine. On est très en retard dans le cinéma. Je me souviens par exemple que Girls m’avait beaucoup nourrie à l’époque, je grandissais en même temps qu’elles et c’était la première fois que je voyais ça. Ces dernières années, grâce à Euphoria ou I May Destroy You, on a eu des images qu’on avait jamais vues auparavant. Par exemple, la scène où Arabella danse et qu’on voit son protège-slip, ce n’est pas grand-chose mais ça fait image et on est en train d’ouvrir une brèche sur des histoires jamais racontées. Mais ça ne veut pas nécessairement dire que c’est subversif, ce n’est d’ailleurs pas quelque chose qui m’intéresse.

(© Rezo Films)

Lorsque j’écrivais le personnage d’Esther, on m’a beaucoup demandé si, parce qu’elle s’offre aux hommes, ça signifie qu’elle est naïve. Je ne trouve pas, c’est même plutôt un super pouvoir selon moi. Mais c’est lorsqu’elle est confrontée à la société que ça devient violent et que ça la met en danger. J’ai voulu nuancer, je n’ai pas écrit un personnage binaire, ni dans sa sexualité, ni dans sa vie. Ma génération, comme celle de Tallulah, ont dépassé ce clivage binaire selon moi. Les choses sont bien plus complexes et ça m’excite beaucoup qu’on commence enfin à les raconter.

K | Tu n’as pas eu la crainte de porter un regard biaisé sur cette période très particulière de l’adolescence, qui a certainement changé depuis ton adolescence à toi ?

A.C.C. | Je ne prétends pas que le film soit documentaire. Selon moi, il ne faut pas s’embarrasser de la question du réalisme au cinéma. Mais comme beaucoup de femmes de ma génération, je suis longtemps restée adolescente. Puis le film porte surtout sur le consentement et ça c’est universel, il n’y a pas d’âge.

Ce que je voulais, c’était écrire un personnage qui accède à elle-même après avoir pensé que c’était par les autres qu’elle allait se trouver. Le personnage d’Esther m’a amenée à discuter avec des hommes et des femmes et au final, je me rends compte qu’il brutalise beaucoup plus les femmes âgées, notamment au travers de la scène de viol sur laquelle beaucoup refusent de poser les mots. Je voulais questionner le consentement et comment le fait d’être perçue d’une certaine manière par la société nous embarque dans des choses qui n’ont rien à voir avec nous, encore plus quand on est une très jeune femme.

K | Que vouliez-vous raconter des adolescentes d’aujourd’hui ?

A.C.C. | À l’écriture, je n’avais pas envie de trancher, je voulais simplement créer un personnage doté d’un amour absolu et donc non genré. Esther, c’est un personnage de grande amoureuse. Ce que je voulais absolument éviter en revanche, c’est le fantasme voyeuriste de ce que les sœurs font entre elles. 

T.C. | C’est un récit intemporel en fait, une histoire un peu anachronique, comme son personnage. Esther pourrait venir de n’importe quelle époque. C’est actuel et universel mais on ne peut pas vraiment le rattacher à une période précise. Les dialogues non plus ne sont pas contextualisés, comme si c’était hors du temps et c’est tant mieux.

K | Tallulah, comment as-tu été impliquée dans l’écriture de son rôle ?

T.C. | L’expérience du corps sexualisé très jeune qui envoie des messages que tu ne contrôles pas, je connais. Mais ça a été un processus de découverte du personnage d’Esther long et lent. Comprendre ce qu’elle fait, où est-ce qu’elle va, ça a été un véritable travail de compréhension pour moi. Au début, il y avait beaucoup de choses que je ne comprenais pas, que j’avais honte ou peur de jouer. C’est quand j’ai compris ce qui la guidait que j’ai pu y apporter quelque chose de moi.

“Ma génération, comme celle de Tallulah, ont dépassé ce clivage binaire.”

C’était une période dans ma vie où j’ai appris beaucoup de choses, en parallèle du tournage mais également grâce à cette première expérience professionnelle. Comme pour Esther, il y a eu des changements pour moi aussi. J’avais beaucoup de responsabilités, ça m’a donc bouleversée et ça a changé beaucoup de choses chez moi. Il y avait une sorte de va-et-vient entre mon personnage et moi. Je sais ce qu’Esther m’a apporté, l’inverse je sais pas.

(© Rezo Films)

A.C.C. | Tallulah s’est immédiatement démarquée au casting et elle m’intéressait beaucoup mais ce n’était pas une évidence pour le personnage d’Esther. Les gens ont beaucoup identifié Esther à Tallulah comme c’est souvent le cas sur des premiers rôles de jeunes femmes. Mais elle a fait un énorme travail pour rejoindre le personnage d’Esther car ce n’est absolument pas elle dans la vie. Elle est parisienne donc cette jeune fille qui ne comprend rien aux codes parisiens par exemple, c’était complètement étranger à elle. C’était un vrai un rôle de composition et c’est elle qui a fini par me dire “Esther ferait plutôt comme ça“. 

“Pour trois réalisatrices mises en avant, combien de récits de guerre ?”

K | Beaucoup de films de primo réalisatrices sont actuellement à l’affiche. Je pense par exemple à Slalom ou Seize Printemps ? Quelque chose a changé selon toi ?

A.C.C | Le financement de ce film a été une véritable tannée et j’ai dû expliquer des sujets qui ne sont pas faciles à défendre. Pour accorder des financements, les gens voulaient absolument que je tranche pour savoir si c’était une histoire d’amour lesbienne par exemple. J’ai donc trouvé cette étape particulièrement difficile et le fait que je sois une jeune femme ne m’a pas aidée. 

Mais c’est certain que c’est moins difficile qu’il y a dix ans, il y a une volonté à faire émerger d’autres histoires et on doit beaucoup à des réalisatrices comme Céline Sciamma ou Rebecca Zlotowski. Ça aide quelques-uns de nos récits à émerger mais c’est aussi parce que ça fait bien dans le catalogue. Le circuit de fabrication des films est construit d’une certaine manière qui invisibilise encore de nombreux récits et personnages. Pour trois réalisatrices mises en avant, combien de récits de guerre ? Selon moi, le but ultime serait d’arriver à des histoires agenrées.