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Critique : Tenet est un grand Nolan

Critique : Tenet est un grand Nolan

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Par Arthur Cios

Publié le

Garantie sans spoilers.

Ce lundi 17 août, il est bientôt 16 heures. Une nuée de journalistes sort de la salle 8 du Pathé La Villette, et descend en silence les escalators. C’est qu’il faut digérer le film qu’on vient de se prendre dans la tronche. En bas, des discussions s’animent. Certains pensent avoir compris, d’autres se rendent compte que… non, enfin pas totalement. Les éclairages et théories commencent déjà à s’échanger.

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Aux toilettes, un homme rumine. Il discute avec un confrère et balance :

“J’ai rien compris. J’ai pas compris, et c’est n’importe quoi. Il t’explique rien ! En plus, c’est même pas drôle. D’habitude, dans ce genre de films, tu peux faire des choses un peu plus légères, mais là non !”

Nolan ne fait rien comme les autres, et c’est tant mieux. Pourquoi ?

Commençons par le commencement. Tenet est avant tout un thriller, un film d’espionnage. On y suit un espion qui n’a pas de nom (John David Washington, ou le “Protagoniste”) chargé de trouver l’origine d’objets qui ne vivent pas le temps dans la même direction que nous. À l’envers, donc. Le futur qui attaque le passé, en somme. Le scénario officiel du film est tapageur tout en ne révélant rien : “Un agent secret est chargé d’empêcher la Troisième Guerre mondiale par l’inversion temporelle.”

Tenet fait partie de ces films hors norme dont le cinéaste a le secret : dans la forme, c’est 250 millions d’euros de budget, cinq années consacrées à l’écriture du scénario, sept pays utilisés comme décors de tournage à travers des séquences filmées en IMAX et en format 70 mm, en usant du moins d’effets numériques possible (on parle de moins de 300 plans comprenant de la VFX, soit la moyenne d’une comédie romantique lambda, alors que le dernier Avengers en comprenait 3 000) afin de privilégier les effets “réels”. Dans le fond, c’est ténu, difficile à assimiler, même après deux projections précédées d’immenses bols de café, et des questions sans réponse viennent s’entrechoquer après les 150 minutes du long-métrage.

Tenet est un film complexe. Il faut aimer les problèmes de math, l’abstraction du temps et de l’espace, se creuser le cerveau à la petite cuillère tout en étant extrêmement attentif à la moindre ligne de dialogue qui pourrait éclaircir un script qu’il vous est impossible de résumer en une phrase. Dans la galaxie cinématographique Christopher Nolan, rien de nouveau : le cinéaste a toujours aimé aborder des thématiques qui retournent le cerveau tout en proposant, sur le côté, un mode d’emploi à la portée de tout le monde.

Un “film somme” duquel transpirent l’ADN et la fascination du cinéaste pour l’indicible, que ce soit à travers la structure narrative inversée de Memento ; l’allongement des journées dû au manque de sommeil dans Insomnia ; les songes profonds d’Inception ou encore les trois dimensions de Dunkerque. Tenet entre dans cet univers tout en repoussant ces mêmes retranchements, où le temps, au cœur du récit, est à nouveau trituré, manipulé, inversé, pour mieux embrasser notre réalité. Jusqu’à ce que le film d’infiltration voie ses cartes être retournées, jusqu’à ce que l’artifice fasse enfin sens.

Ajoutez-y une BO extrêmement juste de Ludwig Göransson amenant un rythme aux pérégrinations de notre espion, une photo sublime réalisée par Hoyte van Hoytema (Interstaller, Dunkerque) malgré une palette graphique froide, un casting parfait de A à Z, et surtout un montage exceptionnel, et voilà, ça y est : vous êtes face à un grand Nolan.

Un concept aussi fort que l’histoire des personnages

Ce qui peut déranger notre bonhomme des toilettes, c’est que le cinéaste est tellement amoureux de son idée de base, de ce Tenet, qu’il décide de le mettre lui et son artifice impressionnant au cœur du récit. Le casting et les intrigues émotionnelles en jeu passent au second plan face à l’immensité de ce qu’essaye de nous montrer Nolan. Là où Inception et Interstellar laissaient une part belle à l’émotion des protagonistes et aux cœurs brisés, Tenet joue tout en retenue.

Alors oui, sur le fond, Nolan tente de voir juste, de raccrocher sa fiction à une réalité prégnante. Pour rappel, tandis qu’il écrivait Interstellar, il s’est entouré de plusieurs chercheurs dont un certain Kip Thorne, qui reçut le prix Nobel de physique en 2017. Tenet profite d’une même surface scientifique : la Nasa a trouvé des particules avec des anomalies, dont l’une des potentielles explications seraient qu’ils proviendraient d’un univers parallèle où le temps se déroule à l’envers.

Mais outre la science, c’est le propos de Nolan qui semble particulièrement actuel et même politique. Ce qui est dans son habitude. Dark Knight est un film sur la société post 11-Septembre, Rises abordait la révolte contre l’establishment au moment où l’Oncle Sam bouillonnait au son de “Occupy Wall Street”, Interstellar évoque l’Anthropocène, Dunkerque nous rappelle la folie spatiale et temporelle de la guerre. Même Inception, comme il l’expliquait chez nos confrères de Première, abordait une certaine modernité technologique :

“Sa structure avec les points de vue éclatés, les glissements d’états de conscience. Le film a été écrit au moment où apparaissent les téléphones portables – les prémices de l’iPhone. Les gens devenaient de plus en plus introvertis, s’immergeaient dans ce que leur proposaient ces nouveaux outils – et cela m’a forcément nourri pour l’écriture d’’Inception’.”

Alors Tenet est-il politique ? Forcément. Un monde au bord de la destruction. La peur du futur, et de l’héritage de notre passé. On y retrouve la modification de notre réalité sous les yeux ébahis de notre protagoniste d’Inception, la parano de Dark Knight, l’obligation de réagir face à l’inévitable d’Interstellar.

À l’heure où la créativité des studios est tournée intégralement vers des films amusants mais au final souvent creux, à l’heure des remakes fades, des suites facultatives, des adaptations en live action, Tenet et son budget de 250 millions de dollars apparaissent comme une exception.

Une exception où l’ambition scénaristique n’est pas un gros mot, une exception où les moyens financiers ne sont pas là pour cacher un long-métrage sans intention, une exception qui est aujourd’hui, alors que les salles peinent à rouvrir et que Disney diffuse son prochain blockbuster sur sa plateforme de streaming, le pari cinématographique le plus risqué de l’année.

Alors Tenet ne sauvera peut-être pas le cinéma, mais il pourrait sauver 2020. Et ce n’est pas rien.