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Après #MeToo, “il faut que le corps de la femme soit regardé avec plus d’indulgence”

Après #MeToo, “il faut que le corps de la femme soit regardé avec plus d’indulgence”

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CANNES, FRANCE – MAY 15: (EDITORS NOTE: Image was altered with digital filters.) Actress Geena Davis attends “The Nice Guys” premiere during the 69th annual Cannes Film Festival at the Palais des Festivals on May 15, 2016 in Cannes, France. (Photo by Ugo Richard/Getty Images)

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Par Mehdi Omaïs

Publié le

“Je ne veux pas que mon garçon grandisse avec l’idée que s’il veut une belle femme, il faut qu’il lui paye une BMW et qu’il ait des sous.”

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(© Ugo Richard/Getty Images)

Biographe, grande reportrice, documentariste et journaliste free-lance ayant longtemps travaillé pour l’émission Faites entrer l’accusé, Agnès Grossmann, 50 ans, a signé chez Hors collection le livre Le monde avant #MeToo. Son but ? Comprendre les mécanismes culturels qui ont fait penser à un Harvey Weinstein qu’abuser sexuellement des actrices faisait partie de ses prérogatives de mâle dominant. Interview.

Konbini | Comment est née l’idée de votre livre ?

Agnès Grossmann | Au départ, c’était une proposition de mon éditrice, Isabelle Lerein. Elle voulait que je commente 100 images qui ne seraient plus possibles depuis le mouvement #MeToo. J’ai réfléchi et me suis dit : “Et si je racontais ma vie ? Devant quelle culture j’ai grandi ?” Finalement, ce qui est intéressant dans l’affaire Weinstein, c’est que ça a duré 20 ans. Pendant deux décennies, Hollywood a laissé ce prédateur faire. Par conséquent, je voulais évoquer et expliquer cette culture et ce système de pensée qui ont autorisé ses abus.

Vous commencez par parler des princesses Disney et de la pression qu’elles exercent dès le plus jeune âge sur les petites filles…

C’est vrai qu’elles sont ravissantes, contrairement aux marâtres ou aux sœurs jalouses, souvent hideuses. On peut très rapidement se sentir vilain petit canard devant les contes de fées. On a toujours l’impression que c’est à la belle qu’il arrive des choses. Je me souviens que c’était mon ressenti devant Blanche-Neige et les Sept Nains.

De ces récits se dégage une injonction à la beauté assez frappante. Il faut être la princesse, la plus belle. Si vous êtes une jolie jeune fille, vêtue de rouge et que vous ne prenez pas la bonne route, vous vous faites manger par le loup – ici symbole de la mort. Si vous êtes sublime, brune, avec la bouche rouge et le teint blanc, vous pouvez déplaire à votre belle-mère et vivre de multiples péripéties…

Il y a en filigrane cette idée de plaire pour susciter le danger et engendrer des événements autour de soi. Vous remarquerez que c’est surtout autour de la femme qu’on fait peser cette idée de danger. C’est d’ailleurs elle qui disparaît constamment dans les intrigues littéraires ou cinématographiques.

Aujourd’hui, avec des personnages comme Vaïana ou Elsa, on a au contraire des princesses qui se réalisent et pour lesquelles le prince charmant n’est plus une fin en soi. Il y a des changements, non ?

Les princesses de Disney ont été majoritairement passives par rapport à ce qui leur arrive. Ce n’est plus le cas. Et c’est vraiment super que ces personnages s’affranchissent des codes narratifs en vigueur et vivent leur destinée. Les Indestructibles 2 est par exemple complètement féministe.

Vous savez, avant, il n’y avait que les contes de fées qu’on pouvait voir ou lire. L’offre était très réduite. On se tapait donc Cendrillon, La Belle au bois dormant, Blanche-Neige ou Peau d’âne des dizaines de fois. Désormais, les contenus de beaucoup de dessins animés disent autre chose aux fillettes que “sois belle si tu veux qu’il t’arrive des trucs et tais-toi”.

Vous consacrez quelques pages au western, un genre où le machisme a longtemps pris ses quartiers…

[Elle coupe.] Depuis un bail, il y a toute une culture qui a assimilé la virilité à la domination et la féminité à la soumission. Et les films seuls ne contribuent pas à pérenniser ce système. À l’époque de John Wayne, le monde était comme ça. Ce n’est pas la faute du western. Les fessées que les personnages y infligent, on les retrouve tout autant dans les publicités.

Disons que le cinéma révèle et valide une certaine culture à une certaine époque. Avant, on matait les femmes. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Tenez, Le Grand Bain de Gilles Lellouche est révolutionnaire dans la mesure où il délivre une image inédite de la virilité. Il montre des hommes à terre, au fond de la piscine, qui vont remonter à la surface tout en restant des hommes.

Le personnage incarné par Mathieu Amalric a fait un burn-out. Sa femme le soutient, l’estime, malgré sa baisse de régime. Avant, un homme un peu perdant était plutôt méprisé par son épouse, qui l’obligeait à se reprendre fissa.

On sent clairement que les scénaristes ont intégré et vont intégrer de plus en plus cette dimension #MeToo…

Les choses sont dans l’air. C’est évident. Il est primordial de remettre en cause la virilité, laquelle est toujours assimilée à la puissance. Quand on travaille sur le féminisme, on se rend compte de ce problème justement. Tout ça est gênant pour les femmes comme pour les hommes, qui subissent une pression énorme.

Quand on est une femme, la société ne nous reproche jamais nos échecs. C’est vrai. C’est une quiétude. De ce côté-là, on est plutôt gâtées. Les hommes, eux, sont plus facilement méprisés dans ce cas. Du coup, ils sont dans la domination, dans la puissance, pour se prouver à eux-mêmes et aux autres qu’ils sont des hommes. Et parfois, ils dominent et abusent des femmes dans cette quête.

Vous n’hésitez pas à dire que certaines femmes ont contribué à rendre cela possible…

La vie nous a prouvé qu’on pense comme l’époque nous demande de penser. Du coup, on dit que l’homme doit être puissant. Résultat : la femme va forcément avoir envie d’un homme puissant, protecteur, qui la prend en charge… Le machisme perdure parce qu’il a de bons côtés.

Après, il y a aussi des femmes qui s’en prennent trop aux hommes, qui leur font porter tous les torts. Les hommes et les femmes font le monde ensemble. Dans le rapport dominant-dominé, il ne faut pas oublier que le dominé a aussi ses responsabilités. Pourquoi accepte-t-il de l’être ? Il a parfois des avantages…

Les James Bond Girls ont-elles également mis trop de pression sur les femmes ? Ont-elles poussé les canons de beauté trop haut ?

Elles y ont en tout cas contribué. Ce sont des filles tout à fait exceptionnelles physiquement. Dans les premiers films, on leur tapait sur les fesses, il y avait un vrai machisme. Heureusement, c’est fini. À l’époque, j’étais une jeune femme lambda, plutôt mignonne, et c’était pesant de voir que les belles avaient le premier rôle. Je ne pense pas être aussi aigrie et jalouse que ça [rires].

C’est juste qu’on a toujours l’impression que le contenant est plus important que le contenu. Encore une fois, chez l’homme c’est le contenu qui prime, et chez la femme, le contenant. Il y a des hommes pas très beaux qui ont présenté le JT de 20 heures. Mais il n’y a aucune femme moche qui l’a fait. Elles sont toutes superbes, elles ont du talent aussi.

Si elles étaient moches et talentueuses, elles ne seraient pas là. La première sélection est physique. Le machisme demeure parce qu’il bénéficie à une caste de femmes que ça arrange, car elles sont moins en concurrence avec les autres. Quand on est une femme de ma génération, a fortiori puissante, on le lui reproche.

Être force de proposition, ça ne m’a pas servi. On est davantage valorisées dans nos comportements d’obéissance. Si on est jolies et obéissantes, on est mille fois mieux vues dans l’entreprise et le monde du travail. Les femmes qui ont du caractère sont perçues comme des personnes à problème.

C’est moins le cas pour les hommes. Un homme autoritaire rassure, une femme autoritaire fait peur. Les hommes sont sanctionnés dans leur fragilité et les femmes dans leur force. Du coup, elles replient leurs ailes. Le défaut chez certaines d’entre nous, c’est d’avoir un peu trop intégré les comportements masculins et de faire parfois des choses qui ne nous intéressent pas.

Je ne suis pas sûre que les femmes soient passionnées par le pouvoir comme le sont les hommes. D’ailleurs, elles ne vont pas vers les mêmes professions. Je me souviens que mes frères avaient l’obligation de faire de bonnes études, pour avoir à la clé un bon salaire, quand moi je pouvais faire ce que je voulais.

Quelle serait, selon vous, la marche à suivre après le scandale Weinstein ?

Dire non ! Changer les curseurs de place, au plus vite ! Il faut que les dominés disent : “Ça suffit !” Que le corps de la femme soit regardé avec plus d’indulgence. À Hollywood, tout le monde semble avoir trouvé ça normal de laisser faire ce producteur. C’est inadmissible que les femmes aient à payer de leur corps pour des gratifications.

Bien sûr, il y aura toujours de la séduction, mais il ne faut pas que le corps féminin soit un enjeu. Il y a des comportements qui sont valables dans une chambre à coucher mais qui ne doivent pas entrer dans toutes les sphères de la société. S’il y a un désir de domination dans une chambre à coucher, soit. Mais pas dans la vie professionnelle.

Il faut qu’un producteur parte de l’idée selon laquelle, une bonne fois pour toutes, il ne couche pas avec ses actrices. Et que les actrices ne couchent pas non plus. Des comportements plus éthiques doivent être mis en place. Le monde du travail n’est pas le lieu de la sexualité.

On remarque aussi que les réseaux sociaux ont permis, dans leur immédiateté, de libérer la parole. Ils ont un rôle primordial, non ?

Oui, clairement. J’ai lu une interview de la défunte anthropologue Françoise Héritier, qui a travaillé sur les rapports hommes-femmes. Elle a dit que ce qui a manqué pendant longtemps, finalement, c’est Internet. Parce qu’aujourd’hui, on sait qu’on n’est pas seule. #MeToo, ça signifie “moi aussi” et donc la fin d’une forme de solitude. Internet relie les gens entre eux, où qu’ils habitent et quelle que soit leur origine.

Qu’avez-vous à dire à celles qui stigmatisent trop rapidement les hommes ?

Les femmes ont un fond de colère envers les hommes à cause de la pression qu’elles subissent. Je trouve qu’il faudrait revaloriser les hommes, souvent dénigrés. Il en existe très peu qui sont mal intentionnés. Il faut au contraire cibler les agresseurs.

Je pense justement qu’un gars comme Weinstein s’est caché dans une époque où les hommes jugent, touchent et matent les femmes. Il avait les névroses d’un moment. Il a été au bout d’un système machiste. Il a dérapé, il est sans doute déséquilibré. Les femmes ont peur tout le temps, ne serait-ce que lorsqu’elles doivent sortir seules la nuit. On vit avec la crainte d’être potentiellement agressées…

Au-delà de #MeToo, que préconisez-vous pour un monde meilleur ?

Les réponses se cachent dans le temps qui passe. La libération de la parole, c’est en tout cas le début de la fin de l’oppression. Il faut accepter que les hommes soient fragiles et puissent déposer les armes… [Elle réfléchit.] Je trouve par exemple que Miss France, ça ne devrait plus exister. Je regardais ça avec mon garçon de 10 ans. En le mettant en position de juger le corps des femmes, ils vont me le rendre macho. Ça participe à ce système que je dénonce. Ça cautionne le machisme.

Les mannequins ne devraient pas être aussi maigres par ailleurs. Les femmes ne devraient pas accepter n’importe quelle publicité, comme de se réveiller au pied du lit avec un beau sac de marque. Ça veut dire quoi ? Que c’est une pute ? Il faut savoir dire non quand une publicité ou un film donne une mauvaise image de l’homme comme de la femme.

Je ne veux pas que mon garçon grandisse avec l’idée que s’il veut une belle femme, il faut qu’il lui paye une BMW et qu’il ait des sous. Les hommes sont beaucoup plus indulgents que les publicitaires, et les femmes beaucoup plus gentilles que les pin-up des pubs.