Contre “le cinéma blanc et masculin”, Adèle Haenel fait fausse route

Contre “le cinéma blanc et masculin”, Adèle Haenel fait fausse route

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Par Ariane Nicolas

Publié le

Dans une interview à Télérama, l’actrice sonne la charge contre “le cinéma blanc et masculin”. Des propos féroces qui nous ont donné envie de lui répondre.

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On aimerait être d’accord avec elle. Gueuler contre le manque de réalisatrices dans le cinéma, contre les stéréotypes féminins véhiculés dans les films et la misogynie du milieu du 7e art, qui permettait à François Truffaut de glisser triomphalement : “Le travail du metteur en scène consiste à faire faire de jolies choses à de jolies femmes”.

Mais non. L’interview d’Adèle Haenel dans Télérama, daté du mercredi 24 février, nous reste quand même en travers de la gorge. “Le cinéma blanc et masculin, j’en ai marre.” Et quoi ? Est-ce à dire qu’il faut instaurer une parité cinématographique, imposer des quotas de réalisatrices, coller des amendes aux producteurs ne proposant pas de premiers rôles intéressants aux femmes ?

Le prisme féministe ne suffit pas

Sans aller jusque-là, l’actrice césarisée en 2014 pour Les Combattants propose de boycotter ce cinéma “blanc et masculin”, dont un des chefs de file est à ses yeux Steven Spielberg. On se frotte les yeux en lisant la phrase qui suit, mais voilà ce qu’elle affirme à propos du Pont des espions, sorti en 2015 :

“Je ne veux pas aller voir Le Pont des espions, de Spielberg, qui est peut-être très beau, mais c’est quoi ces mecs qui mettent des chapeaux et viennent sauver la planète ?”

Alors, par où commencer ? On est naïvement tentés de répondre à cette question oratoire : “L’histoire.”

Mais on a aussi envie de répondre plus vivement. Steven Spielberg, qui s’avère être un homme blanc, fait du cinéma pour divertir. L’histoire est ainsi faite que les destins hors normes et les faits extraordinaires, des éléments qui constituent pour l’industrie du spectacle un plus gros potentiel, ont, majoritairement, à voir avec les hommes.

Non pas que l’histoire se soit faite sans les femmes, évidemment, mais Le Pont des espions n’aurait pas pu mettre en avant des femmes à la place des hommes. Simple vérité historique. C’est regrettable, et il faut que cela change. Néanmoins, comme disent Timon et Pumbaa, “on ne revient jamais en arrière”.

Être féministe, ce n’est pas remplacer un système de domination par un autre. C’est militer pour que l’égalité femme-homme devienne une réalité. Mais nous ne sommes pas en guerre : il y a de la place pour “le cinéma blanc et masculin” et pour un cinéma féministe. L’essentiel, c’est qu’ils puissent cohabiter.

Un peu plus loin dans l’interview, Adèle Haenel cite La Domination masculine, du philosophe Pierre Bourdieu. On imagine que cette lecture l’accompagne au quotidien, que l’actrice voit désormais le monde entier, cinéma compris, à travers le prisme de la notion de patriarcat. Le monde est malheureusement plus complexe que cela. Le seul paradigme féministe n’explique pas toutes les dynamiques historiques.

Un film comme Le Pont des espions met en lumière l’hypocrisie des États-Unis, prompts à défendre la liberté et les droits de l’homme sauf quand ils s’appliquent aux communistes. Un miroir du Guantanamo actuel ? Peut-être. En tout cas, une satire pleine d’humanité et, accessoirement, de scènes franchement drôles. Les femmes y jouent un rôle mineur, mais ce qui est énoncé sur la politique américaine mérite d’être entendu.

Pour la diversité, contre les communautés

Dans son essai Sur le concept d’histoire (thèse VI), l’historien et philosophe Walter Benjamin écrit :

“Faire œuvre d’historien ne signifie pas : savoir comment les choses se sont réellement passées. Cela signifie : s’emparer d’un souvenir tel qu’il surgit à l’instant du danger.”

Comme l’explique Patrice Maniglier, maître de conférences en philosophie et arts du spectacle à l’Université de Nanterre, au micro de France Culture, dans cette émission consacrée à Quentin Tarantino, cela veut dire que “le but de l’histoire, c’est de venger les injustices”. Vision que partage sûrement Adèle Haenel, et que l’on est également tenté de défendre. Mais l’homme blanc n’a pas toujours été le grand et sanguinaire inquisiteur de l’humanité, et les femmes ou les Noirs, leurs victimes. Les choses sont plus ambivalentes.

“On a besoin d’un refuge dans lequel on réfléchit avec des gens qui nous ressemblent”, avance l’actrice. Ce qui guette, avec cette perception de l’art, c’est une société où les femmes font des films sur les femmes, les Noirs des films sur les Noirs et ainsi de suite. Est-ce vraiment cela, la “diversité” ? Chacun dans son coin, dans sa “communauté”, pour reprendre un terme que la jeune femme emploie dans l’interview ?

Adèle Haenel a raison, le cinéma a besoin de davantage de réalisatrices, de modèles féminins forts, de personnages de couleur et de productrices engagées. Mais il a aussi besoin de Steven Spielberg, de l’ogre Gérard Depardieu et de personnages débiles comme Deadpool. D’ailleurs, Adèle Haenel ne s’y trompe pas. À la fin de son entretien, elle fait malgré elle référence à un film de Steven Spielberg, comme un totem surgi de l’enfance :

“Avoir la foi. Comme lorsqu’Indiana Jones doit traverser un pont a priori invisible pour franchir un gouffre immense.”

Aimer Spielberg ne l’a pas empêchée de devenir féministe ! Pourquoi devrait-elle aujourd’hui s’en détourner ?