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Une autre bouillabaisse est possible (et elle se trouve bien loin de Marseille)

Une autre bouillabaisse est possible (et elle se trouve bien loin de Marseille)

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© Dall.e

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Par Robin Panfili

Publié le

On est allés rendre visite au chef William Frachot, doublement étoilé, qui magnifie les poissons de rivière.

Pendant longtemps, le restaurant étoilé du chef William Frachot, à Dijon, faisait “comme tout le monde”, ou presque. Chaque jour, on y servait de magnifiques homards venus de Bretagne, de superbes turbots pêchés à plusieurs centaines de kilomètres, le tout cuisiné à la perfection. Si c’est la cuisine d’exception, la créativité et le génie du chef qui ont d’abord attiré l’attention du Michelin, c’est également la richesse de ces produits qui lui a valu d’obtenir cette fière distinction. Mais un jour, William Frachot s’est assis, a réfléchi et s’est dit que cela n’était plus possible.

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Ce n’était “plus possible” car, quand on y réfléchit bien, où se trouvent la logique et le bon sens dans l’idée de servir à Dijon le meilleur turbot ou le plus magistral des homards bleus pêchés au large des côtes bretonnes, à plusieurs centaines de kilomètres de là ? “Quand j’y repense, je me sens un peu honteux”, avoue William Frachot, installé dans le vestibule de son restaurant doublement étoilé, le Chapeau Rouge, et comme résigné face à cet héritage contraint par les codes gastronomiques de l’époque.

“Je me revois encore me lever au petit matin, appeler les plus belles criées de France pour dégoter les plus beaux poissons. Je me revois exiger des tailles précises et millimétrées, et faire venir un camion qui roule au diesel jusqu’à mon restaurant pour me ramener uniquement deux saint-pierres…”, se lamente-t-il. “J’imaginais les sandres et les brochets, juste à côté de chez moi, dans la Saône, cachés sous les arbres, en train de se moquer de moi : ‘Regarde ce qu’il fait, ce qu’il fait venir de si loin, alors qu’on est juste-là…’.”

© Chapeau Rouge

Si William Frachot a autant de recul sur cette période, c’est qu’il a su redresser la barre et définir son nouveau cap depuis quelques années déjà. Dû à ces errances forcées par une clientèle un peu trop chichiteuse, le chef a mis plusieurs années à se “retrouver” et à redonner un sens à sa cuisine hors du commun. “Quand on a deux étoiles depuis plusieurs années, il y a un moment où l’on ne sait plus vraiment où se trouve le point de départ, où l’on ne sait plus trop ce que l’on veut rechercher. Et c’est ce que j’ai vécu, avant de prendre conscience qu’il fallait agir autrement”, nous confie William Frachot.

Exit, donc, les artifices, les homards et les turbots, “contraires à ma philosophie et à ce que doit être un cuisinier”, et place à une cuisine à l’écoute des producteurs locaux, des pêcheurs, des artisans et de l’écosystème qui l’entoure. “On l’oublie souvent, mais un bon cuisinier, en plus de maîtriser sa technique, la cuisson, le feu, les goûts et les assaisonnements, doit aussi être capable de se mettre en retrait par rapport à la saisonnalité.” Place également à une cuisine bourguignonne moderne et contemporaine, aussi fidèle qu’émancipée de ses traditions culinaires. Une vision qu’il défend corps et âme l’anime désormais chaque jour.

Habité par cette volonté de “faire mieux et faire différemment”, William Frachot décide alors de se tourner de manière radicale vers les richesses et les merveilles locales qui peuplent les rivières environnantes. Brochets, sandres, brèmes ou perches : autant de poissons d’eau douce dont regorge la Saône mais qui souffrent d’une image peu reluisante. Un engagement, mais surtout un défi pour une cuisine et une clientèle étoilée exigeante peu habituée à se frotter à de tels animaux.

Alors, pour introduire ces poissons mal-aimés dans son menu doublement étoilé, le chef a eu une idée : proposer un plat qui parviendrait à réconcilier le public avec ces drôles de spécimens. Une longue réflexion s’en est suivie jusqu’au déclic, un beau jour, alors que son pêcheur attitré – dont il garde secrètement l’identité – vient lui amener le butin de sa pêche du jour. L’esprit de William Frachot s’illumine.

“Comme d’ordinaire, je lui prenais toute sa pêche. C’était une manière de saluer son travail, de le fidéliser et aussi de l’impliquer dans la démarche du restaurant”, dit-il. “Mais souvent, les quantités étaient variables et les poissons n’avaient que trop d’arêtes à offrir, alors j’ai eu l’idée d’une soupe. Le meilleur moyen de passer des poissons délicieux qui nous arrivaient chaque jour mais que l’on avait du mal à travailler en l’état.”

Partie de pêche en rivière. (© Chapeau Rouge)

Ainsi est né le plat “partie de pêche en rivière”, ou “bouillabaisse des rivières”, comme les gourmets et les habitués aiment à la surnommer. Une référence à la célèbre soupe de poisson provençale qui peut surprendre mais qui n’est pas si illogique quand on sait qu’il la sert parfois avec un aïoli à sa façon, avec de la fleur d’anis ou même du safran de Bourgogne. “Ce plat résumait à lui seul toute ma démarche : respecter et honorer les poissons que l’on me faisait l’honneur de me livrer et ancrer ma volonté et mon ambition de recentrer ma cuisine.”

Dans ce plat, présenté à table comme une succession de petits bols et assiettes, on retrouve du sandre, du brochet, de l’écrevisse, de l’omble, une friture d’ablettes et, bien sûr, une soupe de poissons où mijotent des brèmes, des gardons et de la lose. Évidemment, les premiers retours ont été mitigés. Certains clients qui ne venaient pas, ou plus, ont été curieux de ce parti pris en faveur de la cuisine bourguignonne. D’autres, habitués du restaurant, ont été secoués dans leur confort et leurs certitudes. Ils ont dû accepter l’idée qu’ils ne trouveront plus de bar ou de turbot, mais ont fini par se laisser séduire par cette nouvelle page gastronomique.

“Ces poissons ont un pouvoir magique”, assure William Frachot qui tient à nous citer un exemple particulièrement révélateur. “Quand on reçoit les poissons au restaurant, le temps s’arrête. Tout le monde arrête ce qu’il est en train de faire et vient observer ce rituel, même les pâtissiers.”