L’anguille, vieille de 70 millions d’années, va-t-elle disparaître ?

L’anguille, vieille de 70 millions d’années, va-t-elle disparaître ?

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"70 millions d’années d’existence et 40 années de déclin", l’anguille menacée par l’homme.

Longtemps abondante dans le monde entier et même parfois considérée comme nuisible, l’anguille, dont le cycle de vie est encore mal connu, est aujourd’hui menacée de disparition à cause de l’activité humaine, avertissent scientifiques et organisations environnementales.

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Comment a évolué la perception de l’anguille ?

En quelques décennies, “on est passé d’un statut où on pensait que l’anguille était nuisible à un statut où l’on craint pour l’avenir de l’espèce”, explique Eric Feunteun, professeur en écologie marine du Muséum national d’Histoire naturelle français. Dans les années 1960, “l’anguille était dans tous les cours d’eau, les estuaires”, raconte ce spécialiste de l’espèce.

Les civelles (les alevins de l’anguille) avaient peu de valeur commerciale : “Ma grand-mère tenait un café à Nantes, tout près de la Loire, et de temps en temps, ses clients les moins fortunés lui apportaient un seau de civelles pour payer le café. Elle acceptait en râlant”, se souvient-il.

Son apparence serpentiforme lui a longtemps donné une mauvaise réputation en Europe. Parfois accusée à tort de manger les saumons, l’anguille est même classée comme nuisible en France jusqu’en 1984. “On a tiré la sonnette d’alarme dès les années 1980” mais “il faut attendre 2007 pour que l’Union européenne adopte un règlement obligeant les États membres à mettre en place un plan de gestion de l’anguille”.

Alors que le “recrutement” de civelles européennes (arrivées dans les eaux continentales depuis l’océan) est aujourd’hui tombé à moins de 10 % de son niveau des années 1960-1970, l’anguille européenne est la plus menacée des espèces de ce poisson, juste devant ses cousines japonaise et américaine, selon l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN).

Pourquoi sa population décline ?

“On a accusé la pêche professionnelle d’être à l’origine de ce déclin, mais c’est une erreur à la fois scientifique et politique. On sait que les raisons sont multiples et que la pêche n’est pas le facteur principal”, note M. Feunteun. “On sait que la pollution a des effets bien supérieurs à la pêche sur le stock : les pesticides issus des activités humaines, les médicaments, les plastifiants, les métaux, responsables d’une perte de taille” et donc de fertilité des anguilles femelles.

“On a détruit l’habitat de l’anguille, c’est ça qui l’a vraiment tuée”, enrage Andrew Kerr, président de l’organisation Sustainable Eel Group. L’Europe a perdu les trois quarts de ses zones humides en moins d’un siècle, et compte plus d’un million d’obstacles en tout genre (barrages, écluses, gués…), perturbant les migrations et décimant les populations d’anguilles, rappelle-t-il. M. Feunteun évoque aussi “les courants marins [qui] changent avec le réchauffement climatique notamment. Le Gulf Stream va un peu moins vite et plus loin vers le nord, du coup le trajet des larves est plus long et la mortalité augmente”.

Comment sauver l’anguille ?

Divers moyens ont été mis en place, comme des programmes de restauration de l’habitat dans les cours d’eau et de repeuplement, des adaptations des barrages ou des systèmes améliorant la traçabilité de l’anguille, dont la raréfaction alimente un juteux trafic à destination de l’Asie.

“Il y a des efforts mais ils sont parfois mal orientés”, déplore M. Feunteun. En ne visant que la pêche, “on se trompe. Tant que l’animal est pêché, qu’il y a une économie derrière, on s’intéresse à l’espèce. Si plus personne ne la pêche, qui tirera la sonnette d’alarme ?”. “Une approche mondiale est nécessaire pour sauver l’anguille” car toutes les espèces souffrent des mêmes maux, alerte aussi Andrew Kerr.

La reproduction artificielle, une piste ?

Des chercheurs japonais planchent depuis les années 1960 sur la reproduction artificielle de l’anguille, qui a la particularité de ne pas se reproduire en élevage. “Actuellement, près de 100 % des anguilles que nous consommons sont des civelles capturées dans la nature et élevées en aquaculture, nous sommes donc dépendants des ressources naturelles”, explique Ryusuke Sudo, chercheur dans un centre spécialisé de l’Agence japonaise de la pêche.

Mais “le coût est trop élevé, le taux de reproduction est bas, et le temps de croissance des civelles est long”, dit M. Sudo, convenant que la méthode artificielle “n’est pas rentable commercialement” à ce stade.

L’anguille peut-elle disparaître ?

“C’est une famille qui existe depuis 60-70 millions d’années, qui a survécu aux dinosaures, et qui paradoxalement s’est très peu diversifiée”, souligne Eric Feunteun. Il n’existe en effet que 19 espèces et sous-espèces d’anguilles. Si l’anguille a peu évolué, c’est parce qu’elle est très performante : elle naît dans des zones où d’autres poissons ne peuvent pas se développer car leurs larves n’y trouvent pas à manger, note le scientifique.

Mais la survie de l’espèce est “aujourd’hui mise à mal par les pressions humaines : 70 millions d’années d’existence et quarante années de déclin”, résume-t-il. M. Feunteun dit cependant garder espoir, “car c’est une espèce qui a montré au cours des crises climatiques passées qu’elle a su repartir à partir de très peu d’individus”.

Konbini food avec AFP