La file d’attente au restaurant ne sera-t-elle bientôt qu’un lointain souvenir ?

La file d’attente au restaurant ne sera-t-elle bientôt qu’un lointain souvenir ?

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Par Robin Panfili

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On a discuté avec Nico Alary, de Holybelly, de l’application qui pourrait changer la vie des clients… et des restaurateurs.

Dessiner les contours du restaurant de demain n’est pas chose aisée, tant le milieu et les habitudes alimentaires ont évolué en l’espace de seulement quelques années. Aux nouvelles pratiques qui ont chamboulé l’équilibre précaire de la restauration, livraison à domicile en tête, les chefs et acteurs du monde de la gastronomie ont aussi dû s’adapter à un effritement des comportements. Les no-show, ces clients qui n’honorent pas leurs réservations et qui ne prennent pas la peine d’annoncer l’annulation de leur venue, n’ont eu de cesse d’augmenter, abandonnant les restaurateurs à des tables vides et des frigos trop remplis.

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Quelques initiatives ont vu le jour, ces dernières années, afin de freiner ce phénomène, sans grande réussite. Mais aujourd’hui, les chefs et restaurateurs pourraient bien avoir trouvé leur soupape de sécurité avec l’application Skeepit. Lancée par deux entrepreneurs français, elle permet aux restaurants de créer des files d’attente virtuelles et, bientôt, de “sauver” les tables laissées vides par des clients peu consciencieux. Pour discuter de cette petite révolution à venir, on est allé poser quelques questions à Nico Alary, cofondateur de Holybelly avec la cheffe Sarah Mouchot, et actionnaire depuis peu de cette solution technologique que plus personne n’attendait.

Konbini food | Après des mois de pandémie, de fermeture et de galères, comment ça va ?

Nico Alary | Écoute, ça va. Je pense qu’on peut dire que l’on fait partie des chanceux. En ce moment, on a du monde, ça travaille bien, on a une équipe en place et qui est surtout complète, l’ambiance est bonne, on a appris à bosser avec le masque. Il faut savoir dire quand on a la chance et, franchement, là, c’est le cas. Un peu de stabilité, ça fait du bien…

Pendant longtemps, Holybelly a eu la réputation du spot branché, hype, où l’on vient faire la queue le week-end. Si cela a un peu changé aujourd’hui, est-ce que tu pourrais revenir sur cette période ?

Disons que ça n’a pas vraiment changé. On arrive bientôt aux dix ans de Holybelly et les gens sont restés. On n’a pas perdu leur intérêt, mais tout ça, c’est conditionné au fait de continuer à être réguliers, bons, irréprochables dans le service et dans les assiettes. Pour ce qui est de la hype, je ne sais pas trop. Je suis assez mauvais pour quantifier le degré de hype, à vrai dire, mais je dirais que l’on est passé à l’étape d’après. La hype, c’est le truc du début, quand les gens débarquent en nombre, se refilent l’adresse. Là, on a débloqué un niveau qui ne s’achète pas, un niveau auquel tu accèdes quand tu deviens une “institution”.

“La hype, c’est le truc du début, quand les gens débarquent en nombre, se refilent l’adresse. Là, on a débloqué un niveau qui ne s’achète pas”

Comment expliques-tu ce succès et cet engouement ?

Il y a, selon moi, trois explications. Le hasard du calendrier, d’abord. Lorsqu’on a ouvert, en 2013, il y avait beaucoup moins d’offres et beaucoup moins de bruit. Aujourd’hui, ça part dans tous les sens : ça ouvre, ça ferme, ça se rachète, ça fait des collaborations… Avoir une voix et sortir du lot en 2022 est plus difficile, et surtout plus sportif, qu’en 2013. Il y a aussi eu le bouche-à-oreille que l’on a obtenu par notre travail quotidien, notre cuisine, notre service et nos tarifs honnêtes. Et puis la reconnaissance d’être là, et constants, depuis si longtemps.

L’image et le ton de Holybelly vous ont valu quelques critiques à une époque. C’est toujours le cas ?

Autant il y a des gens qui ont pu être critiques à une époque et qui ont aimé nous bâcher, car on parlait en anglais et tout ça, autant ils ont été obligés de reconnaître les efforts, le travail et la longévité. Même si tu ne nous aimes pas et même si ce que l’on propose n’est pas ta tasse de thé, les faits sont les faits. Les données parlent d’elles-mêmes. Les années sont là et parlent pour elles. Et tout ça, c’est non négociable.

“On n’était pas à l’aise avec l’idée de faire attendre les gens dehors”

La file d’attente, ça a longtemps été un sujet chez vous ?

C’est un sujet depuis le début et ça nous a un peu pris de court. Au lancement, on a pas mal documenté l’ouverture du restaurant, donc il y avait un petit peu d’intérêt. Ça nous a évité d’avoir une salle vide les premiers temps. Mais rapidement, les gens sont arrivés et ça a bloqué à l’entrée. Pour nous, jeune business, on s’est vite retrouvés avec des queues à gérer. Pour la petite histoire, c’est moi qui ai géré, pendant longtemps, la file d’attente. J’étais le barista de Holybelly, je fais toutes les boissons, et j’avais un calepin au-dessus de la machine à café. D’une main je faisais les cafés, de l’autre je notais les noms des clients pour leur dire de repasser plus tard. Je l’ai fait longtemps, jusqu’à frôler le burn-out.

Et cela crée aussi de la frustration chez le client.

On n’était pas à l’aise avec l’idée de faire attendre les gens dehors, c’est une chose, mais cela a aussi un autre effet négatif. Cela crée des attentes de dingue chez le client. On avait la prétention d’offrir une offre de petit déjeuner de qualité, un truc bien fait, mais on n’a jamais promis la lune. Or, quand tu as passé deux heures dehors, les attentes sont plus élevées. Et la frustration aussi.

Il est vrai que Holybelly s’est imposé dans le paysage culinaire parisien et n’est plus aujourd’hui vu comme le “petit truc qui monte”.

Oui, c’est cool, mais il ne faut pas oublier que tu obtiens ce statut par la constance et la qualité. On a toujours autant d’intérêt, et surtout toujours autant de monde qu’avant. On ne voit plus la queue visuellement, dans la rue, mais elle est toujours là, virtuellement, sur l’appli.

Tu parles souvent d’une “échelle de bien-être”. C’est quoi ?

Imaginons, tu as une échelle de bien-être qui va de 10 à -10. Tu passes une journée normale, tu es à 4, puis tu arrives devant une file d’attente pour manger, tu tombes à 3. Tu en as marre d’être debout, il fait froid, c’est long, tu descends encore un cran en dessous. Nous, quand on te récupère à la porte, tu es agacé et tu n’es pas dans un état de neutralité. Ce qui veut dire que la cuisine et le service devront non seulement être irréprochables, mais il faudra fournir un effort surhumain pour te ramener à un stade convenable sur cette échelle. Alors que si tu facilites l’expérience du client en lui permettant de se projeter, d’avoir une vision claire de son timing et lui épargner de longues minutes à poireauter, ça change tout. Il fallait juste attendre qu’une solution technologique nous permette de le mettre en place.

“On a bien déjà tenté de me faire glisser des billets dans la main pour obtenir une table plus rapidement, façon maître d’hôtel à l’ancienne”

Holybelly figurant comme un lieu très couru, tu as dû te confronter à des situations cocasses…

Je n’ai pas beaucoup d’anecdotes. Bon, on a bien déjà tenté de me glisser des billets dans la main pour obtenir une table plus rapidement, par exemple, façon maître d’hôtel à l’ancienne. Il y a aussi eu la fois où LeBron James s’est pointé au restaurant. Il a fait un peu la queue, il était cool, mais quand on a capté, on lui a filé une table. C’est qui n’est pas très cool, mais ce n’est pas tous les jours… On n’a pas eu énormément de célébrités à la porte, juste quelques-unes : Sophie Turner qui joue Sansa Stark dans Game of Thrones, ou James Franco qui est venu deux fois, deux jours d’affilée. À chaque fois, c’est marrant, ils n’étaient pas forcément rebutés à l’idée de se mettre dans la file d’attente.

Il a donc fallu trouver un moyen de faire disparaître la file d’attente ?

On restait dans l’idée d’avoir plus de place, on a donc fait des travaux, on a optimisé l’espace, on a viré le flipper, le canapé, la grande table communale. Aussi, on s’est rendu compte que le problème de la file d’attente allait nous pénaliser auprès des clients réguliers, des habitués, des familles… Sur le long terme, on savait qu’on allait perdre au change. On a embauché un barista et je me suis installé sur un tabouret à l’entrée pour m’occuper uniquement du flux de clients. Je ne bougeais pas, j’étais devenu un algorithme à moi tout seul. Les calculs, les délais et les rotations se faisaient automatiquement dans ma tête.

Et lorsque vous avez ouvert le deuxième établissement, même problème ?

Quand on a acheté le second Holybelly, on a eu l’espoir qu’avec un espace plus grand, on éviterait de retomber dans ces travers, mais ça n’a pas vraiment été le cas. Ça n’a pas manqué, chaque week-end la queue était encore plus longue que le précédent. Cette problématique de files d’attente, on l’a depuis le début et, depuis neuf ans, et on n’a jamais été à l’aise avec ça. C’est un truc qui nous a toujours dérangés, même si certains pensaient qu’on la cultivait volontairement pour montrer qu’on attirait du monde, ce qui est faux.

“J’étais dehors avec un calepin, j’étais devenu un algorithme à moi tout seul. Les calculs, les délais et les rotations se faisaient automatiquement dans ma tête”

Pourquoi n’avoir pas opté pour les réservations ?

On ne peut pas. Ce n’est pas le système qu’on a choisi, car il n’est pas viable pour notre échelle. On a choisi de mettre le paquet sur le sourcing de nos produits – que vous retrouvez dans de nombreux autres bistrots parisiens vertueux –, d’investir dans le matériel, de bien payer nos équipes, tout en gardant des prix honnêtes. Chez Holybelly, tu peux manger pour 14 euros si tu le souhaites. Mais pour garantir tout ça et atteindre un équilibre, il faut du volume et de la rotation. Ça veut dire que chez nous, il faut qu’on fasse tourner les tables cinq, six fois, sur un service pour être rentables.

Si demain on propose des réservations, les gens ne le savent pas, mais on devrait augmenter nos prix de 30 %. Il faudrait aussi embaucher une personne pour s’occuper uniquement de ça : gérer les rotations, rappeler les gens… Et ça ajoute des frictions énormes sur le service. Des gens mangent en quarante-cinq minutes, d’autres restent deux heures à table. C’est ingérable pour nous et c’est toujours désagréable pour le client de se faire chasser, juste pour coller à nos créneaux de rotation de tables.

C’est à ce moment que tu as cherché des solutions pour remplacer numériquement la file d’attente.

On a essayé deux fois l’application WalkIn qui permet de dématérialiser la file d’attente, mais on n’a pas été satisfaits. Puis, le Covid-19 est arrivé et on a pris le temps de se pencher sur la question. J’ai été contacté par l’équipe de Skeepit, une application française qui virtualise les files d’attente des lieux, et notamment les restaurants, les plus fréquentés dans les grandes villes. Et ça a fonctionné tout de suite. Le fonctionnement était limpide, adapté à nos besoins et permettait aux clients de se projeter dans leur emploi du temps sans venir attendre devant la porte du restaurant.

Quel est l’avantage d’une application comme Skeepit ?

L’avantage indéniable du système, c’est que cela te permet de profiter des longues minutes que tu aurais passées dans la queue à checker ton téléphone, regarder tes chaussures ou à te cailler dans le froid. Elle t’évite d’accueillir un client déjà agacé, avant même d’avoir franchi ta porte. C’est un moyen de faire basculer la perception d’un restaurant : au lieu de passer pour un restaurateur qui s’en fout, qui n’a aucun état d’âme à te faire attendre dehors, tu montres que tu as su t’adapter, en prenant des risques. Ils ont tenté quelque chose, essayé un système qui respecte le client, ils essaient de faire bouger les choses. Mine de rien, c’est très important…

“L’appli t’évite d’accueillir un client déjà agacé, avant même d’avoir franchi ta porte, c’est un moyen de faire basculer la perception d’un restaurant”

Et ça bouscule le rapport très déséquilibré entre le client et le restaurant.

Absolument. Je prends souvent l’image de la couette. Imagine, tu es dans un lit avec tes clients – oui, je sais c’est bizarre, mais attends la suite – et chacun veut se battre pour avoir la couette. Aujourd’hui, le système de réservation tire complètement la couette du côté du client. C’est un délire quand même : tu peux réserver une table de quatre, laisser le restaurateur prévoir sa marchandise en fonction, et ne pas venir. Lui se retrouvera avec une table libre qu’il ne pourra pas donner à quelqu’un d’autre, pensant que tu vas arriver… C’est un système pensé sur de la confiance pure, dans une société où les gens ont souvent tendance à se moquer de tout. Sauf qu’on n’est pas dans une époque de la confiance aujourd’hui. Il faut traquer, confirmer, rappeler. Je pense que, à l’exception des tables où tu paies au-delà de 100 euros par tête, c’est un modèle qui a fait son temps…

C’est-à-dire ?

C’est un système qui marchait mieux quand les gens étaient plus carrés. Désormais, on vit dans une période d’instantanéité, dans une période où il n’y a pas d’engagement. Tu peux résilier ton contrat de téléphone du jour au lendemain, ou renvoyer immédiatement un jean gratuitement car la taille ne te convient pas. Tout est très fluide, et les gens ont adapté cette fluidité au restaurant. Malheureusement pour le restaurant, il y a des frais réels qui sont engagés quand quelqu’un bloque une table, et les gens ne s’en rendent pas compte. Il y a une pratique qui consiste à réserver deux ou trois tables pour le même soir, afin de pouvoir choisir le restaurant au dernier moment en fonction de l’humeur. Le no-show est devenu un problème majeur et trop répandu.

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Revenons à ta théorie de la couette.

Si la réservation, c’est tirer la couette du côté du client, la file d’attente, c’est la tirer du côté du restaurateur. On fait attendre, on fait patienter, afin d’assurer des taux de remplissage optimaux et garantir une viabilité financière. C’est notre unique moyen, mais c’est trop tirer la couette de notre côté. L’application Skeepit, elle, permet d’équilibrer ce rapport de force. Le restaurateur fait un effort en perdant un petit peu de temps sur les tables, et toi tu peux faire la queue en ligne, depuis chez toi, avant de prendre ta douche ou le temps d’aller te balader dans le quartier. Tout le monde y gagne. En soi, je pense que c’est vraiment le futur. Avant, quand de telles applications n’existaient pas, on pouvait dire : “Désolé, faites la queue, je n’ai pas le choix.” Aujourd’hui, les restaurateurs ont le choix, et s’ils décident de vous faire poireauter dehors, c’est qu’ils n’ont pas pris la peine de penser au confort de leurs clients.

“C’est en complément des systèmes de réservations classiques, comme un airbag de la restauration”

C’est ce qui t’a poussé à mettre un billet dans Skeepit ?

J’ai décidé de le faire car j’y crois à fond. Depuis le début, je m’intéresse aux croisements entre tech et restauration, mais j’ai jamais eu autant envie de faire partie d’une aventure qu’avec Skeepit. L’accès au restaurant avec un grand A, c’est un enjeu majeur, qui nous touche de près chez Holybelly, sans parler des no-show qui déboîtent les collègues. Si je peux faire partie de la solution, ce serait une grande fierté. C’est à peu près comme ça que j’ai pitché les fondateurs, et ils ont dit : “Okay !”

Peu de restaurants parisiens ont choisi d’adopter ces applis pour le moment. Pourquoi ?

Est-ce que c’est culturel ? Je ne pense pas. Je crois que c’est un grand changement qui va s’opérer et qu’il faut être patient. Il faut accepter que cela prenne du temps. Skeepit a seulement un peu plus d’un an, c’est encore tout frais. Ça fait encore peur car les restaurateurs n’aiment pas le changement, et encore moins le risque. Il y a un peu d’inquiétude, mais on est justement là pour les rassurer.

Holybelly est, en quelque sorte, le patient zéro de cette petite révolution ?

Disons qu’on incarne le restaurant test, la vitrine. On a essuyé les plâtres, on est le case study, et on a testé les limites de l’appli. Mais je pense intimement que la croissance de Skeepit est inévitable. Ils ont commencé par travailler sur la virtualisation des files d’attente, mais ils veulent à terme révolutionner la manière dont on va au restaurant. Ils s’apprêtent à sortir une fonction, Eat Now, qui permet aux restaurateurs de remplir leurs tables laissées libres par des gens qui n’ont pas honoré leur réservation, sans prévenir.

Comment cela fonctionne ?

C’est en complément des systèmes de réservations classiques, comme un airbag de la restauration. Si un restaurateur se retrouve malencontreusement avec une table libre, une notification est envoyée aux personnes situées dans les parages : “Hey, une table de tant de personnes est dispo dans tel restaurant !” Tu cliques pour confirmer et tu peux aller t’attabler. Le restaurateur sauve une table et le client est content de pouvoir accéder à un restaurant où les réservations sont toujours blindées, où il ne peut jamais aller car c’est complet, ou simplement car il n’aime pas prévoir un restaurant deux semaines à l’avance. C’est sécurisant et ça t’offre la garantie de sauver ta table à tous les coups.

C’est donc ça, le futur du restaurant ?

Dans les grandes villes et les établissements qui fonctionnent à flux tendu, oui. Il y aura un avant et un après. Je pense que lorsque les premiers restaurants et clients auront compris les bénéfices d’une telle application, le catalogue va s’allonger. Les gens prendront l’habitude… Bref, ce n’est que le début.

Holybelly
5 et 19 rue Lucien Sampaix (10e)