“La cuisine, ça ne peut pas être que brimades, violence et insultes”, on a discuté avec Jacky Ribault

“La cuisine, ça ne peut pas être que brimades, violence et insultes”, on a discuté avec Jacky Ribault

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Par Robin Panfili

Publié le

Une discussion franche et sans tabou avec le chef Jacky Ribault sur l’état de la restauration en 2022.

Ne vous fiez pas à ses grandes épaules, sa voix grave et ses traits de visage qui laisseraient imaginer une certaine forme de rugosité, le chef Jacky Ribault a un grand cœur et une vision empathique de la cuisine. Le chef a aussi l’amour des choses bien faites, au bon moment et, surtout, au bon endroit.

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En quelques années seulement, ce dernier est parvenu à bâtir un véritable petit empire culinaire en s’éloignant, chaque fois un peu plus, de la capitale, au profit de l’Est de la banlieue parisienne, un territoire aux faux airs de no man’s land gastronomique. Alors qu’il vient d’ouvrir Les Mérovingiens, une brasserie à succès et, plus récemment, une boulangerie-boucherie à Noisy-le-Grand, on est allé discuter, sans ambages, de l’état actuel du monde de la restauration.

Konbini | Pour commencer, Jacky Ribault, comment allez-vous ?

Jacky Ribault | Au mois de septembre, le moral était plutôt en berne. Les perspectives étaient plutôt inquiétantes. Après le Covid-19, les gens avaient envie et besoin de sortir. Mais, là, c’était vraiment plus compliqué. Je l’ai remarqué dans mes quatre établissements. Les gens sont moroses, tristes et, globalement, j’ai le sentiment qu’ils écoutent trop BFM TV. Ils pensent à la guerre, à la hausse des prix de l’énergie, aux petites phrases de Macron… En octobre, ça a un peu repris, mais il y a globalement trois semaines de retard sur l’année. Pour une structure comme la nôtre, c’est compliqué.

Partout en France et quel que soit le type d’établissement, on peine à recruter du personnel en salle et en cuisine. Est-ce que c’est également le cas pour vous ?

Le personnel est très dur à trouver. Il est très exigeant et pas forcément formé. Le recrutement est vraiment très compliqué. Beaucoup de gens ont de grandes bouches, sont forts sur le papier, ou se disent comme tel, mais il n’y a plus personne quand on les met au travail. Après, je comprends la situation. J’ai commencé la cuisine en 1984 et ce n’était vraiment pas évident. Il y avait beaucoup de violences et d’abus à l’époque, les salaires étaient maigres. On était là uniquement par passion. Je comprends que les gens ne veulent plus de ça, mais il n’empêche que c’est trop. Il y a plus de laxisme et moins de professionnalisme. Je suis positif par nature, mais ça me rend triste. C’est une situation intenable pour moi qui ai une centaine d’employés.

“La cuisine, ça ne peut pas être que des brimades, de la violence et des insultes. Et pourtant, ça a été le cas pendant des années”

C’est le cas dans vos établissements étoilés, mais également dans votre brasserie ou votre nouvelle boulangerie-boucherie ?

C’est uniforme dans la galère, oui. Pour ma boulangerie-boucherie, c’est simple, j’étais prêt depuis des mois, mais je cherche encore du personnel. Je ne trouve pas. Les gens ne sont pas prêts à travailler le week-end alors que c’est, par nature, nos jours les plus forts. Tout le monde veut faire 42 heures et toucher un salaire que je ne peux absolument pas leur offrir. Je suis évidemment prêt à faire des efforts, mais je ne peux pas fonctionner ainsi.

Comprenez-vous toutefois le changement de paradigme dans la nouvelle génération de cuisiniers qui ne veulent pas subir les abus et les manquements de la profession qu’ont essuyés et enduré leurs aînés pendant des décennies ?

Les jeunes ne veulent plus de ce modèle et je peux le comprendre. Il y a eu trop d’abus. Un tas de grands chefs, aujourd’hui proches de la retraite, font leurs discours sur la parité, les 35 heures, le bien-être… Mais qui ont-ils fait trimer pendant trente ans pour devenir millionnaires ? Combien de cuisiniers ont-ils dégoûté du métier ? Combien ne remettront plus jamais un pied en cuisine à cause de ces abus ? La cuisine, ça ne peut pas être que des brimades, de la violence et des insultes. Pourtant, ça a été le cas pendant des années et tout le monde s’est tu. De nombreux chefs aujourd’hui flippent car ils ont des casseroles. Mais personne ne dira rien, car ils sont intouchables.

Cela ne règle pas le problème du bien-être et du quotidien du personnel en salle et en cuisine.

Oui, mais dans ce cas-là, le gouvernement doit nous aider car le modèle économique des restaurants étoilés ne fonctionne pas avec la nouvelle société qui se met en place. Je suis d’accord que les gens doivent pouvoir vivre, profiter en dehors de leurs horaires de travail, être heureux. Moi-même, pendant les confinements, j’ai redécouvert que j’avais une fille qui avait 16 ans. Je me suis promis de ne plus bosser le samedi soir pour être avec ma femme et ma famille. Je pars le matin à 7 heures et je rentre à 2 heures du matin, je bosse six jours sur sept, alors je suis bien conscient que je suis passé à côté de quelque chose. En revanche, je suis fier d’avoir quatre établissements, de voir mes gars évoluer, s’acheter une maison, avoir une femme et des enfants, construire un avenir avec moi. Ce qui m’intéresse, c’est faire évoluer les gens autour de moi, mais encore faut-il trouver des gens qui veulent travailler dur.

“Je préfère une recette ratée avec de l’émotion qu’un plat parfait où l’on s’emmerde quand on mange.”

Est-ce que vous entrevoyez une solution qui pourrait répondre à ces difficultés de recrutement et cette crise des vocations ?

Il y a plusieurs leviers, mais qui ne fonctionnent pas tous selon l’endroit où l’on est situé, le public que l’on accueille… À Qui Plume la Lune, j’ai déjà tenté de fermer trois jours par semaine pour fidéliser le personnel. Ils faisaient 42 heures sur quatre jours, le personnel était content, mais financièrement, ça ne fonctionne pas. Si vous souhaitez proposer une expérience complète et digne de ce nom, il faut quelqu’un pour carafer le vin, pour vous tirer la chaise… Dans mon cas, on ne peut pas vraiment opter pour un modèle de restaurant à semaines réduites.

C’est-à-dire ?

Dans mon esprit, et c’est peut-être bête de penser comme ça, mais c’est qu’un restaurant doit être gai, convivial et chaleureux. C’est accepter un couple qui souhaite dîner en tête-à-tête et un groupe qui fête les cinquante ans d’un de leurs amis et qui vont traîner un peu. Je ne vais pas leur dire, alors qu’ils recommandent un digestif : “Allez, dans dix minutes, il faut partir”. Cela n’a pas de sens. Tenez, il y a quelques semaines, je suis allé fêter l’anniversaire de ma fille dans un restaurant triplement étoilé. À 23 heures, on nous a mis à la porte. Pas de mignardises avec le café, pas de digestif. On nous a demandé de quitter les lieux et de partir illico, ça m’a gâché la soirée. Ce genre de modèle et de comportement, ça tue la magie des restaurants étoilés.

Comment voyez-vous la gastronomie actuelle et le courant de nouveaux chefs qui fleurit ?

Je pense qu’on n’a jamais eu autant de bons chefs et de bons petits restaurants. On a la chance d’avoir une réelle diversité, et la plupart ne courent pas après les étoiles, même si beaucoup en rêvent sûrement. C’est une chance inouïe. Moi, je rêvais d’obtenir l’étoile. Eux, la plupart, proposent une cuisine franche et spontanée, digne du Michelin, qui mériterait même souvent de gratter des étoiles à la place de certains restaurants étoilés. À L’Ours, à chaque fois que j’embauche un nouveau sous-chef, il amène un souffle nouveau, de la créativité, de la vitesse. C’est incroyable.

“Quand je suis venu ici, dans le 93, on m’a critiqué, on se moquait de moi et on a dit que j’allais me casser la gueule.”

Et dans les aspects négatifs ?

Ce qui m’embête le plus, c’est la technique à outrance. Il n’y a pas d’émotion. Je préfère une recette ratée avec de l’émotion qu’un plat parfait où l’on s’emmerde quand on mange. Et ça, le Michelin doit le comprendre, car ça va très vite. Donner l’étoile à Mory Sacko ne suffira pas.

Après avoir ouvert dans le 11e arrondissement de Paris, vous êtes parti ouvrir L’Ours à Vincennes. Désormais, vous partez encore plus à l’Est en débarquant à Noisy-le-Grand. C’était un choix ?

Ce qui m’intéresse et ce qui m’anime, c’est de venir ici, justement. Quand je suis venu ici, dans le 93, on m’a critiqué, on se moquait de moi et on a dit que j’allais me casser la gueule. On disait que j’allais ouvrir un kebab ou un restaurant à burgers. Résultat : je fais 130 couverts contre 55 couverts prévus initialement aux Mérovingiens. Tout le monde dénigre le 93, mais j’ai jamais été aussi heureux qu’ici. Car, oui, les gens ici aussi ont un palais et envie de bien manger. Je suis très heureux de voir des gens venir manger chez moi, ici, plutôt qu’à Paris.

C’était risqué, de miser sur une ville de banlieue aussi loin de Paris ?

Bien sûr que c’était risqué. Aux Mérovingiens, à Noisy-le-Grand, j’ai investi autant qu’à L’Ours (Vincennes) ou Qui Plume la Lune (Paris). Une folie pure. Bien sûr, cela aurait été plus facile de m’installer dans le 16e ou dans un quartier branché, mais quel est l’intérêt ? Ce qui m’intéressait, c’était d’explorer cet endroit. Je voulais prouver qu’on pouvait faire un restaurant ici, qu’il y avait une demande.

Comment expliquer que, malgré la saturation de tables gastronomiques à Paris, que les chefs hésitent autant à se lancer en banlieue parisienne ?

Je ne sais pas. Tu sais, j’ai fait plein d’appels à des chefs afin de les motiver pour venir se risquer à l’est, ou des coins un peu plus risqués. Dans d’autres coins, dans le 92, ou vers Rueil-Malmaison, Versailles et Puteaux, c’est plus facile car il y a une clientèle. On retrouve d’ailleurs quelques chefs, comme Baptiste Renouard à Ochre. Alors, pourquoi ne veulent-ils pas s’y risquer ? Parce qu’il faut être fou. Je sais que je ne suis pas normal [rires]. Je viens d’une famille très pauvre de sept enfants, mais je ne savais pas qu’on était pauvres. Je l’ai compris en grandissant.

Aujourd’hui, je ne fais pas ça pour l’argent mais pour me faire plaisir et être heureux. C’est un truc que les gens ont oublié. Je ne fais pas de business plan, pas d’étude de marché, je fonctionne au coup de cœur. Je bosse comme un fou et les gens n’ont pas envie de faire ça. Ils préfèrent la facilité. Je me moque qu’on ne se souvienne pas de moi, ce qui m’intéresse, c’est de profiter des vingt, trente années qu’il me reste à vivre. Car si je faisais le même établissement à Paris, je ferais peut-être le double de chiffre d’affaires, mais ce n’est pas ce qui m’anime.