Enquête : il est temps de parler de l’impact de Grindr sur la santé mentale de ses utilisateurs gay

Derrière le masque

Enquête : il est temps de parler de l’impact de Grindr sur la santé mentale de ses utilisateurs gay

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Par Flavio Sillitti

Publié le , modifié le

Marché, néant, addiction, refuge : quel rôle prend l’application de rencontres Grindr pour ses utilisateurs ? Et avec quel impact sur leur santé mentale ?

Engagé·e·s : Enquêtes, pédagogie, témoignages, Konbini se mobilise pour combattre les préjugés qui accompagnent les troubles psy et lutter contre le manque d’accès aux soins, particulièrement auprès des jeunes.

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Il est 18 h 30, grosse journée de boulot, je me cale dans mon canap pour décompresser et le réflexe d’ouvrir mon application Grindr est plus fort que moi, plus fort que tout. J’ai installé l’application jeune, trop jeune peut-être. Elle m’accompagne depuis près de huit ans maintenant, et comble mes moments d’ennui et de solitude.

*son de notification Grindr* Je reçois un message de “DomTop19Now” (à lire “Homme dominant, sexuellement actif, doté d’un pénis de 19 centimètres et en quête de sexe instantané”). Il me demande ce que je recherche, la discussion est plutôt stérile. S’il avait pris la peine de lire mon profil, il saurait que je cherche, comme lui, un partenaire de jeu.

“Tu as des hots ?”, me demande-t-il, façon peu subtile de me proposer d’échanger des nudes. Je m’exécute, et me voilà bloqué. Je paie cher le prix d’absence d’abdominaux et de quelques kilos “en trop”. Le même genre d’échanges se succède, et sacrilège : il est déjà minuit. Une soirée de perdue sur Grindr. Encore une.

Des scénarios comme celui-là, c’est la routine d’une bonne partie d’utilisateurs Grindr qui, après s’être laissés engloutir dans le vortex temporel de l’interface, lessivés par la machine standardisée de l’“homosexuel désirable” et cabossés par la haine anonymisée de l’application, s’endorment bredouilles, faisant inconsciemment défiler les conversations futiles échangées dans leur tête, sans vraiment saisir l’impact qu’elles ont sur eux.

Évaluer l’impact de Grindr sur la santé mentale

En 2018, une étude de la plateforme Time Well Spent révèle que de toutes les applications proposées sur l’App Store, ce serait Grindr, l’application de rencontres homosexuelles masculines, qui aurait les usagers les plus malheureux. Devant même l’addiction générée par Candy Crush ou le voyeurisme pervers induit par Facebook, c’est tout de même Grindr qui se retrouve au haut du triste classement.

La même année, le psychiatre Jack Turban publie dans le média américain Vox une enquête sur l’impact de Grindr sur la santé mentale, pointant les spécificités mêmes de l’interface et de son fonctionnement, majoritairement articulés vers le sexe facile et rapide ainsi que la marchandisation des corps de ses utilisateurs. Cinq ans plus tard, et alors qu’une véritable crise digitale nous a traversés depuis la crise du Covid-19, trop peu de mises à jour de la situation n’ont été proposées, et les hommes gay semblent plus vulnérables que jamais face à l’app.

Dans cette optique, Konbini a tenté de proposer une photographie actuelle de la situation en francophonie, en sondant un échantillon d’hommes homosexuels familiers avec l’application, récoltant leurs témoignages pour les faire converser avec les apports du psychologue et chercheur Alexandre Saint-Jevin, membre fondateur de la toute première école française de cyberpsychologie clinique, spécialisé dans la cyber-psychothérapie inclusive LGBTQIA+, et vice-président de l’association Psygay.

Au cours de son sondage, Konbini a ainsi interrogé 30 hommes francophones divisés entre la Belgique et la France, âgés entre 20 et 44 ans. Dans cet échantillon, 20 d’entre eux sont utilisateurs de l’application Grindr, et 10 sont d’anciens utilisateurs. Au vu de cet échantillon, les résultats qui en découlent n’ont ni la prétention d’être exhaustifs, ni fidèlement représentatifs de la situation précise. Ceux-ci servent simplement à donner une idée générale d’un phénomène que des institutions bien mieux armées pourraient (devraient) étudier en détail.

Les résultats principaux

  • 80 % des utilisateurs actuels estiment que l’application impacte négativement leur santé mentale. Le chiffre s’élève à 90 % pour les anciens utilisateurs.
  • 65 % des utilisateurs actuels reconnaissent avoir développé un sentiment d’addiction à l’application.
  • 80 % des utilisateurs actuels suppriment et réinstallent l’application de façon fréquente.
  • Un utilisateur sur deux a installé l’application pour la première fois à moins de 18 ans.
  • 65 % des utilisateurs actuels regrettent d’avoir installé l’application.

Pour mieux comprendre et interpréter ces résultats, il nous semble pertinent de suivre les quatre natures de l’application qui ressortent des témoignages : Grindr comme un marché, comme une addiction, comme un néant ou, de façon moins diabolisée, comme un refuge.

Grindr, le marché

“Le sexe se consomme comme du Uber”, nous confie l’un des sondés. “Grindr a amplifié des névroses collectives, comme le culte du corps, le culte de la performance sexuelle, l’objectification de l’autre.” Des logiques qui ne s’éloignent que très peu de celles que l’on retrouve dans le système marchant, et qui semblent presque indéniables au vu du fonctionnement de l’application Grindr qui, au-delà de favoriser les rencontres, semble attribuer une valeur marchande à ses utilisateurs.

À la manière de la journaliste Judith Duportail et de son excellent ouvrage-enquête L’Amour sous algorithme, on pourrait se demander ce qui avantage ou désavantage un homme dans l’impitoyable mosaïque de profils qui compose l’interface Grindr. “Il y a soit des discriminations envers les minorités (personnes transgenres, racisées, grosses), soit de la fétichisation de ces mêmes minorités”, partage un des sondés. Un jeu de valorisation et de dévalorisation qui s’inverse d’une conversation à l’autre, avec comme conséquence d’affecter l’ego et l’image de soi : “J’ai eu du mal à me sentir désirable car on m’a souvent dit le contraire”, regrette un des sondés.

Un autre nous apprend que le fonctionnement de Grindr, plus encore qu’ailleurs, impose un modèle esthétique normé : “Le côté ‘vitrine’ avec une grande quantité de mecs torses nus à la salle, je pense que ça peut créer beaucoup de complexes chez certains, notamment chez les plus jeunes. Cela impose un certain diktat du ‘beau corps valable'”.

Finalement, plus qu’une façon de consommer, Grindr induit également une façon de se vendre soi-même. Comme l’indique le psychologue Alexandre Saint-Jevin :

“Le design de l’interface Grindr influence la manière dont on se présente soi-même. La façon de se présenter aux autres utilisateurs est régie par des tags, et on compte une cinquantaine de tags relatifs à sa sexualité, contre seulement une quinzaine de tags relatifs à ses loisirs. On se définit donc à travers notre caractère sexuel avant tout”.

Grindr, l’addiction

Lorsque l’on parle d’addiction, dans le cadre de Grindr, il convient de parler autant de celle que l’on tisse envers l’application, que celle qui est créée envers des besoins sexuels qui n’existaient pas forcément avant l’utilisation de l’app. “Parfois, il m’arrive même d’ouvrir l’application par curiosité et à travers les discussions, de voir naître un désir que je n’avais pas. Je n’arrive pas à identifier clairement ce que je cherche sur Grindr : de la compagnie pour passer le temps ? Une nouvelle intimité à explorer ? Une conversation ? Un futur plan ? Un futur pote ?”

“Lors de soirées passées seul chez moi je ne pouvais m’empêcher d’y passer à plusieurs reprises pour voir mes messages, mes ‘taps’, les mecs autour. Aussi durant ma journée de travail. Parfois même lors de voyages. Souvent à cause d’un sentiment de solitude et de détresse affective”, partage l’un des sondés. Un sentiment de regret et d’impuissance qui s’apparente à de l’addiction, selon le psychologue Alexandre Saint-Jevin :

“Le principe même d’une addiction, c’est se sentir mal de faire quelque chose. Et plus on se sent mal de le faire, plus on est amené à le refaire. Plus on perd de temps sur l’application, plus on se sent mal dans sa peau, plus on est amené à retourner sur l’application pour pallier cette baisse d’estime. C’est un cercle vicieux qui s’observe dans tous les schémas de dépendance et d’addiction.”

“Au-delà de développer une vie sexuelle plus active qu’avant, cette vie sexuelle est plus active que ce que ne veulent réellement les utilisateurs, dans le sens où l’app crée des besoins sexuels qui n’existaient pas”, précise Alexandre Saint-Jevin. En ce sens, on peut dire de Grindr qu’elle conforte le cliché homosexuel ancré dans l’imaginaire collectif homophobe et néolibéral, celui qui imposerait aux hommes gay une vie ponctuée de relations brèves, qui peuvent éventuellement évoluer par la suite. Une logique de “sexe, et plus si affinités”, dans laquelle tous les hommes gay ne se retrouvent pas.

“La misère sur Grindr ce n’est pas de rechercher un plan cul, la misère c’est de n’être capable que de rechercher un plan cul.”

Grindr, le néant

Lorsque l’application est abordée comme un néant, il est question d’absence totale de politesse, de respect, d’empathie et d’altruisme. Un néant d’humanité, aussi, qui se retrouve assez bien à la lecture de la bible d’Arthur Dreyfus Journal sexuel d’un garçon d’aujourd’hui, une brique affolante de plus de 2 300 pages, qui décrit avec une précision aussi chirurgicale que froide ses plans cul Grindr. Il le décrit lui-même comme “le journal minutieux d’une addiction folle, rythmée par l’usage de Grindr”.

Le climat austère aux antipodes des recherches chaudes et sensuelles facilitées par l’application serait en grande partie dû à la possibilité d’anonymisation, qui désinhibe de toute tenue sociale et conversationnelle. “Les fantômes font ce qu’ils veulent. Derrière l’anonymat débarquent les pires méchancetés du monde”, déplore l’un des sondés, au moment de relever les pires aspects de l’application.

C’est aussi la honte qui se manifeste à travers la figure du masque, logo emblématique de l’application : “Le climat est assez glauque. Encore beaucoup de gens cachent leur visage (moi y compris) comme si ce qu’on faisait, comme si le fait d’être sur Grindr était quelque chose de mal, quelque chose dont on devrait avoir honte”.

Quand la honte prend une forme plus pernicieuse encore, il est pertinent de parler d’homophobie internalisée, ou de “l’introjection de l’homophobie de la société à l’intérieur du psychisme et du fonctionnement des hommes homosexuels”. Une notion qui a beaucoup intéressé Alexandre Saint-Jevin dans sa propre enquête sur le sujet, liant directement celle-ci à l’utilisation de Grindr :

“Mon étude a démontré une corrélation entre le temps passé sur Grindr et l’homophobie internalisée : plus on passe de temps sur l’application, plus cette homophobie internalisée est importante. Les caractéristiques principales de cette homophobie internalisée sont : une gêne dans l’intimité, une difficulté à être en contact avec d’autres personnes LGBTQIA+, des pensées négatives sur son homosexualité, une baisse de l’estime de soi et une augmentation des troubles internalisés (angoisses, ruminations, crises de panique).”

Grindr, le refuge

“J’ai appris à faire la part des choses. Grindr ce n’est pas la vie. Du moins, ce n’est pas la mienne”, nous confie l’un des sondés, ramenant de l’espoir dans cette recherche. L’espoir que les utilisateurs puissent eux-mêmes redresser leur propre utilisation de l’application, pour en tirer du positif. Car au-delà des traumatismes occasionnés par les interactions Grindr, des côtés positifs, il y en a énormément aussi.

“Ça reste ludique et peut-être un bon moyen de découvrir sa sexualité, ce que l’on aime ou ce que l’on n’aime pas. J’ai fait de belles rencontres sur Grindr”, nous partage l’un des sondés, tandis qu’un autre confirme qu’“outre le fait de permettre une rencontre sexuelle plus rapide, elle permet aussi de créer des amitiés.”

Un esprit de communauté inédit s’opère donc via l’application au sein des hommes homosexuels si longtemps privés de points de ralliement, à l’exception de lieux de cruising (rencontres), comme les saunas, qui exposent à d’autres risques et vices. “Comparé à d’autres moyens de cruising, Grindr pousse à la présentation de soi, à la verbalisation de ses désirs, et à la nécessité du dialogue pour pouvoir se rencontrer. On passe donc par une forme de sociabilité. Des notions qui pouvaient être contournées dans les endroits de cruising physiques, avec les conséquences que cela comporte”, partage Alexandre Saint-Jevin.

Ainsi, parmi les grands points forts de Grindr, on souligne la possibilité de consolider la communauté gay, de faciliter le coming out pour les hommes qui auraient envie de sauter le pas, et surtout de sensibiliser par rapport aux questions relatives à la sécurité, au VIH et à la PrEP (traitement préventif contre le VIH), notamment via des campagnes directement intégrées à l’application via des pop-ups. Un plan d’attaque efficace qu’il est dommage de ne pas voir appliqué aux questions de santé mentale.

“Les campagnes de sensibilisation de Grindr contre le HIV et pour la PrEP sont efficaces sur Grindr. Mais pour la santé mentale, Grindr ne réserve que trop peu de campagnes, cela se limite plutôt à la sensibilisation aux IST et aux MST et aux dangers liés au catfishing”, confie Alexandre Saint-Jevin.

La nécessité d’une cyber-psychothérapie inclusive

“La question n’est pas de savoir si Grindr est sain ou malsain, mais à partir de quand son utilisation devient pathologique”, précise Alexandre Saint-Jevin. Certains utilisateurs parviennent à trouver leur propre équilibre, comme le démontre ce témoignage : “Maintenant je sais comment utiliser l’application sans que ce soit trop chronophage et trop intrusif, mais j’ai dû me blinder progressivement pour affronter certains propos”.

Mais pour d’autres utilisateurs qui auraient perdu le contrôle de leur usage de Grindr, peu de solutions sont envisageables, et les accompagnements psychologiques ne sont, selon Alexandre Saint-Jevin, pas à la hauteur :

“Rien n’est mis en place pour étudier les effets psychologiques d’une telle application sur ses utilisateurs, et la recherche ne s’y intéresse pas vraiment. Il y a aussi une vraie nécessité d’apprentissage des psychothérapies inclusives, qui s’intéressent à la particularité de la prise en charge des personnes LGBTQIA+”.

Alexandre Saint-Jevin est vice-président de Psygay, association militante LGBTQIA+ de psys en France. L’association vise la publication régulière d’une revue de psychothérapie inclusive, dont le premier numéro devrait paraître prochainement. Une grande première dans le monde de la recherche francophone, alors que la recherche anglophone a déjà son Journal of Homosexuality depuis 1976, par exemple. Pour Alexandre Saint-Jevin, la nécessité d’une cyber-psychothérapie inclusive est un véritable combat, sans lequel les choses n’ont pas trop d’espoir d’avancer :

“La grande majorité des psychologues ne sont pas formé·e·s aux spécificités LGBTQIA+, et la plupart des traitements prodigués basculent dans ce qui s’appelle l’hétérosexisme, qui résulte à voir le monde à travers les carcans propres au modèle hétérosexuel donné comme norme. Sans connaître la nature des pratiques homosexuelles ou la portée réelle d’un coming out, par exemple, les psychologues ne peuvent pas prétendre apporter un traitement pertinent. C’est une problématique de formation.”

Il serait donc indispensable de faire la différence entre les psys “gay friendly” et les psys “formé·e·s aux questions LGBTQIA+” pour espérer voir la situation avancer et témoigner, un jour, de la prise en charge des cas des troubles de santé mentale liés à l’utilisation d’une application de rencontres telle que Grindr.