Où en est-on de la représentation des femmes noires dans les séries ?

Où en est-on de la représentation des femmes noires dans les séries ?

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Par Jennifer Padjemi

Publié le

Harlem et Run the World sont venues allonger la liste des séries sur les femmes noires. Pour le meilleur ou pour le pire ?

À l’heure où nous écrivons ces lignes, la série Insecure est en train de s’achever sur sa cinquième saison. Si les larmes et la mélancolie des fans ne sont pas loin, ils ne peuvent que remercier Issa Rae et Larry Wilmore d’avoir marqué leur époque, changeant à tout jamais la fiction contemporaine. Porté par l’ambition et le travail de longue haleine de la première, ce duo a proposé un show qui, pour la première fois, offre plus qu’une simple visibilité, mais de l’humanité et de la profondeur à des personnages noirs (de femmes notamment) ainsi qu’une identification universelle à des personnages noirs – le tout dans un Los Angeles inédit. Pas de grandes intrigues, ni de drames rocambolesques, juste la vie ordinaire de gens ordinaires faite d’aléas et de questionnements existentiels, sans jamais oublier l’esthétisme et l’importance de la musique. La série dit au revoir à un public qui avait longtemps rêvé d’histoires mettant au centre des femmes noires qui vivent leur vie et leurs ambitions, sans s’excuser d’en avoir.

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Cinq ans plus tard, certains vœux se sont exaucés et on n’aura jamais vu autant de séries avec des femmes noires, en groupe ou seules, qui tentent d’évoluer entre deux âges, carrières et vies amoureuses : She’s Gotta Have It, Twenties, Run the World ou encore Harlem. Impossible de ne pas les voir comme des inspirations d’Insecure et encore plus de Sex and the City : toutes suivent peu ou prou le même schéma avec des intrigues et situations similaires, mais dans des environnements différents. Est-ce qu’on assiste déjà à une overdose ou, au contraire, à un renouveau de la télévision ?

Revenir de loin

Après l’âge d’or des sitcoms dans les années 1990 et notamment des black sitcoms qui mettaient en avant des familles afro-américaines (La Vie de famille, Le Prince de Bel-Air) ou des groupes d’ami·e·s célibataires (Living Single, Girlfriends), pléthore de séries pour ados avec des castings majoritairement ou à 100 % blancs sont venus s’installer pour de bon, définissant la télévision des années 2000. C’est avec ces programmes que beaucoup d’adolescent·e·s se sont construit·e·s., avec quelques exceptions mais seulement dans un cadre très stéréotypé : les personnages non-blancs n’avaient que peu de profondeur et leur destinée était souvent vouée à l’échec. Il aura fallu la création de séries plus dramatiques et familiales, portées par Shonda Rhimes, pour voir les choses doucement changer.

Ce n’est véritablement qu’à partir du milieu des années 2010 que de nouvelles fictions sont venues contrebalancer cette tendance. D’Atlanta à Insecure en passant par Master of None ou Ramy, ces séries créées et incarnées par des acteurs et actrices non-blancs sont arrivées pour raconter des vécus ordinaires, où l’expérience minoritaire traversait le récit sans pour autant être une fatalité. Il s’agissait avant tout de questionner une transition, une quête à la fois personnelle et identitaire, et notamment générationnelle, mais sans jamais mettre de côté les maux de la société américaine gangrenée par le racisme. Des chroniques parfois révolutionnaires par leur propos, mais aussi par leur banalité ; celle de mettre en avant des personnes qui n’avaient jamais eu le droit à cette place centrale.

Où sont les femmes noires ?

Et les femmes noires, dans tout ça ? Dans ce type de format épisodique court, hormis Insecure, Chewing-Gum et I May Destroy You, peu nombreuses sont les séries plus récentes à leur avoir donné une place pour explorer leurs contradictions, leurs erreurs ou leur développement personnel.

C’est dans cette atmosphère que sont nées en 2021 Run the World et Harlem, les séries se déroulant dans le quartier historiquement noir de New York. Toutes les deux rappellent l’âge d’or de Sex and the City, où se dessinent un peu de Carrie, de Samantha, de Charlotte et de Miranda, tout en mettant en avant des sujets de société où le racisme est autant évoqué que la sexualité, autour de cocktails mimosas.

Là où Run the World suit une ligne classique avec des femmes hétérosexuelles et des situations peu originales, Harlem a le mérite de proposer des intrigues plus novatrices. Camille, par exemple, qui enseigne dans une université, est confrontée à l’arrivée d’une nouvelle supérieure noire, la Dr Elise Pruitt (jouée par la grandiose Whoopi Goldberg). Très vite, l’étudiante pense que leur identité raciale et de genre va forcément les lier d’amitié, mais cette familiarité forcée ne plaît pas à sa professeure.

Cette dernière est peu encline à faire des efforts avec Camille, qu’elle considère être le reflet d’une génération trop connectée et pas suffisamment dans le réel. Cette confrontation de générations et de parcours apporte une autre dimension, en plus de la question de la gentrification (de plus en plus abordée dans les fictions récentes) et de l’intrigue autour des fibromes que vit le seul personnage queer de la série, Tye. Celle-ci se retrouve à l’hôpital en raison de douleurs abdominales avant d’apprendre qu’elle doit procéder à une hystérectomie pour éviter de mettre sa santé en danger. Ce genre de sujets, rarement abordés sur les écrans, enrichit le débat médiatique.

En dehors de ces épiphanies, les deux séries restent classiques dans la réalisation et la production, et ne se privent pas de renforcer des tropes qu’on connaît bien. La femme noire à la peau claire ou métisse est l’orbite du programme et la plus valorisée, la femme noire, grosse et à la peau foncée a du mal à joindre financièrement les deux bouts et amuse la galerie, la bourgeoise qui ne rêve que de se marier et celle qui enchaîne les partenaires pour ne pas s’attacher émotionnellement.

En plus de ces clichés qui n’ont pas de relief, il s’agit davantage de voir évoluer les protagonistes dans leur vie quotidienne, leurs relations amoureuses, amicales et professionnelles, ce qui est nécessaire, tant cela a souvent été invisibilisé… Mais ne l’a-t-on pas déjà vu ? Que restera-t-il après le visionnage de ces séries ? Qu’apportent-elles de plus que celles qui existent déjà sous ce format ?

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Certes, il faut pouvoir laisser ces programmes maturer lors d’une deuxième et peut-être d’une troisième saison, comme ce fut le cas pour la série de Spike Lee, She’s Gotta Have It, annulée trop tôt après deux petites saisons. Il faut aussi leur laisser la place d’exister malgré leurs similitudes. C’est le cas pour bon nombre de programmes mettant au centre des protagonistes blancs, versions réchauffées de Friends ou de Gossip Girl, et cela ne dérange personne, au contraire. Mais ces shows pourraient viser plus loin, avec plus d’audace et de renouveau. Ces histoires méritent d’exister sans qu’on les réduise à une “version low cost d’Insecure“. Les studios de production en sont friands car cela fonctionne, ils veulent remplir leur case “diversité”, mais quid du champ des possibles ?

Qu’en est-il des femmes noires âgées, mères, aux parcours médiocres, exceptionnels ou banals, dans des milieux loin de l’artistique, exerçant des métiers dont on ne parle jamais, qui habitent à la campagne, en montagne, sont en couple ou non, dans le genre de la fantasy, de l’horreur, de la science-fiction, du drame… ? Visionner la saison 2 de Love Life prouve qu’il est encore possible de créer des fictions qui parlent d’amour et d’amitié, de questions raciales et existentielles, avec une exigence d’écriture et de nouvelles perspectives.

Vu de la France, où la question n’est même pas encore au choix mais plutôt à l’invisibilisation, cela peut faire sourire. Quand la simple présence d’une femme noire non caricaturée apparaît comme une révolution ici, cela paraît grandiose de voir tous ces programmes cités plus haut exister et proliférer. Mais après deux décennies à évoquer les questions de représentations et d’inclusivité à l’écran, il serait peut-être temps de passer à la vitesse supérieure et de laisser les créateurs et créatrices faire ce que la télévision permet plus que n’importe quel autre médium : être un lieu d’expérimentations qui autorise l’inventivité et libère la créativité.